Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?
Préface
Nous vivons depuis début 2020 une situation inédite, liée à la pandémie mondiale, qui bouleverse nos repères. Cette crise est avant tout un défi humain et l’ensemble des équipes du groupe Orange a su faire preuve d’une mobilisation et d’une capacité d’adaptation exceptionnelles pour maintenir le service à nos clients tout en protégeant les salariés. C’est une grande fierté pour nous.
Le télétravail à grande échelle a été possible sur une longue période, même pour des métiers que nous pensions inéligibles, tout en assurant le support nécessaire à nos équipes au contact de nos clients. Nous étions préparés à cette situation puisque le travail à distance est une réalité déjà ancrée chez Orange. Un premier accord a été mis en œuvre dès 2009 et 39 % des effectifs d’Orange en France le pratiquaient de manière régulière ou occasionnelle en 2019.
Toutefois, cette situation de « contrainte » liée à la crise a permis une expérience collective nouvelle par son ampleur et sa nature. Elle a eu un effet d’accélération fort dans l’adoption de nouveaux modes de travail : nouveaux outils digitaux et nouveaux modes d’animation d’équipes (nos managers et salariés ont fait preuve d’une grande capacité d’innovation pour maintenir les liens, les dynamiques d’équipes, prendre soin les uns des autres mais aussi garantir le maintien des activités et la production des projets). Nous sommes plus forts d’une expérience collective sur laquelle capitaliser.
Pour anticiper les nouveaux équilibres et la place de la distance dans les pratiques de travail de demain, en intégrant ces enseignements, et nous projeter dans un futur où nous aurons retrouvé notre capacité et liberté de choix, le Comex d’Orange a initié dès juillet 2020 une démarche innovante de Think Tank interne. Cette démarche a mobilisé plus de 70 salariés de toutes géographies, cultures, métiers et générations du groupe et a été menée 100 % à distance, abolissant ainsi toute frontière dans la réflexion. De même, une réflexion sur ces thèmes a été ouverte avec nos partenaires sociaux. Nous avons également trouvé beaucoup d’inspiration dans les échanges et les travaux menés avec la Chaire « Futurs de l’industrie et du travail » sur le thème du design du télétravail.
Ces réflexions nous ont conduits à la conviction que, chez Orange demain, le travail à distance resterait l’un de nos modes de travail habituels, nativement intégré à nos pratiques collectives, à nos modèles de management et, selon des équilibres différents, ouverts à un plus grand nombre de métiers. Le « bureau » Orange de demain sera avant tout un lieu de lien, de travail en collectif et de services : des lieux et espaces de travail ouverts à tous les salariés, conçus pour soutenir les coopérations et nourrir le sentiment d’appartenance à l’entreprise.
Il y aura un avant/après dans le rapport au lieu de travail : un monde en 100 % présentiel au sein des locaux de l’entreprise semble révolu, de même qu’un monde avec une seule organisation du travail valable pour toutes les équipes. Demain, l’entreprise aura besoin de nouvelles souplesses que les salariés demandent également. Nous allons vers des modèles d’équilibre présentiel/distanciel différents, selon les métiers, mais aussi très certainement selon les moments de vie des salariés, ou les moments de parcours professionnels (par exemple, plus de présence au moment du démarrage sur un poste ou au moment de la transmission avant départ en retraite, …). Ces nouveaux équilibres apporteront également des opportunités pour répondre à nos enjeux en matière de diversité, et mieux prendre en compte les situations de handicap par exemple.
Parmi les défis qui sont devant nous, le maintien du collectif de travail, du lien social, et la prise en compte de l’expérience de travail pour chacun ainsi que des nouveaux risques psychosociaux liés à cette évolution, sont certainement ceux qui nous demanderont le plus d’investissement. L’accompagnement des salariés et des managers est essentiel : les aider à définir les nouveaux rituels d’équipe, les nouveaux équilibres, les soutenir dans leurs actions pour dessiner l’expérience de travail au sein de leur équipe et du collectif de l’entreprise.
L’ouvrage que vous tenez entre les mains est, en ce sens, un outil remarquable pour poser les bases, dans chaque entreprise, de la réflexion à conduire, car il aborde en un seul volume tous les sujets à prendre en compte et fournit des points de repère utiles à chaque organisation pour définir le chemin qu’elle veut parcourir pour dessiner les contours du futur du travail.
Gervais Pellissier, Orange Directeur Général Délégué, People & Transformation, Président d’OBS
Avertissement
Pour cette étude, les auteures se sont fondées en grande partie sur les travaux et les auditions du groupe de réflexion « Travail à distance », organisé par la Chaire Futurs de l’industrie et du travail de Mines Paris PSL, à la demande de certains de ses mécènes. Ces travaux ont été complétés par une recherche documentaire extensive.
Toutefois, l’étude qui en résulte, ainsi que les erreurs qui pourraient subsister, sont le seul fait des auteures. L’étude n’emporte aucune caution ni adhésion de la part des mécènes de la Chaire, ni d’aucune des organisations citées.
L’ensemble des personnes impliquées dans les travaux préparatoires sont citées dans les remerciements.
Résumé
L’année 2020 aura représenté un laboratoire inédit de la pratique du télétravail à grande échelle, bien qu’exercée dans des modalités subies et dégradées. Cette expérimentation massive aura eu le mérite de dissiper pas mal de préjugés, mais aussi quelques illusions. À l’heure où les entreprises se préparent au retour à un travail dans le contexte d’une « nouvelle normalité »1, quelles leçons et points de vigilance peut-on en tirer ? Et que nous disent 2020-2021 sur le futur du travail ?
Loin des villages de digital nomads sur fond de lagons bleus et de piscines à débordement, cette étude empirique s’intéresse principalement au télétravail « ici et maintenant », c’est-à-dire à la démocratisation (certes partielle) et aux conditions de pérennisation possible d’une modalité de travail qui fut longtemps désirée par beaucoup et qui s’est brutalement ouverte à des personnes et à des emplois auxquels elle était précédemment refusée. Partant de cette situation, la Note fournit aussi quelques pistes sur des évolutions plus radicales à partir de quelques exemples d’entreprises avant-gardistes, essentiellement issues du secteur numérique.
Historiquement, le télétravail suscite en France de la méfiance tant auprès des managers que parmi les organisations syndicales. Il est surtout l’apanage des cadres supérieurs (télétravail élitiste) et de certains secteurs d’activité « tertiarisés » (banque-assurances, informatique, professions scientifiques ou intellectuelles), ou alors il est concédé avec parcimonie comme « un bénéfice social » (une faveur), ce qui ne contribue guère à lui donner une bonne image. De fait, en 2019, la France présente encore une grande inégalité d’accès au télétravail et témoigne d’un certain retard dans l’adoption de cette modalité comparativement à plusieurs pays de l’OCDE (pays scandinaves, Pays-Bas, USA, Royaume-Uni), même si les comparaisons ne sont pas toujours aisées du fait de nombreux biais statistiques. Toutefois, ce télétravail encore timide y est en progression constante depuis le début des années 2000 pour répondre à une demande persistante des salariés qui manifestent un fort engouement à son égard, particulièrement les jeunes, les femmes, les Franciliens et les salariés des grandes entreprises. La crise pandémique va soudain « forcer » au télétravail des catégories de la population qui n’y avaient jamais eu accès (44 % des télétravailleurs du 1er confinement ont été des primo-accédants à cette forme de travail) et contribuer ainsi à modifier substantiellement les représentations qu’en ont les acteurs. Ce télétravail reste cependant inégalitaire : selon l’INSEE, 58 % des cadres et professions intermédiaires ont télétravaillé pendant le premier confinement contre 20 % des employés et 2 % des ouvriers.
Au premier trimestre 2021, les deux tiers des dirigeants plébiscitent désormais le télétravail, quoiqu’avec des nuances marquées entre patrons de grandes entreprises (et employeurs de la Tech) et ceux des PME, ainsi qu’entre la région parisienne et le reste du territoire. Environ la moitié des DRH leur emboîte le pas en vue de pérenniser le télétravail mais, chez ces derniers, l’enthousiasme semble un peu retombé entre la fin du 1er confinement et le début 2021. Du côté des salariés, la satisfaction a baissé, mais reste élevée (environ 75 %), avec toutefois des différences notables selon les âges, les catégories socioprofessionnelles et la localisation. La durée du contexte pandémique, les restrictions sur de nombreuses distractions, l’isolement social ainsi que les incessants changements de consignes, expliquent, sans doute plus encore que le seul télétravail, la lassitude qu’expriment certains, et particulièrement les jeunes en début de carrière, souvent mal logés dans les métropoles et avides de relations sociales. Quant aux managers, catégorie initialement rétive au télétravail, ils se sont sentis peu soutenus par leur hiérarchie dans l’épreuve, et 25 % d’entre eux sont peu enclins à le pérenniser, tout en lui reconnaissant certains bénéfices.
Dans la Silicon Valley, les GAFA et consorts ont pris le pari audacieux mais in fine judicieux d’un télétravail à 100 % qui durerait 18 mois, « quand les États et leurs citoyens étaient partis, comme pour la Drôle de guerre en 1939, pour quelques semaines d’hostilité facilement gagnées… »2. En définitive, tant l’OIT qu’Eurofound et l’OCDE annoncent qu’à la fin de la période pandémique, les taux de télétravail progresseront par rapport à la situation ex-ante dans une forme mixte combinant présentiel et distanciel (ou travail hybride). Un consensus entre dirigeants, DRH, salariés et même chercheurs semble s’établir sur une formule qui se stabiliserait autour de 2 à 3 jours par semaine, le curseur précis devant être fixé par chaque entreprise en fonction de son secteur d’activités, de sa stratégie, de sa culture et de ses contraintes, mais aussi des aspirations des salariés. Autour de cette nouvelle « norme sociale » en construction devraient se maintenir des « niches écologiques » avec des fonctionnements plus traditionnels et des entreprises avant-gardistes allant jusqu’au « full remote »3 (comme GitLab ou DOIST).
Du point de vue des employeurs comme des salariés, les bénéfices attendus du télétravail restent sensiblement les mêmes qu’avant 2020 : d’un côté, plus grande flexibilité, moindre coût immobilier, attractivité de la marque employeur, de l’autre, meilleur équilibre des temps, moins de stress et de transport, plus grande autonomie. Toutefois, l’expérimentation du télétravail à large échelle semble avoir révélé de nouvelles opportunités aux employeurs (augmentation de la productivité, digitalisation accélérée, possibilité de recourir à une main-d’œuvre plus qualifiée ou moins chère, réduction de l’empreinte carbone), tandis que, de leur côté, les salariés ont pu prendre la mesure de certains effets pervers qui restaient peu perçus tant que le télétravail leur était en tout ou partie refusé (espace de travail inexistant ou inadapté à domicile, isolement, surtravail, déstructuration des temps sociaux, montée des RPS, télésurveillance, surcoûts du travail à domicile). Au demeurant, tant les aspects négatifs que positifs ont été exacerbés par un télétravail de confinement, souvent à 100 %, et en contexte anxiogène et contraint. Il faut donc rester prudent, dans un sens comme dans l’autre, sur les enseignements à tirer d’un télétravail subi, très différent de ce que pourrait être un télétravail choisi, dont le déploiement serait maîtrisé. De nombreux sujets liés au télétravail restent d’ailleurs débattus, que l’expérience de 2020 aura nourris mais n’aura pas permis de trancher : quel impact réel du télétravail sur la productivité (l’effet semble positif mais pourrait provenir du surtravail des salariés) ? Quels effets sur l’innovation et la créativité des équipes (les résultats sont mitigés) ? Quel impact durable sur l’environnement (les effets sont plutôt encourageants en dépit de possibles effets rebonds) ? Quelles conséquences sur la politique salariale des entreprises et le marché de l’emploi (une pression à la baisse sur les salaires n’est pas exclue à long terme) ? Quel impact sur le lien social et les inégalités ? Les arguments contradic- toires avancés dans ces débats sont exposés dans cette Note.
À l’heure où des négociations sur de nouveaux accords de télétravail sont à l’œuvre dans de nombreuses organisations, il importe de mettre l’accent sur les conditions de déploiement d’un télétravail qui serait profitable à tous – conditions aujourd’hui mieux cernées puisque justement elles ne furent pas réunies dans l’expérience vécue en 2020-2021. Ces conditions sont à la fois organisationnelles (négociation avec les partenaires sociaux, télétravail inscrit dans un projet d’entreprise, double volontariat, confiance), matérielles (équipement mobilier et informatique, bonne connexion internet, conseils ergonomiques), managériales (clarté de l’organisation du travail, management par les résultats, management de soutien professionnel), et personnelles au salarié (compétences, autonomie au poste, situation familiale, type de logement, etc.). L’étude investigue successivement : les conditions d’éligibilité au télétravail qui devraient à l’avenir se concevoir non plus à partir des professions mais à partir des tâches, de manière à assurer une meilleure équité dans l’accès au télétravail, dans le cadre d’un dialogue professionnel de qualité ; la « multiplicité des lieux légitimes de travail »4 et les avantages et inconvénients respectifs du domicile, du bureau réinventé (« flex », « dynamique » ou encore « distribué ») et des tiers-lieux ; les temps de travail et les effets induits par le caractère synchrone ou asynchrone de l’activité, ainsi que le décalage existant entre la sophistication croissante des outils numériques et les freins culturels et organisationnels qui subsistent dans l’appropriation de nouveaux usages. In fine, cette analyse fournit des pistes de réponse à des questions que se posent de nombreuses entreprises : pour quelles activités faire revenir les personnes au bureau ? Comment retrouver à distance la sociabilité vertueuse de la machine à café ? Quels processus organisationnels ou communicationnels pour innover et se coordonner à distance ?
Sur tous ces points, la thématique du télétravail a le grand mérite de remettre l’organisation du travail « réel » au premier rang des préoccupations. Dans cette perspective, les représentants du personnel ont évidemment un rôle-clé à jouer : quelles qu’aient pu être leurs réticences à l’égard du télétravail, la frilosité n’est plus de mise et il leur faut saisir l’opportunité de réfléchir en profondeur à l’organisation du travail et à la qualité de vie au travail (sur site et en télétravail), et de renouveler leurs propres pratiques de communication avec les outils du numérique.
Force est de constater que l’expérience extrême vécue en 2020 n’a pas bouleversé les pratiques managériales et organisationnelles des entreprises, tout au plus a-t-elle révélé au grand jour leurs faiblesses ou leurs atouts. Là où le management était axé sur le contrôle, le télétravail aura plutôt eu tendance à exacerber cette caractéristique ; là où les managers commençaient déjà à fonctionner sur la confiance, délégation de responsabilité et autonomie ont pu se renforcer. Ceci étant, le télétravail est aussi perçu par beaucoup de directions générales comme un momentum, pouvant permettre d’accélérer la transition managériale et le « changement de paradigme culturel » qu’elles appelaient de leurs vœux, en lien avec les transformations numériques et la diffusion de nouvelles méthodes de travail (agilité, flexibilité, décloisonnement, collaboration, logiques de partage, etc.). Dès lors, elles s’en saisissent comme d’une opportunité instrumentale pour provoquer des changements.
Plus positivement, le travail à distance représente effectivement une occasion unique de revivifier et de requalifier le rôle du management de proximité, à rebours des discours rebattus sur sa fin annoncée, et de basculer d’un management prescriptif à un management de soutien orienté vers les résultats. Car ce que le télétravail confiné aura surtout révélé, c’est un besoin de mieux manager, plutôt que de moins, ce qui pourrait rejaillir plus généralement sur toute l’organisation du travail. Il y a donc un réel retour à attendre d’un investissement sur le management intermédiaire, que ce soit via la formation traditionnelle, le développement personnel, le coaching, les communautés de pratiques ou les espaces de discussion. Il s’agit ainsi tout à la fois d’assouplir les modes de management (ce qui nécessite un certain lâcher-prise), tout en renforçant la structuration des processus informationnels et organisationnels, alors que la tendance en France est plutôt inverse : un management à la fois trop pesant et trop fuyant, c’est-à-dire fortement axé sur le micro-contrôle de l’activité mais faiblement investi dans la compréhension du travail réel, dans l’explicitation des attendus du travail, dans la réduction des « irritants », dans la définition de modes opératoires clairs et partagés et dans l’animation du collectif. Le travail à distance offre ainsi l’occasion de corriger ce travers et d’appliquer ces enseignements à l’organisation du travail en présentiel. Au-delà de mesures de court terme liées à la pandémie et d’ajustements opportunistes, il s’agit de tirer parti de cette expérience pour imaginer de nouveaux codes communicationnels et organisationnels, afin d’écrire la suite de l’histoire du travail à distance et, plus largement, du futur du travail.
- 1. Si tout le monde est impatient de retrouver des conditions normales d’activités, dans et hors travail, il est cependant évident pour tous que nous ne retrouverons pas la « normalité » d’avant 2020.
- 2. Fabernovel, « We can work it out », saison 3, épisode 7, 14 mars 2021.
- 3. Expression qui désigne un télétravail pratiqué à 100 %.
- 4. Audition d’Alain d’Iribarne, 7 décembre 2020.
Introduction
Année de crise, 2020 nous aura légué pléthore de mots nouveaux pour désigner de nouvelles réalités : « Covid-19 » ou « Coronavirus » bien sûr, mais aussi « distanciation sociale » ou encore « monde d’après »1. Il y a aussi des mots que nous connaissions déjà, mais qui auront acquis une dimension inédite (par exemple « virus » ou « vaccin »). Ainsi en va-t-il de « télétravail » dont une simple requête Google nous indique plus de 22 millions d’occurrences2. Que s’est-il passé ? Sommes-nous entrés dans l’ère du télétravail massifié ? Véritable laboratoire de pratiques, que nous dit l’année 2020 sur le futur de l’organisation du travail et des modes de vie ?
Cette étude se propose d’analyser les aspects concrets et actuels de ce phénomène : sous la force de la crise sanitaire, une frange très importante de salariés auxquels cette modalité d’organisation du travail était jusqu’à présent refusée sont abruptement passés au télétravail total ou partiel. Les enseignements à tirer de cette situation inédite ont un rôle à jouer dans la préparation d’un « retour à la normale », dans laquelle le télétravail ressortira plus développé qu’avant 2020 mais sous une forme bien différente de celle expérimentée au cours de cette période : il n’aura, dans l’immense majorité des cas, pas vocation à perdurer à 100 %, mais se développera sous une forme hybride (ou intermittente) qui nous confrontera à de nouveaux défis. Les conditions pour y parvenir sont examinées dans cette étude.
Par ailleurs, le télétravail restera encore pour un temps un facteur d’inégalité entre les secteurs d’activité, entre les métiers et entre les personnes. Pour éviter qu’il n’accentue encore les inégalités, un des grands enjeux à venir va consister précisément à tenter d’en élargir la portée, d’une part à travers un dialogue professionnel portant sur les tâches, et d’autre part à travers une digitalisation accélérée qui rendra télétravaillables des activités jusqu’ici non éligibles à cette modalité de travail. Comme toute crise, celle du Coronavirus est porteuse d’opportunités 1 et d’accélérations, propices au développement de nouvelles formes d’organisation et de management dont il importe d’évaluer également les limites et les risques.
Une clarification sémantique préalable s’avère cependant nécessaire, car si le terme « télétravail » domine les débats, il ne recouvre, à notre avis, ni la complexité ni la totalité des phénomènes en jeu.
Télétravail ou Travail à distance ?
Du bon usage de quelques définitions
Le ministère de l’Économie français définit le télétravail comme « une forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication »3. Cette définition à dominante juridique et organisationnelle (salarié/employeur ; dans les locaux/hors des locaux) ne recouvre que partiellement l’étymologie de « télétravail », mot formé avec le préfixe grec tele (à distance). Prendre en considération le « travail à distance » ouvre (et complexifie) considérablement le champ du sujet par rapport à la définition précitée. Le travail n’est évidemment pas que « salarié », et « à distance » renvoie moins à la localisation de l’individu qu’à la médiation des écrans et systèmes numériques (une télé). Quand je travaille sur ou à travers mon écran, je travaille toujours à distance de quelqu’un (ne serait-ce que de mon collègue à l’étage du dessus auquel je suis en train d’envoyer un mail) et ce, quel que soit le lieu où je me trouve et quel que soit mon statut à l’égard de l’entreprise (salarié, indépendant, fournisseur, consultant, etc.). À la lumière de l’étymologie, on pourrait dire que quasiment tout le monde « télétravaille » régulièrement (voire majoritairement pour certaines activités) et qu’il s’agit donc d’un mode d’activité bien peu spécifique.
Le terme « télétravail » entretient aussi une ambiguïté passéiste avec le travail à domicile qui, lui, est tout autrement défini4. Au sens du ministère du Travail5, le travailleur à domicile est un salarié qui travaille en permanence à son domicile, bénéficie d’un statut particulier – une assistante maternelle ou une correctrice salariée dans l’édition, par exemple – et n’est pas en télétravail. Le sociologue Michel Lallement rappelle, toutefois, qu’au XIXe >siècle, le travail exercé à domicile s’opposait au travail salarié et était aussi appelé « travail en chambre »6. Souvent féminin et exercé dans les métiers du textile, de la chaussure ou de la fleur artificielle mais aussi en famille dans l’artisanat industriel, ce travail en chambre produisait une confusion des frontières spatiales entre le professionnel et le domestique. Ce qui n’est pas sans rappeler, par certains aspects, la situation de télétravail récente vécue pendant les périodes de confinement. Le travail à domicile posait aussi la question de l’appartenance du travailleur à un collectif et, corollairement, de la possibilité de revendiquer ou de défendre ses droits. Cette parenté lointaine entre travail à domicile et télétravail explique en grande partie la méfiance syndicale à l’égard de ce dernier. On remarquera aussi que pendant que se réduisait à peau de chagrin le statut de travailleur à domicile dans les pays développés7, le travail au domicile connaissait, lui, à partir des années 2000, un nouvel essor, que ce soit à travers la (re)montée en puissance du travail indépendant ou du télétravail exercé au domicile. Contrairement au travail à domicile qui est en France un statut particulier du salariat, le télétravail n’est pas un statut, mais une modalité encadrée d’exercice du travail salarié, dont le travail au domicile n’est que l’une des possibilités (néanmoins majoritaire8).
Le terme « télétravail » entretient donc des ambiguïtés, renvoie souvent à des perceptions datées et ne rend pas compte de la multiplicité des formes de son exercice à l’époque contemporaine : collaborations à distance inter et intra-sites (dans des bureaux, étages ou bâtiments différents) ; activité exercée majoritairement au domicile (et non « à domicile ») ; alternance entre travail au domicile et travail sur site (nommé « pendulaire ») ; activité permanente ou ponctuelle dans un tiers-lieu dédié (télé-centre, bureaux satellites, espaces de coworking ou de corpoworking), généralement plus proche du domicile du travailleur ; télétravail mobile (ou en mobilité) pour les activités nécessitant des déplacements (il combine alors divers lieux : chantiers, hôtels, locaux des clients, transports, etc.) ; télétravail nomade qui s’exerce de n’importe où, l’entreprise n’ayant pas à savoir si la personne se trouve chez elle ou aux Bahamas ; télétravail informel dit « en débordement » (également appelé « télétravail gris »), réalisé ici encore en divers lieux (domicile, hôtels, transports, locaux des clients, etc.) mais surtout en dehors du temps de travail légal (le soir, le week-end, pendant les vacances) (voir figure ci-après).
Figure 0.1 – Les multiples formes du travail à distance
C’est pourquoi, même s’il nous arrivera d’utiliser parfois indifféremment, dans cette étude, les termes « télétravail » ou « travail à distance », nous privilégions du point de vue conceptuel le second, mieux à même de rendre compte du brouillage des repères de temps, d’espaces et de statuts que génèrent ces formes de travail, et de nous projeter dans les contours (encore flous) du futur du travail.
Ces nouvelles formes d’organisation du travail ont pour particularité de rompre, en tout ou partie, avec la règle des trois unité (de temps, de lieu et d’action) qui ont longtemps défini l’entreprise9 , ainsi qu’avec trois fondamentaux du travail salarié (les marqueurs du lien de subordination, le temps de travail collectif, le collectif de travail situé) 2 . La massification du télétravail vient alors ébranler encore davantage les frontières qui définissaient auparavant à la fois le travail « normal » et l’entreprise – frontières déjà mises à mal par le salariat hétérogène (contrats courts, intérim, salariat « sans patron »), les formes alternatives de travail et d’emploi (indépendants économiquement dépendants, partenaires/consultants exerçant dans les locaux de l’entreprise) et l’entreprise étendue (fournisseurs, sous-traitants localisés partout dans le monde).
Les préoccupations des entreprises
Cette étude est née d’une demande des mécènes10 de la chaire « Futurs de l’industrie et du travail (FIT11) » de Mines Paris PSL, à l’issue de l’année 2020, qui ont constitué un groupe de travail ad hoc sur le sujet du travail à distance. Le télétravail confiné, subi, à grande échelle et en mode dégradé, a pris les organisations par surprise, quelle que fût leur appétence préalable ou leur niveau de maturité à l’égard de cette question. Dès lors, la situation nécessite une réflexion sur les modalités de retour à un travail dans le contexte d’une « nouvelle normalité »12 (à une date encore incertaine à l’heure où nous écrivons), celui-ci ne pouvant que sortir assez profondément modifié de cette expérience inédite. Parallèlement, l’obligation légale de négocier le sujet avec les partenaires sociaux laisse présager de grandes manœuvres à venir, requérant pour les directions des ressources humaines d’avoir examiné « l’objet » télétravail et son retour d’expérience sous toutes les coutures possibles, en tenant compte des risques révélés lors des confinements (santé physique et psychique, isolement), mais aussi des opportunités (nouvelles relations managériales, flexibilisation des horaires, digitalisation accélérée, réduction des espaces, etc.). Dans certains grands groupes, à la requête des directions générales, les directions immobilières ont été engagées à réfléchir rapidement à un réaménagement des espaces et des lieux de travail, permettant de saisir l’opportunité de réduire les coûts immobiliers sans dégrader la productivité ni la QVT – le temps de latence entre décision et réalisation des projets immobiliers nécessitant d’avoir une feuille de route assez précise sur les objectifs visés et les risques associés. De leur côté, les responsables de la transformation numérique ont été priés d’anticiper les effets de la jonction entre numérique et télétravail dans une perspective de flexibilité et d’agilité accrue, que ces deux dimensions promettent quand elles sont bien articulées. L’ensemble des managers sont évidemment parmi ceux qui sont les plus impactés car le travail à distance participe à redessiner à la fois leur fonction et leur posture. La question de la transformation managériale, en lien avec toutes les questions qui précèdent, va devoir faire l’objet d’une attention particulière. Plus largement, la question du travail à distance peut s’hybrider avec les enjeux stratégiques de l’entreprise, notamment sur la question de ses responsabilités (sociale, sociétale, environnementale et économique).
Cependant, et bien que le programme fût déjà assez conséquent, les commanditaires n’entendaient pas s’arrêter à ces aspects conjoncturels et situés dans le court terme. Tous ont conscience que l’enjeu du « travail à distance » interroge à plus long terme la question des frontières de l’entreprise et de l’intégrité du collectif de travail, l’organisation du travail, l’autonomie, la responsabilité et la participation directe et indirecte des travailleurs, la politique RSE, et ouvre sur des questions politiques, sociales et sociétales (modes de vie, aménagement du territoire, urbanisme, politique du logement, politique sociale et salariale, politique environnementale, etc.). Un lien était donc clairement établi par les participants entre télétravail et « futur du travail », certains étant par ailleurs déjà engagés sur des réflexions prospectives à ce sujet.
La présente étude est fondée sur les échanges du groupe de travail, sur des auditions d’experts et de témoins (sociologues, DRH, managers, aménageurs, etc.) menées entre décembre 2020 et mars 2021, et sur une recherche documentaire extensive prenant en compte l’importante production d’enquêtes et de sondages de la période, ainsi que sur des rapports institutionnels et des articles académiques portant sur des sujets connexes et une temporalité plus large. Elle s’appuie aussi sur les recherches préalables de la Chaire FIT et de La Fabrique de l’industrie en matière de mutations du travail13, modèles organisationnels favorisant l’autonomie et la responsabilité des salariés14, qualité de vie au travail15 et design du travail16.
Si cette Note s’efforce donc d’entretenir un dialogue entre trois temporalités (hier, aujourd’hui, demain) et d’esquisser quelques projections sur le travail du futur à partir de la question du télétravail d’aujourd’hui, son ambition première consiste à fournir des points de repère et de vigilance aux entreprises, dont l’horizon de court et moyen terme consiste à repenser les modalités d’organisation du travail en tirant parti des leçons de 2020-2021.
- 1. Mots-clés, Novlangue , 2021.
- 2. Consulté 18 février 2021.
- 3. Ainsi, en mandarin, le mot crise s’écrit avec deux idéogrammes : l’un signifiant « danger » et l’autre « moment décisif, point de bascule, changement » qui peut prendre le sens d’« opportunité, chance ».
- 4. https://www.economie.gouv.fr/entreprises/teletravail#. Consulté le 18 février 2021.
- 5. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F58. Consulté le 18 février 2021.
- 6. La définition du travail à domicile par l’Organisation internationale du travail (OIT) est beaucoup plus extensive, et englobe les télétravailleurs ainsi que les non salariés travaillant à domicile.
- 7. Lallement M., « Les trois révolutions du télétravail », AOC, 4 février 2021.
- 8. Le travail à domicile formel et informel, au sens de l’OIT, reste extrêmement important dans le monde. Cf. OIT, Le travail à domicile. De l’invisibilité au travail décent, Résumé analytique, 2021.
- 9. Selon le Baromètre Actineo/Sociovision 2019, « le domicile vient à la première place des lieux de travail hors bureau (24 %) ».
- 10. Scaillerez A., Tremblay D.-G., « Le télétravail, comme nouveau mode de régulation de la flexibilisation et de l’organisation du travail : analyse et impact du cadre légal européen et nord-américain », Revue de l’organisation responsable, vol. 11, no. 1, 2016, pp. 21-31.
- 11. ANACT, « Télétravail : codes et enjeux d’une organisation hors les murs », Travail & Changement, 2014.
- 12. Les mécènes de la Chaire sont en 2021 : le CETIM, La Fabrique de l’industrie, Fabernovel, Kea&Partners, Mäder, Orange et Renault. La MAIF et Nutriset ont été associés à cette réflexion sur le travail à distance.
- 13. Si tout le monde est impatient de retrouver des conditions normales d’activités, dans et hors travail, il est cependant évident pour tous que nous ne retrouverons pas la « normalité » d’avant 2020.
- 14. Bourdu E., Lallement M., Veltz P., Weil T. (dir), Le Travail en mouvement, Les Colloques de Cerisy, Presses des Mines, 2019. 2. Weil T., Dubey A.-S., Au-delà de l’entreprise libérée : Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2020.
- 15. Bourdu E., Péretié M.-M., Richer M., La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité. Refonder les organisations du travail, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2016.
- 16. Pellerin F., Cahier M.-L., Organisation et compétences dans l’usine du futur : Vers un design du travail ?, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2019.
Le déploiement du télétravail, hier, aujourd’hui, demain
Le caractère multiforme et polysémique du concept de « télétravail »1, que nous avons examiné en introduction, complique sa comptabilisation statistique à l’échelon national comme international. De plus, 2020 représente une date charnière dans l’histoire du télétravail du fait des confinements liés à la pandémie. Jusqu’ici (modérément) choisi tant par les salariés que par les employeurs, et souvent géré au cas par cas, le télétravail subi s’est imposé à marche forcée en France et partout dans le monde, venant brouiller sa perception. Ont ainsi été amenés au télétravail de larges pans de la population et des types d’emplois qui y étaient auparavant peu exposés, voire perçus comme incompatibles avec cette modalité d’organisation du travail. C’est pourquoi, il paraît nécessaire d’opérer une distinction à la fois temporelle et scalaire pour mieux apprécier le déploiement du travail à distance.
Avant la crise sanitaire
Promu dès les années 1970 dans les pays développés, le télétravail a d’abord été défendu par les pouvoirs publics (par exemple, la DATAR2) comme un facteur pouvant influencer l’aménagement du territoire (désenclavement de zones rurales, meilleure répartition de la population, planification d’infrastructures publiques)3, afin de réduire les nuisances de la société industrielle et urbaine ; ces préoccupations ne recevront toutefois qu’un écho modeste. Vingt ans plus tard, la Commission européenne soutient le télétravail à coups de livres blancs ou verts, faisant de celui-ci une voie pour contribuer au développement de la société de l’information qu’elle appelle de ses vœux, auquel s’ajoutera ensuite le souci de la transition écologique. Dans ces visions politiques et institutionnelles, le télétravail n’est jamais en soi un enjeu direct ; il fait l’objet d’une analyse globale et massifiée, « les entreprises et les individus n’étant que des éléments d’ensembles beaucoup plus vastes »4.
Nomades et sédentaires : le travail à distance dans la globalisation
Ce n’est vraiment qu’avec l’extension de la mondialisation économique et l’intensité d’adoption des technologies de l’information et de la communication (TIC) que les entreprises vont commencer à concevoir le travail à distance comme une façon d’augmenter la mobilité et la fluidité du facteur travail, tout en réduisant les coûts.
À l’échelle internationale, le travail à distance (ou télétravail off-shore) accompagne la délocalisation et l’externalisation du travail comme une nouvelle pratique de coordination et d’articulation des chaînes de valeur, appuyée par les moyens de télécommunications, informatiques puis numériques, entre des équipes éloignées internes ou externes à l’entreprise : des développeurs à Bengalore, des traders à New York, des centres d’appel à Madagascar, des centres de R&D en Europe, des usines en Chine, etc. Déjà en 1976, Jack M. Nilles définissait le télétravail comme la substitution des télécommunications aux transports de biens et de personnes5. À cette échelle, le travail à distance n’a donc rien de nouveau ; c’est une réalité solidement établie et en accélération constante depuis les années 1990. Il participe de la représentation d’une entreprise flexible, mobile et ouverte sur le monde.
Selon la fameuse distinction proposée par Pierre-Noël Giraud entre emplois nomades et sédentaires dans le contexte de la compétition internationale6, on peut dire que ce travail à distance international concernait essentiellement les emplois « nomades » (même si les personnes qui occupent ces emplois ne quittent jamais les locaux du siège), c’est-à-dire les créateurs et producteurs qui participent à la production de biens et services échangeables par-delà les frontières, dont les emplois sont fortement exposés à la concurrence internationale et très assistés par les TIC (innovateurs, créatifs, concepteurs, traders, développeurs, etc.). En revanche, les emplois dits « sédentaires », liés à des secteurs plus faiblement exposés à la mondialisation et souvent moins numérisés, étaient beaucoup moins concernés par ce travail à distance international. Symétriquement, les emplois nomades correspondent aussi à des emplois mieux rémunérés.
Peu à peu, le travail à distance va changer d’échelle et se concevoir aussi au niveau local (télétravail), mais il va continuer à être perçu par les entreprises comme une affaire de cadres et d’experts qualifiés, le travail en autonomie lié au « nomadisme » renvoyant à une activité de cadre supérieur, alors que les employés « sédentaires » sont davantage associés aux aspects négatifs du télétravail (contrôle, isolement, faiblesse des compétences numériques).
L’année 2020 va marquer une rupture dans cette segmentation, en amenant au travail à distance une masse inédite d’emplois dits sédentaires.
Le télétravail à l’échelle nationale
À l’échelon national, avant la pandémie, le télétravail est souvent adopté par des salariés et des patrons volontaires qui y voient des bénéfices mutuels7.
Pour l’employeur, les avantages mis en avant sont principalement une meilleure flexibilité, une baisse de l’absentéisme, la possibilité d’offrir une meilleure conciliation des temps sociaux à ses salariés et ainsi de les attirer et de les fidéliser, une réduction des risques liés au transport, une baisse du coût de location des bureaux8. Ils sont cependant encore nombreux à cette époque à nourrir craintes et méfiances quant à la productivité et à l’investissement des télétravailleurs.
Pour les salariés, le télétravail offre un précieux gain de temps de transport dans les métropoles, une meilleure conciliation des temps sociaux (domestique et professionnel), une plus grande liberté dans la gestion des horaires et le bénéfice d’un mode de management parfois moins vertical9. À l’époque, il intéresse principalement « les plus jeunes salariés, mais aussi les travailleurs plus âgés (55 ans et plus), qui apprécient la réduction des temps de déplacement et sont moins préoccupés par la présence dans l’entreprise en vue d’éventuelles promotions »10.
Le télétravail intéresse également les pouvoirs publics qui y voient une façon de répondre aux enjeux environnementaux, mais également de lutter contre la congestion urbaine et les coûts associés à la rénovation constante de routes trop fréquentées.
Dans les années 2000, la psycho-sociologue Marie-France Kouloumdjian souligne toutefois le « caractère expérimental, ponctuel, isolé, au coup par coup, réactif de trop nombreuses décisions »11, qui ont pour but de répondre à des problématiques individuelles, alors que le télétravail renvoie, selon elle, à d’importants enjeux tant technologiques, organisationnels que sociaux nécessitant une mise en cohérence globale. Elle fustige cette « politique des petits pas en lieu et place d’une gestion stratégique »12.
Le télétravail en France continue cependant sa progression, comme le montre la figure 1.113, mais atteste simultanément d’un certain « retard français »14 comparativement aux autres pays de l’OCDE. En 2017, en France, la part des télétravailleurs était estimée entre 3 %15 et 15 % de la population active, selon que l’on considère le seul télétravail formel ou qu’on y ajoute aussi le télétravail occasionnel16 et le télétravail « gris »17. Par comparaison, elle était d’environ 30٪ dans les pays scandinaves (Danemark, Suède, Finlande), aux Pays-Bas et aux États-Unis18 – la cohérence statistique des comparaisons n’étant pas toujours parfaite, du fait de la diversité des définitions du télétravail prises en compte.
À l’époque, plusieurs facteurs sont mis en avant pour expliquer ce retard français : une plus faible digitalisation des entreprises, mais surtout « une spécificité culturelle du management français qui
qui voit dans le télétravail un risque possible de diminution de l’implication et de la loyauté du salarié, ou, du point de vue des organisations syndicales, des effets pervers éventuels en matière d’augmentation de la charge de travail ou de risque de destruction du lien social »19. Le télétravail est souvent cantonné au rang de « bénéfice social », notamment pour les femmes, ce qui dénote une certaine confusion avec le travail à temps partiel et ne lui donne pas une bonne image20.
Figure 1.1 La part de télétravailleurs en France de 2002 à 2014
Source : Gartner, analyse Roland Berger et LBMG Worklabs (données 2014) cité in Dortier, 2017.
Pourtant, de leur côté, les salariés témoignent d’une forte appétence pour cette forme d’organisation du travail : « 73 % des non-télétravailleurs enquêtés lors du Tour de France du télétravail [de 2012] voudraient bien télétravailler, mais se heurtent, pour plus de la moitié d’entre eux, à un refus de leur hiérarchie »21. Cet engouement ne faiblit pas, puisqu’en 2017, 85 ٪ des salariés pensent que le télétravail est une bonne chose, et ce chiffre atteint 95% chez ceux qui le pratiquent vraiment22. Les jeunes générations au moment des entretiens d’embauche n’hésitent pas à mettre sur le tapis la question du télétravail et en font de plus en plus une condition à leur recrutement23.
Timide mais réel, le mouvement vers le télétravail existait bien en France avant les années 2019-2020, marquées à la fois par la grande grève des transports à la fin de 2019 et le début de la conscience pandémique à compter de mars 2020. Progressivement, « le temps au travail n’est plus qu’une composante du temps de travail »24.
Pendant la crise sanitaire
Au premier confinement (du 17 mars au 11 mai 2020), le télétravail à 100 % a été imposé à domicile, à une large échelle, par le gouvernement, sans aucune négociation ni préparation préalable et dans la précipitation. La DARES25 décompte ainsi fin mars un quart de salariés sur site, un quart en télétravail à domicile, un quart en chômage partiel, le quart restant étant en arrêt pour maladie ou garde d’enfants, en congés ou contraint au chômage26. Environ 75 % des salariés sont donc chez eux, mais ils sont loin de tous télétravailler. Pour ce qui est des télétravailleurs à 100 %, leur proportion est particulièrement élevée dans les secteurs de la banque et assurance (45 %), de l’informatique (41 %) et de l’édition (40 %)27 – une typologie du télétravail que l’on retrouvait déjà avant le confinement28.
Un télétravail confiné, révélateur d’inégalités
Selon l’INSEE, 58 % des cadres et professions intermédiaires ont télétravaillé pendant le premier confinement, contre 20 % des employés et 2 % des ouvriers29. Une enquête de l’Ugict-CGT menée sur la même période révèle, quant à elle, que 70 % de ceux ayant télétravaillé pendant le confinement étaient des cadres ou professions intermédiaires, tandis que 61 % des travailleurs sur site étaient ouvriers et employés30. Le travail à distance privilégiait déjà les cadres avant le confinement (61 % des télétravailleurs en 201731) et se révélait très élitiste (principalement des hommes ayant un poste à responsabilités et un niveau de formation initiale élevé), même s’il concernait aussi des emplois de bureau peu qualifiés, des indépendants parfois précaires et des sous-traitants dans les pays à bas coût.
Le télétravail du premier confinement confirme ainsi les clivages qui préexistaient au sein de la population active française à l’égard du télétravail. Différences entre catégories socioprofessionnelles (cols bleus, cols blancs), entre secteurs d’activités, entre niveaux de revenus (21 % des personnes les plus modestes ont télétravaillé contre 53 % des plus aisées32) – et entre les genres (hommes-femmes).
Mais une massification qui le démocratise
Toutefois, l’extension du télétravail durant le premier confinement a entraîné mécaniquement une forme de démocratisation de celui-ci, la proportion des CSP+ parmi les télétravailleurs passant de 65 % en 2019 à 59 %33 en avril 2020. À cette occasion, 44 % des télétravailleurs du premier confinement expérimentent cette forme de travail pour la première fois (primo-accédants), et 75 % d’entre eux l’expérimentent pour la première fois à 100 %34. Parmi ces nouveaux bénéficiaires, une bonne partie l’exerce sur des postes considérés jusqu’ici comme incompatibles avec le télétravail, que ce soit de manière partielle ou totale.
Ce premier confinement a également permis une démocratisation du télétravail pour les femmes, qui ne représentaient que 38 % des télétravailleurs en 2019 contre 44 % pendant le premier confinement. Les femmes sont ainsi davantage représentées parmi les nouveaux télétravailleurs du premier confinement (52 %)35. Pour autant, leurs conditions de télétravail sont loin d’être optimales puisqu’un quart d’entre elles seulement dispose d’un espace dédié et isolé (contre 41 % des hommes)36.
Les femmes et le télétravail37 : des risques spécifiques
• 1,5 fois plus de risques d’être fréquemment interrompues que les hommes.
• 1,3 fois plus susceptibles que les hommes d’être en situation d’anxiété au travail.
• Seules 60 % de femmes du secteur privé ont confiance en leur avenir professionnel, soit 15 points de pourcentage de moins que les hommes.
• Dans le contexte de visioconférences, les femmes ont plus de mal à prendre la
parole et à faire passer leurs idées. Elles ont le sentiment d’être moins perfor-
mantes.
Suite au premier déconfinement, la proportion de télétravailleurs décroît progressivement : 23 % fin mai, 17 % en juin38 pour se stabiliser autour de 11 % en juillet et septembre39.
Lors du deuxième confinement (du 27 octobre au 15 décembre 2020), les consignes gouvernementales ont été beaucoup plus souples, pour ne pas dire floues40. Pour autant, le télétravail est reparti à la hausse, avec 45 % des salariés du privé en télétravail, dont 23 % à temps plein41.
Le phénomène s’essouffle cependant au début de l’année 2021. Fin 2020, seuls 31 % des salariés étaient en télétravail à temps complet ou partiel (62 % pour le secteur Banque/Assurance, 62 % pour les Services, 23 % pour le secteur de la Santé, 19 % pour le Commerce et 17 % pour l’Industrie)42, obligeant le gouvernement à rappeler l’obligation de recourir pleinement au télétravail pour contenir les contaminations sous peine de sanctions ou d’être publiquement montré du doigt.
Pendant ce temps, dans la Silicon Valley43…
Par le passé, les entreprises de la Silicon Valley n’étaient pas réfractaires au télétravail mais cherchaient plutôt à le limiter. Pourtant, trois semaines avant que le confinement ne soit imposé par les autorités dans l’État de Californie, Twitter, Facebook et Google avaient déjà invité leurs employés à ne plus venir au bureau. Ceci peut s’expliquer par le risque lié au niveau des dommages et intérêts encourus aux USA pour l’employeur en cas de décès d’un employé44 ou d’impact grave sur sa santé. Les GAFA et consorts ont aussi évalué rapidement les gains qu’ils pouvaient espérer de la fermeture de leurs grands campus, ainsi que les gains de productivité associés à la réduction des temps de transport45.
Dès mai 2020, ces mêmes entreprises annoncent qu’elles poursuivront le télétravail à 100 % jusqu’à fin juin 2021, puis prolongent l’échéance jusqu’à septembre 2021. La plupart des entreprises de la Valley suivent alors ce mouvement. La société Salesforce a même annoncé que ses bureaux ne rouvriraient qu’en 2022. Opter pour le télétravail à 100 % sur une longue période, alors même qu’il était difficile à l’époque d’estimer la durée du confinement et plus généralement de la pandémie, pouvait sembler un pari audacieux. Mais, pour les collaborateurs, ce choix a permis de réduire l’incertitude, facteur aggravant l’anxiété déjà engendrée par la pandémie et le confinement. Il a aussi permis aux salariés de s’organiser dans la durée : aménager un bureau chez eux, trouver une autre solution à proximité de leur domicile et, pour certains, déménager ou s’installer dans leur résidence secondaire.
Si le nombre de télétravailleurs a diminué par rapport au début de la crise, le nombre de jours télétravaillés reste nettement supérieur au taux moyen pratiqué avant la pandémie : 3,6 jours par semaine vs 1,6 jour par semaine fin 201946.
Le recul du télétravail à partir de fin 2020 semble lié à deux phénomènes concomitants47 : une forte pression de la hiérarchie pour revenir sur site, mais également un « ras-le-bol » de certains salariés, notamment parmi ceux qui vivent seuls dans de petits logements où ils ne bénéficient pas d’un espace de travail dédié permettant de délimiter clairement le travail des autres activités. De ce fait, ce sont beaucoup les jeunes qui manifestent leur lassitude à l’égard du télétravail. 26 % des télétravailleurs estiment aussi à ce moment-là que le télétravail a un impact sur leur santé psychologique48. Nombreux sont les experts qui pointent un phénomène d’épuisement psychologique en accusant le télétravail d’en être la principale source. Mais d’autres facteurs plus conjoncturels jouent également : la longueur de la crise sanitaire, les contraintes qui y sont liées (couvre-feu et fermeture de tout ce qui représente des distractions) et les changements incessants de directives, qui engendrent anxiété, incertitudes et fatigue, contribuant à cette « vague psychologique »49. Une étude de Malakoff Humanis50 semble confirmer ce point de vue : les salariés à 100 % en distanciel et à 100 % en présentiel témoignent d’un taux de stress et de fatigue psychologique relativement similaire : 46 % des télétravailleurs se disent stressés et 48 % fatigués psychologiquement contre 48 % et 47 % des travailleurs sur site.
Aujourd’hui
L’expérience vécue au cours de l’année 2020 semble avoir profondément modifié les représentations du télétravail.
Les DRH. À la suite du premier confinement, 85 % des DRH souhaitaient développer le télétravail et 82 % envisageaient de revoir à la hausse la part des postes éligibles au télétravail51. À la veille du second, l’enthousiasme semble être un peu retombé : ils ne sont plus que 50 % à juger souhaitable de pérenniser le télétravail52. Des inquiétudes demeurent en effet sur l’engagement et le sentiment d’appartenance à distance.
Les dirigeants. En janvier 2021, les dirigeants restent tout de même 67 %53 à se déclarer favorables à la mise en place du télétravail dans leur entreprise. Il faut cependant nuancer cet engouement en fonction des types d’entreprise. Si les grands patrons du CAC40 et des entreprises de la Tech se déclarent plutôt prêts à saisir l’opportunité pour modifier durablement les pratiques de travail à la lumière de l’expérience acquise, une étude menée par la CPME à l’été 202054 montre en revanche que les patrons de PME y sont nettement moins favorables, le télétravail limitant pour 84 % d’entre eux la cohésion d’équipe et augmentant le risque d’isolement des personnes. En avril 2021, ils ne sont ainsi que 23 % à déclarer vouloir pérenniser le télétravail, contre 80 % des dirigeants des grandes entreprises, du fait principalement de leur plus faible digitalisation mais également d’une structure de l’emploi qui se prêterait moins au télétravail55. Un clivage PME-grand groupe et province-Paris est clairement ressenti au sein du patronat concernant le télétravail, comme sur de nombreux autres sujets.
Les managers. Autre nouveauté en 2021, la divergence de perception entre les dirigeants et les managers à l’égard du télétravail56. Si les dirigeants d’entreprise le plébiscitent désormais aux deux tiers, la part des managers favorables au travail distanciel a baissé en deux ans, passant de 55% en 2018 à 50% à fin 2020, et près d’un quart d’entre eux se déclare désormais défavorable au télétravail. Les managers sont épuisés et seul un tiers (32 %) déclare avoir bénéficié d’un accompagnement dans la mise en œuvre du télétravail. Malgré ces difficultés, ils reconnaissent toujours au télétravail les bénéfices suivants : une plus grande autonomie des équipes (51 %), une diminution des absences (35 %) et une meilleure satisfaction des salariés (33 %)57.
Les salariés. Du côté des salariés, la satisfaction vis-à-vis du télétravail a baissé, mais demeure élevée. Toutes les enquêtes (CFDT-Kantar, Res publica-Metis #Mon travailadistance, Malakoff Humanis, ANACT) montrent un haut niveau de satisfaction des salariés pour le télétravail pendant le confinement, malgré des conditions matérielles parfois difficiles58. Durant le premier confinement, 88 % souhaitaient pour suivre le télétravail (ponctuellement ou régulièrement)59. Mais, là encore, l’enthousiasme s’essouffle un peu. En septembre, ils ne sont plus que 75 % à souhaiter conti nuer à l’avenir60, ce qui reste un chiffre très élevé. Parmi eux, 40 %61 aspirent à télétravailler 2 jours par semaine, alors que 9 %62 à 21 %63 (selon différents sondages) le souhaitent à temps plein et qu’à l’autre bout du spectre, 14 % des télétravailleurs disent ne plus souhaiter télétravailler du tout après la crise sanitaire.
On constate cependant des différences entre salariés, mises en évidence par une étude de la chaire Workplace Management de l’ESSEC Business School64, selon les âges, selon les catégories socioprofessionnelles et selon la localisation géographique.
Selon les âges. Le télétravail est davantage plébiscité par les milléniaux (nés entre 1978 et 1994) et la génération X (nés entre 1965 et 1977) qui sont respectivement
79 % et 72 % à vouloir télétravailler. La génération Z (nés après 1995) et les babyboomers (nés entre 1945 et 1964) viennent ensuite avec 68 % et 67 % d’aspirants au télétravail. La moindre appétence de la génération Z pourrait s’expliquer par le fait qu’étant la plus jeune, elle est au tout début de sa carrière professionnelle, vit encore dans des conditions modestes, voire difficiles, en matière de logement et aspire à une forte socialisation avec les pairs. Quant aux baby-boomers, ils sont, eux, en fin de carrière, peinent sans doute davantage à modifier leurs habitudes de travail et sont moins à l’aise avec les outils technologiques.
Selon les catégories socioprofessionnelles.
85 % des cadres et 82 % des cadres dirigeants veulent continuer à télétravailler contre 67 % des employés (la moyenne globale étant de 73 % des répondants).
Selon la localisation géographique. 83 % des salariés franciliens souhaitent poursuivre le télétravail, contre 70 % des salariés en ville moyenne et 64 % dans les petites villes.
Vers un travail hybride
L’accélération du recours au télétravail suite à la pandémie paraît quasiment certaine. Toutefois, les constats précédents, relatifs aux caractéristiques des acteurs, invitent à nuancer l’impression d’appétence généralisée pour le télétravail. Ils invitent aussi les entreprises, comme les y incite le sociologue Alain d’Iribarne65, à introduire de l’analyse démographique, géographique et socio-organisationnelle dans leur façon d’appréhender le télétravail à l’avenir : « On ne peut pas organiser de la même façon les entreprises dont la moyenne d’âge est de 55 ans avec 30 ans d’expérience au travail dans des organisations tayloriennes et/ou post-tayloriennes et celles dont la moyenne d’âge est de 30 ans avec 5 ans d’expérience dans un univers de travail “libéré” ». Attention donc aux solutions trop homogènes, centralisées et figées qui araseraient les différences.
Cette vigilance renvoie au risque d’erreur fréquent qui existe face à toute bifurcation de trajectoire : considérer qu’il va y avoir une substitution, par exemple d’un outil technique ou d’une norme organisationnelle à un(e) autre. Or les phénomènes de substitution brutale sont très rares. Ce qu’on observe le plus souvent, ce sont des phénomènes de transition avec des complémentarités, des encastrements et des hybridations, exactement comme ce à quoi on assiste pour la conversion vers les mobilités douces et vertes actuellement. On parle aussi de « millefeuille »66, quand les techniques et les usages s’enrichissent et se com plexifient sans faire disparaître les précé dents : par exemple, le livre n’a pas été remplacé par le journal, qui n’a pas été remplacé par la radio, qui n’a pas été remplacée par la télévision, qui n’a pas été remplacée par Internet, etc.
En ce sens, il faut rester prudent face aux enseignements à tirer de l’exceptionnalité de l’expérience 2020, les aspects tant positifs que négatifs du télétravail ayant été exacerbés par le contexte anxiogène.
Selon les enquêtes citées précédemment, les trois quarts environ des télétravailleurs souhaitent poursuivre le télétravail. Ce sentiment est plus marqué chez les cadres (86 %), les femmes (80 %), les salariés de très grandes entreprises (80 %), les entreprises du secteur des services (83 %) et les personnes vivant en Ile-de-France (80 %)67. Ces catégories croisées sont celles qui seront les plus agissantes pour faire advenir une nouvelle norme sociale en matière d’organisation du travail. Un nombre de jours de télétravail stabilisé entre 2 et 3 jours par semaine semble faire consensus parmi les dirigeants, les salariés, les partenaires sociaux et même… les chercheurs. C’est ce travail hybride (télétravail intermittent ou « pendulaire ») qui pourrait devenir la nouvelle norme de l’organisation du travail. Comme toute norme, celle-ci devrait permettre des écarts : il est probable qu’il restera, d’une part, dans la queue de la comète, des «niches écologiques» avec des entreprises maintenant des modes d’organisation « traditionnels » et qui fonctionneront très bien, et d’autre part, des organisations avantgardistes qui iront plus loin que ladite norme, jusqu’au « full remote » (télétravail pratiqué à 100 % par tous les salariés)68.
Pendant ce temps, dans la Silicon Valley…
Le patron de Google, Sundar Pichai, a annoncé qu’il souhaitait expérimenter une nouvelle forme de travail comprenant trois jours par semaine de travail en présentiel, dédiés à la collaboration, et deux jours en télétravail, consacrés aux tâches personnelles : « Nous allons tester l’hypothèse selon laquelle un modèle de travail flexible devrait conduire à une plus grande productivité et accroître la collaboration et le bien-être. Aucune entreprise de notre taille n’a jamais créé un modèle de main-d’œuvre entièrement hybride – bien que quelques-unes commencent à tester ce type de modèle. Il est donc intéressant d’essayer. »69
Le dirigeant de Facebook, Mark Zuckerger, a quant à lui annoncé que tous les nouveaux postes aux États-Unis seront désormais proposés en travail à distance, et que le télétravail permanent sera proposé progressivement aux employés existants. À terme, il estime que près de la moitié des 48 000 salariés de Facebook pourraient travailler à distance d’ici une dizaine d’années. Une décision qui se veut en adéquation avec la stratégie de la firme travaillant sur les technologies immersives de réalité virtuelle et augmentée, résumée par le slogan « Defy Distance ». Facebook fait également valoir la possibilité d’accéder à un pool de talents plus important et à des profils plus variés70.
Comparaisons internationales sur la perspective d’hybridation du travail à l’issue de la crise sanitaire
Selon un rapport de l’OIT71, il est probable que les taux de télétravail progresseront suite à cette expérience inédite, dans une forme mixte combinant présentiel et distanciel. De même pour Eurofound72 et l’OCDE73 : l’expérience menée pendant la crise sanitaire conduira à une augmentation du télétravail.
Les premières recherches et enquêtes74 montrent qu’un pourcentage très élevé de travailleurs souhaiterait télétravailler plus fréquemment, même après la levée des mesures de distanciation physique et bien qu’ils aient expérimenté le télétravail d’une manière subie et dégradée. 70 % des salariés interrogés par Eurofound en juillet 2020 étaient ainsi globalement satisfaits de cette expérience75. Ce chiffre atteint jusqu’à 80 % au Canada et seuls 8 % des Canadiens aspirent à retourner au bureau à temps plein76. En Grande-Bretagne, 68 % des salariés souhaitent continuer à travailler à domicile après le confinement77.
Les employeurs témoignent également d’un intérêt accru pour le télétravail : ils seraient 70 % en Grande-Bretagne à souhaiter développer le télétravail sur une base régulière, dont 54 % à temps plein78. Les entreprises européennes prévoient que dans 3 ans, 29 % de leur effectif travaillera à distance et 39 % des employeurs disent ne plus se soucier de l’endroit où le travail est effectué79.
Pour autant, il reste un long chemin à parcourir puisque 34 % des employeurs européens interrogés n’ont toujours pas de politique officielle pour gérer les modalités de travail hybrides.
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- 31. DARES, 2020a.
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- 33. Malakoff Humanis, Étude de perception CSA, réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 1010 salariés d’entreprises du secteur privé d’au moins 10 salariés, recueil par internet du 15 au 20 avril 2020.
- 34. Malakoff Humanis, Étude de perception CSA, « Étude Flash Télétravail et Covid-19, deuxième vague », auprès d’un échantillon représentatif de 1 010 salariés d’entreprises du secteur privé d’au moins 10 salariés, recueil par internet du 4 au 7 mai 2020.
- 35. Malakoff Humanis, 2020a.
- 36. Boboc, 2020.
- 37. Boston Consulting Group (BCG), « Crise de la COVID-19 : un retour en arrière pour la parité hommes-femmes au travail ? », 19 février 2021, enquête menée entre fin janvier et début février 2021 auprès de 2002 salariés français – dont 50 % de femmes – issus d’entreprises de toutes tailles du secteur privé et public.
- 38. DARES, 2020b.
- 39. DARES, 2020c, 2020b.
- 40. Richer M., « Déconfiner le travail à distance », Terra nova, 19 novembre 2020.
- 41. Ibid.
- 42. Malakoff Humanis, « Baromètre annuel télétravail 2021 », février 2021.
- 43. Audition de David Bchiri, 4 janvier 2021.
- 44. Selon le concept de liability (responsabilité des employeurs) aux USA, un salarié qui serait obligé par son entreprise de retourner travailler au bureau et contracterait la Covid pourrait se retourner contre son employeur. Selon des jurisprudences récentes, les dommages et intérêts encourus pour le décès d’un salarié se chiffrent à environ 8 millions de dollars.
- 45. Il faut en moyenne 2 heures par jour pour se rendre du centre de San Francisco aux campus de Google ou Facebook, et en revenir.
- 46. Malakoff Humanis, 2021.
- 47. Delbecque C., « Angoisses, pression managériale et lien social : quand le télétravail devient impopulaire », L’Express ,
9 février 2021. - 48. Malakoff Humanis, 2021.
- 49. Pépin M., « Télétravail : “un problème psychologique est en train de monter très fort” alerte l’ANDRH », France bleu ,
8 février 2021. - 50. Malakoff Humanis, « La santé au travail à l’épreuve du Covid », 13 octobre 2020. Étude menée auprès de 3504 salariés du 19 juin au 15 juillet 2020.
- 51. ANDRH / BCG, « Le télétravail, post-covid, vu par les DRH », 19 juin 2020. Enquête menée auprès de 458 DRH du 2 au 17 juin 2020.
- 52. Étude du cabinet Robert Walters citée par Le Monde du 1er septembre 2020. Cité in Lederlin F., « Télétravail : un travail à distance du monde », Études, no 11, novembre 2020, pp. 35-45.
- 53. Malakoff Humanis, 2021.
- 54. CPME, « Enquête Covid-19, Mise en place et appréciation du télétravail par les dirigeants », 24 juillet 2020. Enquête menée auprès de 532 dirigeants du 1er au 12 juillet 2020.
- 55. Baromètre de l’institut Viavoice pour Sopra Steria Next, Les Echos et Radio classique. Cité in Calignon G., « Covid : une nouvelle fracture se creuse entre les entreprises sur le télétravail », Les Échos , 8 avril 2021.
- 56. Malakoff Humanis, 2021.
- 57. Ibid.
- 58. Richer, 2020c.
- 59. ANACT, « Infographie télétravail confiné », mai 2020. Sondage mené auprès de 8675 répondants du 8 avril au 10 mai 2020.
- 60. Sondage de l’Institut Yougov pour Capital réalisée auprès de 1.043 personnes représentatives de la population nationale française âgée de 18 ans et plus, du 8 au 9 septembre 2020. Cité in Declairieux B., « Télétravail : ce que veulent les Français », Capital, 1er octobre 2020.
- 61. Ibid.
- 62. Sondage OpinionWay / Square pour Les Echos et Radio Classique, « Les Français et la reprise de l’activité économique après le confinement », mai 2020. Sondage réalisé auprès de 1015 personnes, du 13 au 14 mai 2020.
- 63. Institut Yougov, 2020.
- 64. ESSEC, «Mon bureau post-confinement», Étude de la Chaire Workplace Management menée en ligne auprès de 2643 employés de bureau du 7 au 20 septembre 2020.
- 65. Audition d’Alain d’Iribarne, 7 décembre 2020.
- 66. Kalika M., Boukef Charki N., Isaac H., « La théorie du mille-feuille et l’usage des TIC dans l’entreprise », Revue française de gestion , 2007/3, no 172, pp. 117-129.
- 67. Malakoff Humanis, 2021.
- 68. Par exemple, la société US GitLab n’a pas attendu la crise sanitaire pour être gérée en « full remote ». GitLab, « The Remote Playbook, from the largest all-remote company in the world », 2020.
- 69. «We are testing a hypothesis that a flexible work model will lead to greater productivity, collaboration, and well-being. No company at our scale has ever created a fully hybrid work force model – though a few are starting to test it – so it will be interesting to try. » Cité in Wakabayashi D., « Google Delays Return to Office and Eyes Flexible Work Week », New York Times, 14 décembre 2020.
- 70. Bergounhoux J., « Mark Zuckerberg : La moitié des employés de Facebook seront en télétravail à plein temps dans 10 ans », L’Usine Digitale, 25 mai 2020.
- 71. OIT, Le télétravail durant la pandémie de Covid-19 et après , 2020.
- 72. Eurofound, Living, working and COVID-19 , 2020.
- 73. OCDE, Effets positifs potentiels du télétravail sur la productivité à l’ère post-covid-19 : quelles politiques publiques peuvent aider à leur concrétisation ? , juillet 2020.
- 74. OIT, 2020.
- 75. Eurofound, 2020.
- 76. Tremblay D.-G., Demers G., « Télétravail, enjeux et défis », TELUQ, 2020.
- 77. CIPD, Working from home, assessing the evidence after lockdown , September 2020.
- 78. Ibid.
- 79. Willis Towers Watson, « Flexible Work and Rewards », octobre 2020. Enquête menée auprès de 279 DRH européens entre septembre et octobre 2020.
Opportunités et risques du travail à distance : les sujets de débat
Si on ne peut comparer un télétravail « choisi » et un télétravail « subi », l’année 2020 aura quand même permis de tester à grande échelle ses avantages comme ses inconvénients, permettant une analyse plus objectivée de ses effets : dépasser certaines convictions (ou préjugés) des acteurs ou au contraire en souligner la réalité. Elle aura surtout permis de révéler, pas à pas, quelles pourraient être les conditions d’un « meilleur » télétravail, puisque justement ces conditions n’étaient pas réunies.
La figure 2.1 ci-après permet de visualiser les principaux avantages et inconvénients selon le point de vue dont on se place (employeurs, salariés).
Du point de vue des employeurs comme des salariés, les bénéfices attendus restent sensiblement les mêmes qu’avant 2020 (coût immobilier, attractivité de la marque employeur, meilleur équilibre des temps, moins de stress). Toutefois, l’expérimentation du télétravail à large échelle semble avoir révélé de nouvelles opportunités aux employeurs, puisque 64 % des DRH y voient un moyen d’augmenter la productivité et 61 % de réduire l’empreinte carbone. Certains y voient également la possibilité de recourir à une main-d’œuvre plus qualifiée ou moins chère pour 23 % d’entre eux, et plus flexibles pour 11 %1. Du côté des salariés, si l’attrait demeure, l’expérience du télétravail à 100 % aura permis de prendre la mesure de certains de ses effets pervers, qui restaient peu perçus tant que le télétravail leur était en tout ou partie refusé.
Parmi ces opportunités et ces risques, certains restent plus débattus que d’autres, et les données observées comme les analyses ne vont pas toutes dans la même direction. Ce sont ces sujets de débat – pouvant peser sur les négociations collectives à venir – auxquels nous consacrons le présent chapitre.
Figure 2.1 Tableau synoptique des opportunités et risques perçus du télétravail selon les acteurs
Les termes entourés sont ceux qui correspondent aux sujets développés dans le présent chapitre.
Le télétravail contribue-t-il à la productivité ?
Le télétravail a-t-il une influence positive sur la productivité ? Voilà une question qui intéresse au premier chef les entreprises. Les dirigeants voyaient jusqu’ici plutôt une corrélation négative entre les deux facteurs, mais ils semblent assez nombreux à avoir changé d’avis suite à l’expérience de 2020. Ce revirement est-il fondé ?
Les études concernant l’impact du télétravail sur la productivité sont très contradictoires, selon les facteurs auxquels elles s’intéressent. Certaines mettent l’accent sur la productivité globale issue des économies réalisées en matière de coûts immobiliers, de consommations énergétiques et d’effets sur les salaires, d’autres isolent la productivité du facteur travail et soulignent la conditionnalité des gains selon la manière dont le télétravail est mis en œuvre (télétravail choisi ou au contraire mauvaises conditions, impréparation). Au total, la fourchette de ces travaux sur la productivité allant de – 20 % à + 30 %, il paraît bien difficile de s’y fier.
Certaines études, menées avant 2020, estimaient que les gains de productivité issus du télétravail pouvaient aller de 5 à 30 %2, en prenant en compte plusieurs facteurs dont des conditions de travail plus calmes facilitant la concentration : « De nombreux travaux montrent que le télétravail permet de diminuer les interruptions de l’activité professionnelle, les distractions, le temps de repos nécessaire pour récupérer après le travail et qu’il accroît ainsi la concentration, l’efficacité et la qualité du travail, comme la performance »3. Comme le souligne le sociologue Jean-Luc Metzger, « le temps du télétravail ne se confond pas avec du temps gagné sur le travail. C’est d’abord du temps pour mieux travailler »4. Une récente note de l’Institut Sapiens5, citant un rapport de 2016 du cabinet Kronos spécialiste des relations de travail6, fait état d’une augmentation de la productivité de 22 %. Mais tous ces chiffres, qui renvoient à des études anciennes à la méthodologie parfois incertaine, n’emportent guère la conviction.
Des gains de productivité au prix du surtravail ?
En plus de la meilleure concentration des salariés, le télétravail pourrait aussi améliorer la productivité du travail via un allongement du temps de travail (surtravail) : le temps économisé en transport (qui s’élève tout de même en moyenne à 1h15 par jour selon une enquête de 20187) est largement reporté sur les activités professionnelles ; les temps de pauses sont plus courts au déjeuner et plus rares dans la journée. Le premier confinement a permis de documenter cet allongement du temps de travail : une étude américaine, conduite par des chercheurs de Harvard et de la New York University8, a analysé les e-mails et agendas professionnels partagés de 3,1 millions d’employés aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient sur une période de seize semaines, dont celles du confinement ; elle révèle ainsi que le temps d’activité a augmenté de +48,5 minutes par jour, soit environ 4 heures par semaine.
Certains auteurs attribuent également cette intensification du temps de travail produit par le télétravail à « la théorie de l’échange social » : avant 2020, le télétravail était considéré dans de nombreuses entreprises comme un privilège induisant chez les salariés un sentiment de « redevabilité » qui se traduisait par davantage d’efforts pour s’acquitter de leur « dette »9. Les représentations managériales négatives sur le télétravail obligent les télétravailleurs à développer des comportements pour rester visibles aux yeux de leur environnement professionnel et prouver qu’ils sont bien présents et en train de travailler. Ils se font par exemple un devoir d’être réactifs aux sollicitations par mails, messages instantanés, ou appels téléphoniques, ce qui peut venir encore augmenter la charge de travail. Ces aspects ont pu jouer en 2020.
Des gains de productivité qui seraient issus du surtravail peuvent soit s’épuiser, en produisant des effets pervers sur la santé et la qualité de vie au travail des salariés, soit requérir des contreparties pour les salariés, s’ils s’inscrivent dans la durée.
Comparaisons internationales sur le « surtravail »
« Presque tous les rapports d’experts nationaux interrogés montrent que les télétravailleurs ont tendance à travailler plus longtemps que l’employé moyen dans leurs pays respectifs10. » Ainsi, en Belgique une étude de 2005 a révélé que les télétravailleurs accomplissaient en moyenne 44,5 heures hebdomadaires contre 42,6 heures pour les travailleurs sur site. Des résultats similaires sont donnés pour la Finlande (2011), les Pays-Bas (2015), l’Espagne (2011), la Suède (2014) et le Royaume-Uni (2012).
Des constats qui se sont encore vérifiés lors des confinements : une enquête menée auprès de 1000 Britanniques a ainsi révélé que 38 % d’entre eux déclaraient travailler plus longtemps11. Mais les employés sont loin d’avoir été les seuls impactés : en Chine, la société Microsoft a calculé que la charge hebdomadaire de travail des cadres gérant des équipes à distance augmentait de 90 minutes en raison des réunions virtuelles, individuelles et collectives12.
Conditions du télétravail et productivité
À travers l’étude du télétravail dans une agence de voyages chinoise (Ctrip) en 2015, les chercheurs Nicholas Bloom et al.13 ont souligné que ses effets bénéfiques sur la productivité ne valent que lorsque le télétravail est choisi, et non subi : « chez Ctrip, les employés qui ont décidé de travailler depuis la maison étaient 13 % plus productifs que leurs collègues. Il faut cependant mentionner que seulement la moitié des employés se sont portés volontaires. Comment aurait performé l’autre moitié si on l’avait forcée à travailler de la maison, comme c’est le cas en ce moment pour tout le monde avec la crise de la COVID-19 ? Difficile à dire. »14
À l’inverse, des recherches menées au CNAM et corroborées par des ergonomes15 montrent une perte de productivité de l’ordre de 20 % lorsque le télétravail est effectué à temps plein, et encore davantage en cas de mauvaises conditions, du fait de trois facteurs : des déperditions liées à des pertes de temps, ou « surtemps », nécessaires à l’apprentissage des outils, aux problèmes techniques, aux interruptions domestiques ou numériques (courriels plus nombreux, échanges via des messageries instantanées, etc.) ; des déperditions liées à la santé physique et mentale des collaborateurs (mauvaise installation à domicile, isolement social, épuisement numérique) ; des déperditions liées au « moindre impact » des consignes managériales données à distance.
La Direction générale du Trésor16 va dans le même sens : « En tout état de cause, mis en œuvre de manière soudaine, sans préparation sur l’ensemble du temps de travail, pour des missions qui n’y sont pas toujours adaptées, ou sans mode de garde d’enfant, le télétravail peut être source de perte de productivité. »
L’effet du télétravail sur la productivité dépendrait donc de sa nature choisie (et non subie) et de ses conditions d’exercice.
Pour certains auteurs, comme Martin Richer17, ce serait moins le télétravail en tant que tel qui agirait sur la productivité que des organisations du travail participatives fondées sur la confiance et l’autonomie dont le télétravail ne serait que l’une des manifestations.
Fréquence du télétravail et productivité
Si les effets du télétravail sur la productivité peuvent donc être variables, un point semble cependant commencer à faire consensus : en matière de productivité, le travail optimal n’est ni à 100 % sur site, ni à 100 % à distance. La productivité décroît à partir d’un certain seuil de télétravail, variable selon les secteurs et les professions : c’est la fameuse courbe en U inversé, présentée par Antoine Bergeaud et Gilbert Cette18 et adaptée de travaux préalables de l’OCDE (voir figure 2.2)19. « L’efficience des travailleurs s’améliore à la faveur d’une faible intensité de télétravail mais diminue lorsque le télétravail devient “excessif” ; il existerait donc une “zone idéale”, caractérisée par une intensité de télétravail, où l’efficience des travailleurs – et donc leur productivité – est maximisée, même s’il est probable que la forme exacte de cette relation varie selon les secteurs et les professions »20. L’OCDE cite l’exemple de branches d’activités ou de professions où l’articulation de tâches complexes et la communication sont si importantes que le niveau optimal du télétravail y serait moins élevé.
L’ensemble de ces analyses laisse donc présager des marges de progression en matière de productivité dans le cadre d’un déploiement du télétravail post-Covid qui serait mieux maîtrisé.
Figure 2. 2 Rapport entre la fréquence du télétravail et la productivité : la courbe en U inversé
Source : Bergeaud A., Cette G., « Télétravail : quels effets sur la productivité ? », Billet n o 198, , Banque de France, 5 janvier 2021.
Le télétravail est-il un frein à l’innovation et à la créativité ?
Une des craintes fréquemment exprimée par les entreprises est que le télétravail ait un effet particulièrement négatif sur les mécanismes d’innovation reposant sur le partage et la circulation des connaissances, ainsi que sur la percussion créative produite par les rencontres informelles qui se produisent lorsque les personnes partagent des espaces physiques. Malgré le mythe de l’entrepreneur solitaire (avec de célèbres figures telles qu’Edison, Ford, Jobs, Zuckerberg), il est en réalité difficile d’innover seul21. Les relations uniquement médiatisées par les TIC seraient perçues, sur ce point, comme insuffisantes. Ces craintes sont-elles fondées ?
Les économistes Nicholas Bloom22 et Carl Benedikt Frey23 partagent ces inquiétudes et alertent sur un risque de décélération de l’innovation menaçant la croissance économique. Une étude israélienne portant sur 200 start-up locales révèle ainsi que pour 79 % d’entre elles, le travail d’équipe et l’innovation sont négativement impactés par le télétravail24. 54 % des DRH français sondés par l’ANDRH déclaraient constater en juin 2020 une moindre créativité25.
Selon N. Bloom, suite à son étude sur l’agence de voyages chinoise26, le télétravail (quand il est choisi) a un effet positif sur la productivité des tâches répétitives telles que répondre à des appels ou procéder à des réservations, mais négatif pour les activités de création innovantes. C’est l’opinion la plus répandue27. Cependant, le point de vue exactement inverse est défendu par E. G. Dutcher qui met en évidence les effets négatifs du télétravail sur la productivité des tâches routinières, mais ses effets positifs lorsqu’il s’agit de réaliser une tâche exigeant une forme de créativité28, car la créativité s’épanouit surtout dans le calme et la solitude.
L’OCDE, pour sa part, souligne que la controverse n’est pas tranchée. Les « clusters » de type Silicon Valley, déclinés en France en pôles de compétitivité, « semblent clairement indiquer que partager le même espace physique est essentiel pour l’innovation »29. Mais d’autres travaux indiquent qu’à mesure que le partage de l’information entre des travailleurs éloignés les uns des autres se généralisera, « l’utilisation plus intensive du télétravail pourrait devenir partie intégrante d’un processus de réorganisation plus vaste et potentiellement propice à des gains d’efficience, rendus possibles par la transformation numérique »30.
Ce second point de vue est aussi celui défendu par le CIPD (Chartered Institute of Personnel and Development)31. Selon cette organisation, ce n’est pas tant le lieu de travail qui pose problème en matière d’innovation collective que les processus d’équipe qui doivent être pensés pour faciliter la coordination et la communication entre leurs membres. Elle cite une étude mondiale menée auprès de 80 équipes de développement de logiciels réparties dans 28 laboratoires du monde entier32 : les équipes qui avaient de tels processus ont systématiquement surpassé les autres équipes, qu’elles fussent co-localisées ou travaillant à distance. L’étude souligne, d’une part, que la dispersion peut être de nature très diverse, et que la distance sur site (d’un étage à l’autre) peut avoir des effets plus négatifs sur l’efficacité et l’efficience d’une équipe qu’une distance géographique plus importante (voir figure 2.3). D’autre part, les équipes dispersées ont des effets positifs sur l’innovation, en rassemblant une diversité d’expertises et en créant une hétérogénéité culturelle propice à multiplier les points de vue (tout en abaissant les coûts). Pour tirer parti de cette diversité, il est cependant nécessaire d’adopter un management spécifique, optimisant les processus liés aux tâches (répartition équilibrée des tâches, coordination, soutien mutuel, communication formelle), tout en soutenant les facteurs socio-émotionnels (cohésion d’équipe, identification et communication informelle). Le témoignage d’un producteur exécutif d’Ubisoft entendu en audition33, gérant depuis Grenoble des équipes de 800 personnes réparties sur tous les continents pour le développement de nouveaux jeux vidéo, va également dans ce sens.
Ainsi, la coopération ne s’opère pas uniquement par la coprésence : elle nécessite d’être pensée, formalisée et expliquée. Comme le conclut le CIPD, « l’innovation dépend de relations de qualité et d’un bon partage des connaissances. Les employeurs feraient peut-être mieux de se concentrer sur ceux-ci plutôt que sur les endroits où les gens travaillent ».
Figure 2.3 Performance des équipes de travail en fonction de leur localisation
Mode de Lecture : Des équipes localisées dans un même bâtiment à des étages différents ont de moins bons résultats que des équipes dispersées sur une ville / pays / continent, en termes d’efficacité (qualité du résultat en fonction de l‘objectif fixé – courbe bleue) et surtout d’efficience (qualité du résultat en fonction des ressources investies – courbe orange) car elles sous-estiment les obstacles à la communication et négligent les processus de collaboration du fait de la proximité physique entre individus.
Notons, enfin, que pour ce qui est de la créativité, 25 % des managers trouvaient en fin d’année 2020 qu’elle était plutôt en augmentation depuis que leur équipe télétravaillait, et 54 % des télétravailleurs affirmaient avoir le sentiment d’une plus grande capacité d’innovation à distance34. De quoi brouiller encore plus les cartes !
En définitive, l’impact du télétravail sur l’innovation et la créativité reste l’un des points importants et controversés, sur lequel l’expérience de 2020 n’aura pas permis de trancher. Mais avant de se résigner à considérer que la créativité collective n’est pas possible à distance, il importe de tenter des expérimentations nouvelles – tant en termes de méthodes, de modes de management que d’outils numériques (voir aussi chapitres 4 et 5).
Quel impact du télétravail sur la qualité de vie au travail, les risques psychosociaux et la santé ?
Sur le plan de la qualité de vie au travail35 et de la montée des risques psychosociaux, les conditions dégradées du télétravail confiné ne permettent guère de tirer des enseignements durables et de portée générale. Celles-ci permettent toutefois d’attirer l’attention des dirigeants sur les aspects du télétravail pouvant venir détériorer la qualité de vie au travail, au cas où de nouvelles circonstances (nouvelle crise sanitaire, mais aussi grèves générales, pics de pollution, conditions climatiques extrêmes, émeutes) – désormais totalement envisageables – provoqueraient un nouveau télétravail généralisé. Elles soulignent aussi a contrario les points de vigilance à garder en tête pour instaurer un télétravail de qualité.
Parmi les effets négatifs du télétravail en continu sur la QVT, les salariés retiennent particulièrement les suivants.
L’intensification du temps et de la charge de travail36 évoquée précédemment (voir Productivité). Elle s’accompagne souvent d’une réduction des temps de pause37 et des activités physiques38, le télétravail à domicile entraînant une forte sédentarité. Le télétravail peut ainsi devenir une source de surtravail, de workaholisme, car le télétravailleur est amené à travailler sans limite39 aux dépends de ses activités personnelles et sociales (s’occuper de soi, se reposer, pratiquer des loisirs ou sortir). Des symptômes de fatigue, d’anxiété, voire d’épuisement professionnel (burn out), peuvent s’en suivre. Ce phénomène a touché tant les salariés que les managers en télétravail pendant l’année 2020.
L’isolement social favorisant la perception de stress professionnel40, ce dernier étant lié entre autres à la peur de rater des opportunités professionnelles41.
Le manque d’informations fournies par les superviseurs (objectifs professionnels, critères d’évaluation), d’équipement et de formation au numérique. Ce manque a été particulièrement criant lors du premier confinement qui s’est fait dans la précipitation42.
Le manque d’écoute ou de prise en compte des difficultés rencontrées : 57 % des salariés regrettent un manque d’écoute et seuls 43 % estiment que leur entreprise les accompagne psychologiquement avec des dispositifs d’écoute/de parole, et des services de soutien, selon une étude réalisée par Malakoff Humanis en juillet 202043. Situation qui semble s’installer puisqu’une étude menée en octobre 2020 révèle que seule ment 15 % des travailleurs interrogés dans 7 pays, dont la France, « se sentent écoutés par leur entreprise »44.
Un moindre sentiment d’appartenance et une moindre identification à l’organisation. Un aspect qui ressort particulièrement du dernier baromètre T4 Empreinte Humaine-Opinion Way45: 49 % de salariés restent dans leur entreprise faute de trouver mieux (60 % chez les télétravailleurs à 100 %), 36 % ont perdu la fierté de travailler pour leur entreprise.
Pour toutes ces raisons, le télétravail est souvent associé au développement des risques psychosociaux (RPS), qui se sont forte ment intensifiés avec le télétravail forcé par la pandémie en elle-même très anxiogène. En juin 2020, 66 % des DRH français constataient une augmentation des RPS46. Ce phénomène semble avoir particulièrement touché les femmes qui, durant le premier confinement, étaient 50 % (contre 36 % des hommes) à ressentir de l’anxiété ou du stress47. Ce sentiment s’est encore aggravé avec le deuxième confinement, 65 % des salariés français se déclarant fatigués, inquiets, stressés ou surmenés48. La détresse psychologique est plus marquée chez les jeunes (70 %), les femmes (58 %), les managers (56 %)49, les Franciliens et les salariés de grandes entreprises50. Le deuxième confinement semble également avoir été plus difficile à vivre pour les personnes seules que pour les familles (contrairement au 1 er confinement où écoles et crèches étaient fermées) : « les actifs qui ont télé travaillé aux côtés de leur conjoint(e) et de leurs enfants se sont sentis plus efficaces et concentrés (77 %) que ceux qui ont télétravaillé seuls (59 %) »51. Hors de toute situation de télétravail subi, ce point invite les managers à se renseigner avec délicatesse sur la situation personnelle et familiale des individus en télétravail et à prendre en compte d’éventuelles fragilités psychologiques, avant d’accorder avec trop de largesse des jours de télétravail. La prévention des RPS nécessite de former les managers à la détection des signaux faibles de détresse au sein de leurs équipes.
Au-delà des RPS, l’OIT indique que le télétravail accroît également les risques pour la santé physique : troubles musculosquelettiques (TMS), fatigue visuelle, obésité, maladies cardiaques, etc.52.
Le premier élément en cause concerne évidemment l’ergonomie des postes de travail, qui n’a clairement pas été au rendez-vous en 2020 du fait du manque de préparation du passage au télétravail. Selon une étude53, seuls 50 % des télétravailleurs ont bénéficié d’un bon poste de travail à domicile, 21 % admettant travailler depuis leur table à manger, 12 % depuis leur canapé et 4 % depuis leur lit. Pour ceux qui ont souhaité s’équiper correctement, une majorité a dû le faire sur ses fonds personnels : 65 % des Français interrogés ont dû payer leur propre équipement de bureau – pour un investissement moyen de 974 € ! 13 % n’ont ja mais reçu de réponse après avoir demandé du matériel et 8 % ont vu leur demande rejetée.
La moitié des salariés interrogés dans cette étude considère par ailleurs que leur poste de travail à domicile provoque plus de douleurs que leur poste de travail au bureau.
Dans ces conditions, les troubles physiques sont de plus en plus répandus : fatigue oculaire (41 %), douleurs au dos (39 %), maux de tête (31 %), raideurs dans la nuque (22 %)54. Un constat qui avait déjà été mis en avant par une enquête de l’Ugict-CGT en avril 2020, révélant que « 44 % des son dés disent ressentir des douleurs physiques inhabituelles (mal de dos, nuques, poignets, yeux…) »55. Les ostéopathes et kinésithérapeutes constatent ainsi une véritable explosion des consultations. Comme l’explique l’ostéopathe Benjamin Pradas : « Majoritairement les patients viennent pour des lombalgies et cervicalgies (provoquant des migraines). J’ai l’impression de faire dix fois la même consultation, parce que les gens se plaignent des mêmes maux : ils ont une barre en bas du dos à force de rester assis. C’est une conséquence du télétravail car la plupart s’assoient sur une chaise peu ergonomique ou carrément sur le canapé »56.
La sédentarité est également en jeu : une enquête de l’ONAPS (Observatoire nationale de l’activité physique et de la sédentarité) souligne ainsi que pendant le 1 er confinement, 25 % des adultes ont augmenté leur temps passé assis et 41 % ont augmenté leur temps passé devant les écrans. A contrario , les activités physiques ont été en forte baisse, suite à l’arrêt de nombreux déplacements et à la fermeture des salles de sport. Avec de potentiels effets désastreux à venir puisque la sédentarité « multiplie par deux le risque de maladies cardiovasculaires, de diabète de type 2 et d’obésité »57.
Il semble donc urgent d’intégrer les risques spécifiques liés au télétravail dans les DUER58 mais la réglementation reste floue : si la directive européenne 90/270/CEE oblige les employeurs à mener des évaluations régulières des risques pour les employés de bureau et pour les travailleurs permanents à domicile, « les lignes directrices concernant les travailleurs temporaires à domicile sont moins claires »59.
Comparaisons internationales sur la QVT en télétravail confiné
Les constats sont similaires dans les autres pays du monde.
Un sondage anonyme auprès de professionnels de la tech en Amérique du Nord60 a ainsi montré que 73 % d’entre eux se disaient épuisés à la fin du mois d’avril, soit 12 points de plus qu’en février. Pour 20,5 %, cet épuisement était consécutif à une charge de travail trop élevée.
Un sondage conduit par la London Business School61 auprès de 3000 personnes pendant le 1er confinement a révélé que la plus grande préoccupation des télétravailleurs était de manquer d’interactions sociales (mentionnée par 46 % des participants). 62 % des répondants d’un sondage mondial mené auprès de 11 000 travailleurs de 24 pays ont déclaré que le télétravail isolait socialement62. Selon ce même sondage, 50 % craignaient que le télétravail restreigne leurs possibilités de promotion. Cette crainte est à la fois confirmée et relativisée par une autre étude portant sur 405 télétravailleurs américains : les possibilités de promotion sont surtout restreintes lorsque le télétravail est effectué à temps plein63.
Au niveau des douleurs physiques, les constats sont aussi préoccupants qu’en France : fatigue oculaire (41 % des télétravailleurs, comme en France), maux de tête (39 %, soit 8 points de plus qu’en France), douleurs au dos (37 %, 2 points de moins) et raideurs de nuque (30 %, 8 points de plus). Ils sont 52 % à considérer que leur poste de travail à domicile est à l’origine de plus de douleurs qu’au bureau (+2 %) et 71 % à avoir dû s’équiper eux-mêmes, sans aide matérielle ou financière de leur entreprise (+6 %)64.
Cependant, si l’on isole les facteurs de risque qui sont principalement liés au télétravail confiné et à 100 %, alors les avantages du télétravail en termes de QVT sont nettement perçus par les salariés, pour peu que l’entreprise veille à prendre certaines précautions.
La réduction des micro-interruptions par les collègues et managers atténue la perception du stress professionnel. Ce constat invite les managers à veiller à ne pas exiger des télétravailleurs qu’ils répondent de manière synchrone à leurs sollicitations numériques ou téléphoniques.
La souplesse et la flexibilité dans la gestion des horaires favorisent chez le salarié le sentiment de contrôle de son temps, mais également de ses méthodes de travail. Cela suppose qu’il y ait effectivement des Horaires de Travail fondés sur la Confiance (HTC), ce qui va de pair avec un type de contrôle orienté sur les résultats (voir chapitre 4). L’OCDE observe que les HTC peuvent être considérés comme un prérequis au télétravail : « L’entreprise renonce à contrôler le temps de travail de ses salariés et évalue leurs performances uniquement sur la base de leur production. Par conséquent, les entreprises qui utilisent les HTC sont plus susceptibles d’adopter le télétravail. D’ailleurs, on observe en 2018, en Allemagne, une corrélation positive significative entre l’utilisation des HTC et le télétravail depuis le domicile »65.
Le télétravail, pour autant qu’il reste choisi et intermittent (ou hybride), permettrait donc tout à la fois « d’accroître le sentiment d’autonomie, la motivation au travail, l’implication organisationnelle et la satisfaction professionnelle »66. Autant de facteurs agissant sur la qualité de vie au travail et qui se traduisent par « un taux d’absentéisme, des niveaux d’intention de départ et un taux de turnover plus faibles »67. Ces effets bénéfiques nécessitent toutefois que des conditions matérielles, organisationnelles et personnelles soient réunies (voir chapitre 3).
Vie professionnelle, vie personnelle : conciliation ou déstructuration des temps sociaux ?
C’est l’argument le plus souvent évoqué en faveur du télétravail : celui-ci permettrait une meilleure conciliation des temps sociaux des personnes grâce au gain de temps économisé dans les transports68, une plus grande flexibilité horaire ainsi qu’un autocontrôle plus important, permettant de mieux organiser ses multiples rôles et activités (professionnelle, familiale, amicale, de loisirs)69. Mais le risque n’est-il pas ici d’assister à une déstructuration des temps sociaux et de voir le travail absorber tout le temps de la vie ?
La capacité à délimiter, à son domicile, la sphère professionnelle de la sphère privée, et à établir des frontières spatiales et psychologiques claires pour chacune d’elles, n’a rien d’inné. Ce sont des pratiques qui s’opèrent progressivement et prennent du temps. Les free-lances et autres indépendants connaissent bien le problème, eux qui filent travailler dans les cafés (quand ils sont ouverts !) ou réservent une place dans un espace de co-working, moins pour fuir l’isolement que pour scinder les « territoires » de leur vie.
Le travail réalisé au domicile a tendance à déborder sur les autres activités avec un risque de surtravail qui finit par absorber « tous les temps de la vie »70. Les télétravailleurs « expriment des difficultés à contenir et ne pas se laisser envahir par le travail »71. S’en suit l’émergence d’incompréhensions, de tensions ou de conflits avec l’entourage familial et amical, ainsi qu’une augmentation du stress dans la sphère privée, tant du point de vue du télétravailleur que de celui de son entourage. Le premier confinement a ainsi mis en exergue la situation défavorable des femmes qui sont toujours responsables d’une majorité de tâches domestiques à l’origine d’une forte charge cognitive, qui s’est accrue avec la garde des enfants et l’école à la maison. Ce phénomène peut expliquer en partie la hausse significative des séparations et des divorces en 2020, en particulier ceux initiés par des femmes72. Ayant du mal à faire face conjointement aux exigences professionnelles et familiales, à répondre aux sollicitations de l’entourage, les télétravailleurs à domicile déclarent ressentir une forte pression et sacrifient souvent le temps qu’ils souhaiteraient consacrer au repos, aux loisirs ou aux sorties – phénomène aggravé en 2020-2021 par la raréfaction des possibilités de distractions du fait de la pandémie.
Des témoignages de managers, et plus particulièrement de manageuses, viennent confirmer ce point : Émilie, par exemple, indique à quel point lui manquent ces temps de transition ou sas de décompression « rien qu’à moi », passés dans la voiture, avec sa musique. Aujourd’hui, dès la porte de son bureau à domicile fermée, elle passe à la cuisine où l’attendent des petites bouches affamées73.
Corriger ces phénomènes passe par la mise en œuvre de comportements, règles et rituels personnels mais aussi négociés avec l’entourage, quant au partage des tâches et aux rythmes de la journée. Disposer à son domicile d’une pièce réservée au travail – « une chambre à soi » disait Virginia Woolf –, avec une porte qui ferme, représente évidemment un avantage : à la fin de la journée, on ferme ainsi la porte de son « bureau », en laissant le travail derrière soi. A contrario, nous racontait M., une jeune salariée vivant dans un studio à Paris : « Je travaille toute la journée sur la seule table dont je dispose, j’y mange, j’y regarde des films, j’y lis, j’y cuisine. L’ordinateur sur lequel je travaille est aussi celui sur lequel je lis la presse, regarde des vidéos, écoute de la musique, tchate avec mes copains, etc. Il n’y a plus aucune coupure. Je rêve juste d’avoir une deuxième table, je me déplacerais ainsi de l’une à l’autre pour marquer la fin d’un temps et le début d’un autre. » Un témoignage qui montre toute l’importance de l’espace symbolique et illustre le fait que l’être humain est une espèce spatiale autant que sociale. Pour répondre à cette problématique, des aménageurs proposent désormais des postes de travail sur roulettes, peu encombrants, que l’on peut ranger dans un coin à la fin de la journée74 pour dire « bye-bye au boulot ».
Parce que beaucoup de travailleurs, notamment les cadres, sont aussi en général des « accro » à leurs appareils numériques, il existe de plus en plus d’applications pour les aider à s’auto-discipliner en vue d’un usage plus raisonné du numérique ; ces applications peuvent aller de la simple mesure du temps passé sur Internet, sa boîte mails ou les réseaux sociaux (pour aider à la prise de conscience) jusqu’au blocage des appareils quand le compteur de temps fixé par l’utilisateur est atteint75. En utilisant ce type d’applications, les managers pourraient ainsi donner l’exemple sur la manière de mettre en œuvre le droit à la déconnexion76.
L’intrusion de la vie professionnelle dans la sphère privée se manifeste aussi via l’usage de la visioconférence, fenêtre ouverte sur le logement et l’image personnelle de chacun. Ce qui explique l’usage des fonds d’écran ou de la caméra éteinte. La visioconférence peut devenir, en effet, un révélateur d’inégalités s’il y a obligation faite par l’employeur d’activer la caméra – pratique dont la légalité est d’ailleurs douteuse au regard du RGPD comme du droit du travail77. Ainsi, rapporte Sophie, trentenaire parisienne, dans les colonnes de Marianne, le rituel hebdomadaire avec caméra, imposé par sa directrice marketing, tourne au désastre le jour où Sophie connaît un dégât des eaux dans son petit logement, alors que la directrice est installée dans un château depuis le début du premier confinement : « Il y avait ce contraste insupportable entre sa vie de châtelaine et moi, recluse dans ma cuisine faute de pouvoir travailler ailleurs, avec ce dégât des eaux qui m’empoisonnait le quotidien », explique-t-elle78. Au titre cependant des points positifs à mettre au compte de l’intrusion de la visioconférence dans la sphère privée en temps de confinement, les salariés ont aussi pu se rendre compte que leurs managers de proximité (qui sont loin d’être tous des châtelains) vivaient souvent comme eux et avaient des problèmes similaires : pas de bureau dédié, des enfants en bas âge qui font coucou à la caméra, des animaux, des travaux, etc. Cet effet miroir a pu contribuer à réduire la distance hiérarchique79, à créer des familiarités ou des connivences, propres à créer un climat de confiance pour l’avenir.
À ce travail de délimitation des temps sociaux, l’entreprise peut évidemment contribuer ou au contraire nuire. Parmi ses contributions positives, on trouve le respect du droit à la déconnexion et des temps de réponse asynchrones (voir chapitre 5), des réunions ou échanges organisés sur les plages horaires normales de travail, voire sur des plages dédiées à l’avance à cette activité, des temps de discussion en one-to-one (ou bilatéraux) entre manager et salarié permettant d’explorer d’autres sujets que le seul travail, des guides de conseils ergonomiques et de santé en télétravail (prendre des pauses, bien manger, se lever et s’étirer régulièrement, aérer, boire de l’eau, etc.). Mais une partie de ce travail de régulation dépend aussi de la capacité du salarié à autogérer son activité professionnelle : se fixer des objectifs à atteindre, structurer sa journée de télétravail, hiérarchiser les tâches à accomplir, gérer son temps, etc. Ce qui suppose d’avoir atteint un certain niveau d’autonomie à son poste de travail. Le sociologue Jean-Luc Metzger80 analyse que, ce faisant, la charge d’encadrer le travail est désormais entièrement transférée au télétravailleur et à sa famille, cette dernière constituant par ailleurs « le principal garde-fou contre le surtravail ». Il souligne en substance « l’existence d’un vide dans la régulation entre sphères professionnelle et privée, vide que les entreprises suscitent en déportant sur les individus la responsabilité de mettre cette régulation au point, après l’avoir rendue invisible ».
Comparaisons internationales sur l’équilibre vie pro-vie perso
Cette ambivalence se retrouve dans d’autres pays. Une étude menée en Allemagne en 2013 soulignait ainsi que 79 % des 505 salariés interrogés considéraient que le travail à domicile les aidait à concilier vie professionnelle et vie familiale, alors que dans le même temps 55 % regrettaient un chevauchement excessif de ces deux sphères81.
Une étude belge de 2005 présente des résultats plus optimistes : 56 % des télétravailleurs estimaient que le travail à domicile avait un impact positif sur l’équilibre travail-vie privée, 34 % aucun impact et 11 % un impact négatif. Des effets nets positifs sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée sont également signalés aux Pays-Bas (2009), en Italie (2013) et en Hongrie (2016)82.
Le rapport de l’OIT note lui aussi un chevauchement des temps sociaux, porteur autant d’effets négatifs (accroissement de la charge de travail et du stress, particulièrement pour les parents et plus encore pour les familles monoparentales) que positifs (gain de temps de transport dont une partie est consacrée à la famille, moindre stress lié aux déplacements, flexibilité horaire)83. Indépendamment de la manière dont il est vécu à ce niveau, le télétravail forcé et massif expérimenté pendant la crise sanitaire « a fait voler en éclats l’idée que le travail rémunéré et la vie personnelle sont deux aspects totalement dissociés, ainsi que le mythe du “travailleur modèle” qui pourrait – et devrait – toujours être disponible pour ses obligations professionnelles »84.
Lorsque tous ces points de vigilance sont pris en compte, alors « le télétravail engendre des conséquences positives en termes d’équilibre de vie et d’enrichissement mutuel entre le travail et le hors travail »85.
Quel impact du télétravail sur le lien social ?
En termes de sociabilité, le télétravail semble n’avoir que des inconvénients : « Les télétravailleurs ont des échanges et des discussions moins fréquents, moins nombreux et de moindre qualité avec leurs collègues et leurs supérieurs lorsqu’ils sont à distance de leur entreprise »86 affirment certains. Mais est-ce si sûr ?
Il est exact de dire que les télétravailleurs confinés ont principalement regretté le manque d’interactions informelles ou spontanées à l’origine de distractions qui, si elles sont parfois perçues comme perturbatrices, sont aussi à d’autres moments vécues comme divertissantes et sources de chaleur humaine87. Ils témoignent également d’un sentiment de solitude et d’isolement professionnel qui peut conduire à une forme de repli sur soi plus globale. Le télétravail conviendrait ainsi mieux à ceux qui ont une vie sociale déjà bien établie ou qui apprécient la solitude.
Avec le télétravail, l’entreprise joue un moindre rôle de lieu de construction sociale, et l’activité de travail n’est plus rythmée par des rituels matérialisés dans des lieux de rencontres précis (machine à café, couloirs, cantine). La séparation induite par le télétravail n’est donc pas seulement physique mais également psychologique, ce qui peut conduire à un moindre sentiment d’appartenance à l’entreprise et à une perte de sens néfaste en termes de motivation et de performance88.
Pour toutes ces raisons, une forte majorité de salariés estime que le travail sur site est nécessaire avant tout pour la vie sociale (55 %89). Une étude réalisée par Opinion Way90 révèle que 40 % des actifs français considèrent le lien social comme source de bonheur au travail, particulièrement les 18-24 ans qui le désignent comme leur principale source de bonheur au travail. Ainsi, pour le philosophe Charles Pépin, « cette étude confirme de manière claire que notre bonheur est moins en nous qu’entre nous : rien ne nous rend plus heureux qu’une qualité de liens, et même une qualité de liens quotidiens. Nos liens ne se surajoutent pas à notre identité première pour nous rendre heureux ; ils sont la matière première de notre bonheur91 ».
Le télétravail qui repose sur la médiation de ces liens sociaux par le biais des outils numériques représente donc un défi de taille, mais qui n’est pas forcément insurmontable. Des enquêtes et études montrent que le lien social a pu être maintenu dans les circonstances extrêmes des confinements, et pourrait donc l’être a fortiori dans le cadre d’un télétravail organisé et normalisé. Selon une enquête menée par Malakoff Humanis92, les personnes télétravaillant à 100 % estiment dans leur grande majorité être bien entourées (88 %) et maintenir un lien avec leur entreprise (77 %), des sentiments qui sont souvent plus forts que ceux exprimés par des personnes travaillant entièrement sur site. Durant le premier confinement, « 52 % des personnes interrogées ont constaté une amélioration de la collaboration… »93 ; à l’été 2020, 72 % des salariés français interrogés estimaient que leurs relations avec leurs collègues s’étaient améliorées94.
La distance temporelle et géographique pourrait paradoxalement favoriser le développement d’une forme de proximité « comme s’il s’agissait de compenser les unes par l’autre95». Un constat partagé par ce dirigeant d’une équipe de consultants basé à Montréal : « Je dirige des employés qui se trouvent à Paris et avec qui j’ai l’impression d’être beaucoup plus proche qu’avec d’autres employés qui se trouvent, tout comme moi, à Montréal. Il y a même des collègues avec qui je travaille qui se trouvent dans le même édifice que moi, que je vois régulièrement, de qui j’ai l’impression d’être plus éloigné que de mes employés qui sont à l’étranger. Le fait que nous soyons sur deux continents ne m’empêche pas d’avoir le sentiment qu’il y a très peu de distance entre nous. Parce que nous sommes proches, ça devient facile de communiquer, de travailler en équipe, d’échanger des informa tions, de nous entraider, etc. Je sens que, s’il y a un pépin, je serai capable de m’en rendre compte rapidement et d’intervenir efficacement. Beaucoup plus qu’avec certains collègues. »96
Pour Martin Richer qui a mené plusieurs études sur le télétravail pour le compte du think tank Terra Nova et qui a été auditionné par notre groupe de travail97, l’idée qu’il serait impossible de construire du lien social à distance relève du jugement à l’emporte-pièce. Il semble tout à fait envisageable de creuser une notion très fertile qui est la sociabilité sur Internet. Il faut certes recourir aux technologies adéquates, dont l’offre s’est enrichie du fait du confinement, et mettre en place des routines et des processus permettant d’aménager des moments de convivialité et d’échanges entre les salariés (par exemple : web café, web goûters, Zoom pizza, web apéro, ice-breakers). La convivialité numérique (voir aussi chapitre 5) pourrait donc devenir un nouvel habitus, si elle n’est pas exclusive et se mêle à des temps physiquement partagés.
Sur le plan du lien social, mentionnons également le caractère inclusif du télétravail, notamment à l’égard des travailleurs souffrant d’un handicap moteur, ce qui pourrait agir sur leur bien-être au travail, mais aussi sur leur recrutement, l’obligation faite aux employeurs d’employer des personnes handicapées dans la proportion de 6 % de l’effectif total (article L.323-2 du Code du travail) n’étant à ce jour que très imparfaitement respectée.
Le télétravail a-t-il un impact positif sur l’environnement ?
Le télétravail est souvent plébiscité pour la baisse drastique des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de polluants qu’il permet grâce à la réduction des déplacements professionnels. L’ADEME98 estime ainsi que le télétravail permet de diminuer d’environ 30 % les impacts environnementaux associés aux trajets domicile-bureau. Ce gain atteindrait 58 % pour les émissions de particules fines en suspension, ce qui provoque une amélioration notable de la qualité de l’air.
La réalité est cependant plus contrastée en termes écologiques. L’ADEME souligne aussi les risques d’un effet rebond pour plusieurs raisons : si les salariés n’ont plus besoin de se rendre à leur travail que deux ou trois fois dans la semaine, ils pourraient être incités à habiter plus loin de leur lieu de travail, ce qui augmenterait alors l’amplitude des trajets. Il pourrait aussi y avoir une hausse de la consommation énergétique du lieu d’habitation (électricité, chauffage).
Parallèlement, le télétravail engendre aussi une croissance de la pollution numérique (responsable de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre99), notamment avec les visioconférences consommatrices de bande passante ; il engendre aussi une production accrue d’artefacts numériques, ce qui induit accroissement des consommations d’énergie et de ressources, ainsi qu’une production de déchets électroniques100, un critère souvent non pris en compte par les entreprises pour mesurer leur empreinte carbone. C’est pourquoi, les entre prises devront être précises et complètes lorsqu’elles ne manqueront pas de revendiquer l’effet environnemental positif du télétravail dans leurs rapports RSE ou leurs déclarations de performance extra-financière. L’écobilan du télétravail n’est pas un exercice facile à opérer et le télétravail ne doit pas devenir un instrument supplémentaire au service du green-washing.
Le télétravail peut-il exercer une pression à la baisse des salaires ?
Il s’agit d’un risque encore non avéré, tout au moins en France. Cependant, certains signaux montrent que le télétravail ne sera pas sans effets sur le marché de l’emploi.
Les premiers indices nous viennent des États-Unis. En mai 2020, lorsque Facebook a annoncé vouloir jouer les précurseurs sur le télétravail, il a aussi précisé que les salaires pourraient être ajustés en fonction du lieu de résidence : si vous déménagez dans le Montana et divisez vos dépenses par cinq, est-il juste de vous verser le même salaire que si vous habitiez à San Francisco ? GitLab, une société US organisée en « full remote » (tous les salariés sont en télétravail permanents sur plusieurs continents) a tranché et établi des grilles de salaires susceptibles d’être réévaluées en fonction des changements du lieu de résidence.
Le télétravail pourrait jouer défavorablement sur les augmentations de salaires en raison d’une conception encore enracinée chez certains dirigeants selon laquelle le télétravail serait une « faveur » que l’entreprise accorderait aux salariés. Ainsi a-t-on pu entendre des phrases du type : « Maintenant qu’on leur a accordé le télétravail, ils ne vont pas en plus nous demander des augmentations de salaires ». Or si le télétravail doit bien résulter d’un double volontariat (entreprise/salarié), il n’est pas une faveur dont les salariés devraient être redevables, d’autant que comme nous l’avons montré, il engendre des bénéfices directs et indirects pour l’entreprise (moindre coût immobilier, baisse de l’absentéisme, réduction du turn-over, accès élargi aux talents, attractivité de la marque employeur). Les organisations représentatives se montreront certainement vigilantes sur ce point lors de futures négociations.
La modération salariale pourrait résulter aussi d’un autre mécanisme : les entreprises qui proposent de bonnes conditions de télétravail pourraient attirer un nouveau personnel avec des salaires de départ moins élevés que ce ne serait normalement le cas (en particulier si, en complément du télétravail, elles offrent d’autres mesures qui améliorent l’équilibre travail-vie, comme des horaires de travail flexibles par exemple), les travailleurs étant disposés à renoncer à un salaire plus élevé en échange de ces avantages101. Dans leur étude « Valuing Alternative Work Arrangements » (2017)102, Amanda Pallais et Alexandre Mas cherchent à estimer cet effet à partir d’une étude expérimentale réalisée dans le cadre d’un processus de recrutement dans un centre d’appel aux États-Unis. Ils concluent que le candidat moyen serait prêt à consentir une baisse de salaire de 10 % pour pouvoir travailler depuis chez lui. Cet avantage comparatif devrait cependant se réduire à mesure que les entreprises seront nombreuses à élargir la portée des accords de télétravail.
Ceci étant posé, le télétravail engendre aussi des coûts directs pour l’entreprise – comme l’équipement en matériel informatique, en nouveaux logiciels et applications, en cybersécurité renforcée, et, le cas échéant, en indemnités forfaitaires pour la prise en charge de certains coûts liés au logement du salarié (connexion, chauffage, électricité). Ces coûts pourraient pousser les entreprises à négocier des contreparties. Si les entreprises obtiendront probablement à terme une contrepartie notable via la réduction des surfaces de bureaux (mais qui ne se fera pas en un jour), elles auront dans l’immédiat surtout intérêt à saisir l’opportunité du télétravail pour négocier des contreparties en matière d’organisation du travail – comme, par exemple, des élargissements des plages de disponibilité à l’égard des clients – plutôt que de vouloir agir par ce biais sur la modération salariale.
Certains pensent aussi que le télétravail incite à considérer le travail sous l’angle du seul résultat. Dans cette hypothèse, le contrat de travail serait progressivement vidé de sa substance au profit d’une logique de prestation de service. Cette logique pourrait accroître le recours à la sous-traitance, en diminuant ainsi la protection sociale et le coût total du travail, les individus étant incités à devenir entrepreneurs ou indépendants et à assumer le risque économique de leur activité. Cette tendance était déjà modestement à l’œuvre, d’autant qu’elle correspond aussi à la préférence de certains individus ; le télétravail va-t-il l’accélérer ?103
Enfin, en prolongement de l’idée qui précède, on entend aussi dire que le télétravail pourrait favoriser la baisse des coûts de main-d’œuvre dans la mesure où il donne accès à un bassin de travailleurs élargi, propre à accroître l’offre de compétences, en particulier en provenance des pays où le coût de la main-d’œuvre est moindre : si c’est un salarié à distance, alors pourquoi pas un Indien ? Cette perspective produit des visions dystopiques sur l’ubérisation générale du marché du travail et la délocalisation extrême dans les pays émergents. Or de telles pratiques n’ont ni attendu ni eu besoin de l’extension du télétravail « local » pour exister : des développeurs en Roumanie, des centres d’appels à Madagascar, des techniciens de maintenance informatique en Inde104, etc. La mondialisation des chaînes de valeur et l’extension de la sous-traitance internationale, permises notamment par les outils de travail collaboratif à distance, se développent depuis une quarantaine d’années et le fait que les personnels français des entreprises françaises télétravaillent n’aura que peu d’effet sur le phénomène. Si dystopie il y a, elle est à l’œuvre depuis longtemps et l’extension du télétravail local n’y changera quasiment rien.
Une étude de l’Organisation internationale du travail (OIT) publiée le 13 janvier 2020105, qui se concentre sur les effets du travail à domicile106 dans le monde, appelle toutefois à la vigilance. Dans les pays à revenu élevé, le travail à domicile correspond principalement au télétravail (salarié ou indépendant économiquement dépendant), et celui-ci est donc inclus parmi les trois formes du travail à domicile étudiées107. Le rapport indique qu’une « pénalité » de rémunération est observée pour le travail à domicile dans presque tous les pays, même pour les professions les plus qualifiées.
Les travailleurs à domicile gagnent 13 % de moins que les travailleurs non basés à domicile au Royaume-Uni, 22 % de moins aux États-Unis, 25 % de moins en Afrique du Sud ; et environ 50 % de moins au Mexique, en Argentine et en Inde. Ces moyennes agrégées rendent compte de réalités très différentes, selon que les travailleurs à domicile « tissent du rotin en Indonésie, fabriquent du beurre de karité au Ghana, insèrent des mots-clés sur des photos numériques en Égypte, cousent des masques en Uruguay ou télétravaillent en France108 ». Le mérite de l’étude est cependant de pointer le fait qu’un télétravailleur éloigné ou isolé de son organisation peut avoir du mal à faire valoir ses droits ou risque d’être oublié à l’heure des revendications salariales.
Enfin sur un plan macro-économique, certains mettent l’accent sur une aggravation des inégalités de revenus à travers les liens qu’entretiendraient télétravail, productivité et secteurs employant beaucoup de travail leurs qualifiés109. En effet, partant de l’hypothèse que la productivité augmente en télétravail (hypothèse qui ne nous paraît pas actuellement documentée avec fiabilité, voir au-dessus) et que, parallèlement, le télétravail continue de concerner avant tout les salariés qualifiés à très qualifiés qui deviennent plus nombreux à télétravailler, alors les écarts de revenus pourraient se creuser encore davantage entre les secteurs d’activité employant beaucoup de travailleurs qualifiés (dont la productivité et les salaires augmenteraient grâce au télétravail), et les secteurs qui en emploient peu (services à la personne, services de proximité) dont la productivité et donc les revenus ne seraient pas boostés par le télétravail. Ces prévisions reposent sur beaucoup d’hypothèses, mais si elles devaient se confirmer, le télétravail pourrait alors se révéler un marché de dupes pour l’équilibre social général.
Travail à distance : nomades ou monades ?110
Dès que l’on se projette dans l’avenir, le télétravail suscite autant de visions idylliques que dystopiques : d’une part, une conception enjolivée de la vie de digital nomad, de l’autre, des craintes de conflits sociaux quasiment prérévolutionnaires ou d’atomisation de la société.
L’expérience de 2020 aura permis de remettre l’accent sur le futur du travail sous l’angle du nomadisme. Mais ne nous y trompons pas ! Le télétravail avant et après 2020 n’a que peu à voir avec la manière de travailler des digital nomads. Le télétravail au domicile reste un travail « posté », même si vous vous trouvez à distance de votre entreprise, de même que l’est un travail dans un espace de co-working qui serait réservé par votre entreprise et dans lequel vous vous rendriez quasiment tous les jours.
Le nomadisme, en revanche, consiste à travailler de n’importe où, à n’importe quelle heure, sans que l’entreprise ait besoin de savoir où vous vous trouvez, votre bureau se résumant à votre ordinateur portable et à votre connexion Internet : aujourd’hui en Thaïlande, demain en Australie, à Tel-Aviv, à Chamonix ou au fin fond de la Creuse, au gré de vos envies de voyages ou du déplacement de la tribu que vous vous êtes construite.
La presse et Instagram se sont fait largement l’écho des « villages » de digital nomades, sur fond de lagon bleu ou de piscine à débordement, qui se seraient constitués ou développés à l’occasion des grands confinements. On peut supposer qu’il s’agit là surtout d’une offensive des professionnels du tourisme au désespoir, surfant sur la vague pour attirer une nouvelle clientèle. De nouveaux mots sont apparus à cette occasion : workation, composé de work et vacation, ou encore bleisure, conjonction de business et leisure. Si une sociologie des nomades digitaux composant ces « villages » reste à faire, ce sont pour le moment essentiellement des free-lancers et des entrepreneurs de 25 à 35 ans que l’on trouve dans ces lieux. Ils travaillent de façon dominante dans des métiers numériques tels que consultant, développeur, marketeur, rédacteur, graphiste, coach, et choisissent ce mode de vie pour un certain temps, en lien avec leur âge et leur absence d’attaches familiales, dans une mixture originale d’individualisme et de communauté.
Depuis San Francisco, David Bchiri, directeur de Fabernovel USA, indique que, selon lui, il s’agit d’une tendance durable, mais qui ne concerne qu’une très petite frange de la population, jeune, disposant de savoirfaire valorisés et pouvant rebondir d’un projet à un autre – comme par exemple les développeurs dont le manque est évalué aux États-Unis à 700 000 personnes. Ou des personnes qui acceptent une certaine forme de précarité et sont motivées par une passion : le sport, la nature ou la recherche d’une réalisation de soi par des modes de vie alternatifs, ou encore un mélange des deux. « Une des entreprises que nous accélérions a dû fermer car elle était spécialisée dans l’obtention des visas et ceux-ci ont été quasiment interdits, du jour au lendemain. L’équipe des fondateurs s’est délocalisée au Costa Rica, dans une communauté de surfeurs, et ils ont monté leur propre accélérateur de start-ups sous la forme d’un grand espace de co-working au bord de l’océan. Ils me disent qu’ils rencontrent là-bas une communauté de grands nomades qui passent un an dans un pays, puis un an dans un autre, et revendiquent avant tout la liberté d’habiter où ils veulent et d’organiser leur temps comme ils le souhaitent.111 » Cet esprit très « californien » n’est pas sans rappeler les pratiques de cette entreprise « libérée » avant l’heure (1972) qu’est Patagonia (2 300 salariés), spécialisée dans le matériel d’alpinisme et d’équipement de plein air, où les salariés sont incités à pratiquer en toute confiance leurs sports-passions (alpinisme, surf, pêche), à la fois pour leur équilibre personnel et une meilleure connaissance des clients.
Ici encore, on peut dire que cette forme de nomadisme n’est pas entièrement nouvelle et n’a pas attendu le numérique pour exister : c’est par exemple structurellement le cas depuis longtemps dans les métiers de l’hôtellerie-restauration touristique dont le modèle économique repose sur la flexibilité du personnel en fonction des pics de fréquentation ; les saisonniers s’y déplacent de la montagne à la mer, parfois pour exercer leurs sports-passion comme certains GO du Club Med.
Si l’on excepte ces quelques cas, le nomadisme intégral peut attirer pendant quelques années de jeunes travailleurs, mais ne semble pas représenter un modèle organisationnel viable du point de vue de l’écrasante majorité des entreprises. Il faut le voir plutôt comme une source d’inspiration, permettant de prendre en compte les aspirations des jeunes générations à davantage de liberté dans le travail, auxquelles un télétravail plus « classique » pourrait aussi répondre. Le sociologue Alain d’Iribarne parle ainsi de la « multiplication des lieux légitimes de travail »112, ce qui renvoie l’entreprise à de nouvelles formes d’organisations spatiales : Facebook qui, pendant longtemps, a concentré ses milliers de « talents » dans son campus de la Silicon Valley, envisage maintenant de se doter de cinq grands hubs répartis sur le territoire des États-Unis, ce qui lui permettra d’étendre son territoire de recrutement ; les salariés devront résider à moins de quatre heures de route de ces grands hubs. Quant à Dropbox, l’entreprise annonce qu’elle va disperser des microbureaux dans de nombreuses villes américaines (voir aussi chapitre 3 – Les nouveaux espaces de travail).
L’appétence au nomadisme dépend aussi des traditions socioculturelles. Le sociologue Alain d’Iribarne rappelle que les groupes sociaux ont besoin de stabilité. Or la construction sociétale multiséculaire française est construite encore plus que d’autres sur la stabilité et une forte prévention à l’égard du risque, ce qui invite à la précaution lorsqu’on veut tenter de modifier les normes sociales.
D’autres enjeux sociétaux sont également évoqués, souvent sous l’angle des inconvénients d’un télétravail qui dessinerait un avenir anxiogène pour l’humanité. Le télétravail est tout d’abord accusé de creuser les inégalités de richesse et la fracture entre cols bleus et cols blancs, ce que le premier confinement a effectivement confirmé. Se dessine ici en filigrane une situation sociale explosive qui pourrait ranimer des conflits sociaux longs et violents dans un contexte économique déjà précaire. Mais le télétravail n’est en aucune manière la cause d’une situation qui lui préexiste largement, tout au plus lui sert-il de révélateur.
Dans les perspectives les plus sombres, d’autres dépeignent une atomisation totale qui brise non seulement la cohésion d’équipe et le sentiment d’appartenance à l’entreprise, mais entraîne plus largement une anomie sociale mortifère113 que les confinements successifs auraient déjà amorcée. Ce n’est plus seulement un risque d’isolement qui est convoqué, mais plus largement celui d’une « désolation » au sens d’Hannah Arendt114.
Ces visions apocalyptiques encouragent à poursuivre le déploiement du télétravail de façon réfléchie, et à concevoir l’« arsenal juridique » qui permettrait de mieux l’encadrer115.
- 1. ANDRH / BCG, 2020.
- 2. Greenworking, « Le télétravail dans les grandes entreprises françaises, comment la distance transforme nos modes de travail », mai 2012. Étude Greenworking pour le ministre chargé de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique menée au sein de grandes entreprises françaises par questionnaires et entretiens auprès de DRH, managers et télétravailleurs d’avril 2011 à avril 2012.
- 3. Vayre, 2019.
- 4. C’est nous qui soulignons. Metzger J.-L., « Focus Les cadres télétravaillent pour… mieux travailler », Informations sociales , vol. 153, no 3, 2009, pp. 75-77.
- 5. Institut Sapiens, Quel avenir pour le télétravail ? Pérenniser et sécuriser une pratique d’avenir , mars 2021.
- 6. Kronos, Les chiffres clés du télétravail en France, 2016. Cité in Institut Sapiens, 2021.
- 7. BVA, « Les salariés et la mobilité », octobre 2018.
- 8. DeFilippis E., Impink S.-M., Singell M., Polzer J.-T., Sadun R., « Collaborating During Coronavirus: The Impact of COVID-19 on the Nature of Work », Working paper, National Bureau of Economic Research, July 2020.
- 9. Vayre, 2019.
- 10. Messenger J.-C., Telework in the 21 st Century , 2019.
- 11. OIT, 2020.
- 12. Ibid.
- 13. Bloom N., Liang J., Roberts J., Ying, Z.J., «Does Working from Home Work? Evidence from a Chinese Experiment», The Quarterly Journal of Economics, vol. 130/1, 2015, pp. 165-218.
- 14. Beaudoin D., « Quand le télétravail rime avec désastre et bombe à retardement », Interview de Nicholas Bloom, Radio Canada , 25 octobre 2020.
- 15. Cité in Madeline B., « L’impact variable du télétravail sur la productivité ». Le Monde , 28 décembre 2020.
- 16. Batut C., Tabet Y., « Que savons-nous aujourd’hui des effets du télétravail ? », Trésor-Éco, no 270, novembre 2020.
- 17. Bourdu, Péretié, Richer, 2016.
- 18. Bergeaud A., Cette G., « Télétravail : quels effets sur la productivité ? », Billet no191, Bloc-Notes Eco , Banque de France, 5 janvier 2021.
- 19. OCDE, 2020.
- 20. Ibid.
- 21. On peut ici citer, entre autres, la théorie de l’acteur-réseau de Callon et Latour, les « transactions » de Van de Ven, les schémas de communication de Katz, l’analyse des structures de communication et d’interaction de Tushman, la notion « d’innovation ouverte » de Chesbrough ou encore les travaux de Wenger, Brown et Duguid sur les communautés de pratiques.
- 22. Duport P., « Télétravail : bon pour la productivité, moins pour la créativité, selon plusieurs études », Franceinfo , 30 novembre 2020.
- 23. Frey C.B, « The great deceleration », MIT Sloan Management Review , 8 juillet 2020.
- 24. Duport, 2020.
- 25. ANDRH / BCG, 2020.
- 26. Bloom N., Liang J., Roberts J., Ying Z.J., 2015.
- 27. Calignon G., « Un impact encore incertain sur la productivité ». Les Échos , 23 novembre 2020.
- 28. Dutcher E.-G., « The effects of telecommuting on productivity: An experimental examination. The role of dull and creative tasks », Journal of Economic Behavior & Organization , vol. 84/1, 2012, pp. 355-363.
- 29. OCDE, 2020.
- 30. Ibid.
- 31. Association internationale de professionnels de la gestion des ressources humaines, comptant 150 000 membres. Son siège est situé à Wimbledon, UK. Elle est, notamment, à l’origine du rapport « Working from home, assessing the evidence after lockdown » , Septembre 2020.
- 32. Siedbrat F., Hoegl M., Ernst H., « How to manage virutal team ? », MIT Sloan Management Review , 1 er juillet 2009.
- 33. Audition de Nouredine Abboud, 1 er mars 2021.
- 34. Malakoff Humanis, 2021.
- 35. Rappelons que la QVT est un concept multifactoriel : « La QVT peut se concevoir comme un sentiment de bien-être au travail perçu collectivement et individuellement qui englobe l’ambiance, la culture de l’entreprise, l’intérêt du travail, les conditions de travail, le sentiment d’implication, le degré d’autonomie et de responsabilisation, l’égalité, un droit à l’erreur accordé à chacun, une reconnaissance et une valorisation du travail effectué. » Article 1, Accord national interprofessionnel du 19 juin 2013.
- 36. ANACT, « Salariés, entreprises, les 12 conditions de réussite du télétravail », mars 2012.
- 37. Vayre, 2019.
- 38. « Covid et Télétravail : L’émergence de nouvelles maladies professionnelles ? », Santé blog , 23 novembre 2020.
- 39. Vayre, 2019.
- 40. Ibid.
- 41. 50 % des salariés craignent que le télétravail restreigne leurs possibilités de promotion. Allen T.D., Golden T.D., Shockley K.M., « How effective is telecommuting? Assessing the status of our scientific findings », Psychological Science in the Public Interest, v ol 16, no 2, 2015, Sondage mondial mené auprès de 11 000 travailleurs dans 24 pays en 2015.
- 42. Richer, 2020c.
- 43. Malakoff Humanis, 2020c.
- 44. Étude Sapio Research pour Asana, « L’anatomie du travail 2021, surmonter les défis d’un monde du travail décentralisé », octobre 2020. Étude menée auprès de 13 123 travailleurs dans 7 pays (Australie, Nouvelle-Zélande, France, Allemagne, Japon, Singapour, Royaume-Uni, États-Unis) en octobre 2020.
- 45. Empreinte Humaine / Opinion Way, Baromètre T4, « é tat psychologique, RPS et épuisement des salariés français », décembre 2020. Sondage réalisé auprès de 2004 salariés du 19 au 28 octobre 2020.
- 46. ANDRH / BCG, 2020.
- 47. Baromètre des territoires ODOXA-CGI pour France Bleu et FranceInfo « Les Français pendant le confinement : logement, situation familiale, occupations et solidarité », 7 avril 2020. Enquête menée auprès d’un échantillon de 3004 personnes représentatif de la population française de 18 ans et plus du 25 au 30 mars 2020.
- 48. Ruello A., « Covid : le deuxième confinement a accru la fatigue des salariés », Les Echos , 28 décembre 2020.
- 49. Empreinte Humaine / Opinion Way, Baromètre T4, 2020.
- 50. Ruello, 2020.
- 51. Microsoft France / Opinion Way, « Au travail, le bonheur c’est les autres », janvier 2021. Étude menée auprès de 177 actifs français suivie d’une enquête quantitative auprès des 2025 personnes en novembre 2020.
- 52. OIT, 2020.
- 53. Fellowes, Une nouvelle façon de travailler , janvier 2021. Enquête menée du 10 au 14 novembre 2020 auprès de 7 000 employés de bureau à travers l’Europe (France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Pologne, Espagne et Royaume-Uni) travaillant à domicile pendant au moins quatre mois en raison de la Covid-19. 1000 télétravailleurs ont été interrogés en France.
- 54. Ibid .
- 55. Ugict-CGT, « Le monde du travail en confinement : une enquête inédite », 4 mai 2020. Enquête réalisée auprès de 34 000 personnes du 8 au 24 avril 2020, construite et analysée avec l’aide de la Dares et de la Drees du syndicat CGT des ministères sociaux.
- 56. Cité in Auconie L., « La nouvelle éco : boom des consultations chez les ostéopathes et kinés à cause du télétravail », France Bleu Azur , 22 mars 2021.
- 57. Ministère chargé des Sports, « Activités physiques, sédentarité et télétravail en période de confinement », Sports.gouv.fr, 27 novembre 2020.
- 58. Document Unique d’Évaluation des Risques : document répertoriant l’ensemble des risques liés à l’activité de travail et les actions de prévention prévues pour les limiter.
- 59. Fellowes, 2020.
- 60. Cité in OIT, 2020.
- 61. Cité in CIPD, 2020.
- 62. Ibid.
- 63. Ibid.
- 64. Fellowes, 2021.
- 65. OCDE, 2020.
- 66. Vayre, 2019.
- 67. Ibid.
- 68. Selon une enquête de 2018, « 32 % des salariés estiment que leur temps de trajet domicile/travail a un impact négatif sur leur équilibre vie professionnelle et vie personnelle ». BVA, 2018.
- 69. Vayre, 2019.
- 70. Lederlin, 2020.
- 71. Vayre, 2019.
- 72. Boukobza L., « Pourquoi autant de couples se séparent depuis le début de la pandémie », Slate , 11 décembre 2020.
- 73. Audition d’Agnès Castets, Bruno Hautbout, Émilie Daufresne et Olivier Holderbach, 15 mars 2021.
- 74. Audition de François Hannebicke, Charles Marcolin et Benoît Meyronin, 15 février 2021.
- 75. Soyez F., « Ces applications pour aider les cadres à déconnecter », Courrier Cadres , 15 février 2021.
- 76. Depuis la loi Travail de 2016, les salariés français ont acquis un droit à la déconnexion. La France est le premier pays à avoir intégré ce droit dans le droit du travail.
- 77. En attendant une future jurisprudence, la CNIL recommande aux employeurs de ne pas imposer l’activation de leur caméra aux salariés en télétravail qui participent à des visioconférences. Cette recommandation découle du principe de minimisation des données, consacré par l’article 5.1.c du RGPD selon lequel les données traitées doivent être « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées » : or, dans la plupart des cas, une participation via le micro est suffisante. L’activation de la caméra peut également porter atteinte au droit au respect de la vie privée, tout particulièrement des autres personnes présentes au domicile. Seules des circonstances très particulières, qu’il appartiendrait à l’employeur de justifier, pourrait rendre nécessaire la tenue de la visioconférence à visage découvert. https://www.cnil.fr/fr/les-questions-reponses-de-la-cnil-sur-le-teletravail.
- 78. Cité in Scappaticci E., « Télétravail: quand les réunions en visio trahissent les inégalités sociales entre salariés », Marianne , 16 février 2021.
- 79. Rappelons que l’index de distance hiérarchique (IDH) mis au point par le psycho-sociologue néerlandais Gert Hofstede classe la France au-dessus de la moyenne mondiale (68 contre 57).
- 80. Metzger, 2009.
- 81. Messenger, 2019.
- 82. Ibid.
- 83. OIT, 2020.
- 84. Ibid.
- 85. Vayre, 2019.
- 86. Ibid .
- 87. Albert E., « Covid & télétravail : quand l’indispensable machine à café vient à manquer ». Les Echos , 17 novembre 2020.
- 88. Vayre, 2019.
- 89. Perrier M., « Recours massif au télétravail : “soyons prudents !” », Capital , 8 décembre 2020.
- 90. Microsoft France / Opinion Way, 2020.
- 91. Cité in Microsoft France / Opinion Way, 2020.
- 92. Cité in Richer M., « La sociabilité du travail à distance », Entreprise & Carrières , no 153, février 2021.
- 93. Verizon, « Recreating Work as a Blend of Virtual and Physical Experiences », Harvard Business Review Analytic Service , 2020. Sondage réalisé auprès de 1080 répondants.
- 94. Étude Vanson Bourne pour Vmware, « The New Remote Work Era : Trends in the Distributed Workforce », 2020. Enquête menée auprès de 1850 responsables RH, informatiques et dirigeants dans 12 pays (Allemagne, Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Espagne, France, Italie, Norvège, Pays-Bas, Russie, Pologne, Royaume-Uni, Suède) de juin à juillet 2020.
- 95. Halpern G., « Covid, visio, télétravail, distance et tutoiement généralisé », Les Échos , 20 février 2021.
- 96. Brunelle E., « E-leadership. L’art de gérer les distances psychologiques », Gestion , 2009/2, vol. 34, pp. 10-20.
- 97. Audition de Martin Richer, 11 janvier 2021.
- 98. ADEME, Caractérisation des effets rebonds induits par le télétravail , septembre 2020.
- 99. Ibid .
- 100. Mavallet L., « Télétravail : ombres et lumières d’une pratique qui s’impose de plus en plus », CIO , 1er décembre 2020.
- 101. OCDE, 2020.
- 102. Cité in Batut, Tabet, 2020.
- 103. Voir à ce sujet, 2IES, 2020.
- 104. Voir par exemple https://ecole.org/fr/seance/642-offshore-comment-developper-en-inde-logiciels-et-services-informatiques
- 105. OIT, 2021.
- 106. Au sens de la convention no 177 de l’OIT, ratifiée seulement par 10 États membres.
- 107. Les deux autres étant le travail industriel ou artisanal à domicile, et le travail à domicile sur plateformes (crowdworkers ).
- 108. OIT, 2021.
- 109. Natixis, « Les effets à attendre du développement du télétravail », Flash Economie , 11 mars 2021.
- 110. Une monade est une structure complexe fermée sur elle-même. Un roman de Robert Silverberg (The World Inside , 1971), traduit en français par Les Monades urbaines (Robert Laffont, 2016), est une dystopie où l’humanité vit enfermée dans d’immenses immeubles, les monades.
- 111. Audition de David Bchiri, 4 janvier 2021.
- 112. Audition d’Alain d’Iribarne, 7 décembre 2020.
- 113. Durkheim E., Le suicide , Félix Alcan Éditeur, 1897.
- 114. Lederlin, 2020.
- 115. Scaillerez, Tremblay, 2016.
Les modalités du travail à distance
Dans des circonstances extrêmes, l’expérience de 2020-2021 aura permis de révéler en contrepoint quelles pourraient être les conditions d’un télétravail qui s’ancrerait dans la durée de façon efficace et responsable. Celles-ci se sont révélées pour chaque entreprise « en marchant », de façon expérimentale, et elles auront leur importance lors des négociations en vue d’une stabilisation du télétravail. Pour préparer la sortie de la période pandémique, les entreprises peuvent hésiter, à juste titre, entre actualiser leurs accords existants (pour celles qui en avaient) et figer ainsi rapidement de nouvelles modalités pour donner aux salariés de la visibilité et de la stabilité après une période très anxiogène, ou au contraire ne pas conclure trop vite et laisser de la place à l’expérimentation. Si certaines conditions de base paraissent assez partagées, d’autres vont dépendre du secteur d’activité, de la culture de l’entreprise, de ses objectifs stratégiques, de la maturité et des aspirations individuelles des salariés, de la qualité du dialogue social, etc. Car le télétravail ne change pas en lui-même la culture, ni l’organisation de l’entreprise, il est plutôt un révélateur de ses pratiques organisationnelles, de ses atouts et faiblesses. En ce sens, il peut favoriser chez les dirigeants une prise de conscience de ce qui peut ou doit être modifié et représente, de ce fait, une opportunité instrumentale de provoquer des changements.
Les conditions de mise en œuvre d’un télétravail profitable à tous
La qualité du télétravail semble reposer sur la conjonction de quatre catégories de conditions : organisationnelles, matérielles, managériales et personnelles au salarié, qui sont résumées dans la figure 3.1 ci-après. Elles représentent des points de vigilance pour les entreprises et leurs managers dans la perspective de pérennisation du télétravail.
Figure 3.1 Les conditions d’un télétravail de qualité
Le travail à distance est porteur de productivité et QVT s’il est réalisé dans de bonnes conditions.
Le travail à distance est un révélateur de la culture et de l’organisation de l’entreprise.
De son côté, le think tank Terra Nova1 propose de passer le télétravail au crible des trois critères du développement durable, à savoir : a) la performance environnementale et écologique, b) sociale et sociétale, c) économique et financière, pour dégager les conditions d’un télétravail socialement responsable (voir encadré) et formuler des recommandations aux pouvoirs publics et aux partenaires sociaux.
Les 7 conditions du télétravail socialement responsable selon Terra Nova2
1. Équipé et protégé : matériel adéquat et formation, évaluation du temps de travail et de la charge mentale.
2. Volontaire : « double volontariat », celui de l’employeur et de l’employé.
3. Respectueux de la santé physique et mentale des travailleurs : prenant en compte les risques de maladies professionnelles, RPS, isolement, surcharge, etc.
4. Hybride : avec une part adaptée de présentiel.
5. Équitable : permettant de réduire les inégalités d’accès au télétravail, en travaillant sur ces facteurs d’inégalités. Par exemple, rendre plus télétravaillables des tâches qui, aujourd’hui, ne le sont pas ; réduire les fractures numériques ; revoir la politique du logement selon des critères géographiques et non seulement de revenus, afin de rapprocher les lieux d’habitation et de travail de ceux qui ne peuvent pas télétravailler.
6. Accompagné : via la transition managériale vers un management de soutien professionnel et la construction de la confiance.
7. Favorable à la performance : en veillant à la performance aussi bien individuelle que collective (productivité et innovation).
Éligibilité au télétravail
Depuis les professions jusqu’aux tâches éligibles : un changement de perspective
Comme nous l’avons vu, le télétravail privilégiait, jusqu’à une période récente, les statuts professionnels élevés et les secteurs qui traitent de l’information ou manipulent des symboles. Bon nombre d’emplois et de professions en ont longtemps semblé exclus, risquant dès lors d’accentuer les inégalités au niveau social. Ainsi, au cours d’une conférence de presse, la ministre du Travail Élisabeth Borne a cité l’exemple d’un agent de maintenance dans les télécoms, affirmant qu’« à l’évidence, le métier d’agent de maintenance n’est pas télétravaillable »3. En réalité, parmi les tâches d’un agent de maintenance, certaines peuvent parfaitement être réalisées à distance, comme la relation client, la gestion du stock ou l’organisation des chantiers4. De même, un agriculteur peut parfaitement réaliser, sans aller dans ses champs, sa comptabilité et ses tâches administratives, sa consultation de la météo, ses commandes fournisseurs et ses relations commerciales avec ses clients ou sa coopérative, etc. Benoît de Saint-Aubin, directeur Qualité de Vie au Travail et Services aux Salariés chez Orange, constate ainsi : « Nous avons découvert que la quasi-totalité des métiers d’Orange peut s’exercer à distance, à quelques exceptions près comme l’accueil en boutique ou certains métier techniques. La supervision des réseaux, par exemple, peut parfaitement être effectuée à distance »5.
La crise sanitaire a donc fait sauter de nombreux verrous en la matière, obligeant les organisations à penser en termes de « tâches » plutôt que de « postes » télétravaillables. Sous la force de la nécessité, de multiples activités considérées comme difficilement réalisables hors site ont été expérimentées en télétravail avec un certain succès, révélant un potentiel jusqu’ici inexploité : par exemple, l’enseignement à distance, la téléconsultation médicale, les conseils d’administration à distance ou les télénégociations avec les représentants du personnel, la télémaintenance, et même les performances artistiques à distance.
Il en résulte que l’analyse traditionnelle de l’éligibilité au télétravail par secteur et/ ou profession une analyse par tâches ou activités
Le McKinsey Global Institute a mené une enquête dans 9 pays (Chine, France, Allemagne, Inde, Japon, Mexique, Espagne, Royaume-Uni et aux États-Unis) portant sur plus de 2 000 activités dans plus de 800 professions, afin d’identifier les activités et professions qui présentent le plus grand potentiel de « télétravaillabilité » (voir figure 3.2 ci-après)6. L’enquête a ainsi permis de distinguer les activités qui ne peuvent pas se faire à distance comme les soins, le travail sur machines ou équipements fixes, la vente en magasins, et celles qui peuvent se faire à distance (collecte et traitement d’informations, communication, rédaction, conception). Mais elle a également mis en évidence une troisième catégorie, celle des activités qui peuvent se faire à distance mais qu’il est plus efficace d’effectuer en présentiel : par exemple, coaching, conseils, relations interpersonnelles (commerciales ou professionnelles), intégration, négociation, décisions critiques, enseignement et formation, résolution de problèmes et innovation.
Figure 3.2 Pourcentage de temps de travail potentiellement télétravaillable par secteur (aux États-Unis)
Source: McKinsey Global Institute, What’s next for remote work: An analysis of 2,000 tasks, 800 jobs, and nine countries, 23 novembre 2020.
Pour évaluer le potentiel de travail à distance d’un secteur donné, les résultats ont ainsi été affinés selon deux métriques : le potentiel maximum (incluant toutes les tâches réalisables à distance) et une limite inférieure (excluant les activités qui présentent un avantage évident à être effectuées sur site). Les résultats obtenus ne sont cependant guère originaux et finissent par retomber sur une analyse privilégiant quelques secteurs composés d’une main-d’œuvre qualifiée comme la finance et l’assurance ou encore la gestion, les services aux entreprises et les activités relevant des TIC.
L’analyse de McKinsey est donc un peu plus nuancée que ce qui se faisait précédemment, mais reconduit finalement plus ou moins les constats préexistants.
En revanche, Boostrs, une start-up spécialisée dans la cartographie des compétences, a analysé 10 000 compétences techniques constitutives de 3000 métiers et réparties en trois catégories : non télétravaillables, partiellement télétravaillables et totalement télétravaillables. Alors que pour le ministère du Travail, 30 % seulement des métiers seraient télétravaillables en France, selon Boostrs, sur la base de la règle selon laquelle un métier devient partiellement télétravaillable dès que 20 % au moins des compétences qu’il requiert le sont, cette proportion monte à 62 %7.
Si la crise sanitaire a ainsi créé un encouragement à passer d’une réflexion centrée sur les secteurs et professions à une réflexion privilégiant les tâches, il reste désormais à développer cette approche sur le terrain, le but étant d’assurer une meilleure équité dans l’accessibilité au télétravail, chaque fois que cela paraît possible.
En s’inspirant des travaux de McKinsey, on aboutit ainsi à trois catégories de tâches (figure 3.3).
Figure 3.3 L’approche par les tâches / activités
Il faut considérer ces catégories comme dynamiques et non statiques, car plusieurs facteurs peuvent entrer en ligne de compte pour transformer des tâches qui n’étaient pas télétravaillables en tâches qui le sont : des évolutions techniques (numérisation, automatisation, robotisation) ; l’appropriation de ces évolutions par les entreprises et les clients ; et la montée en compétences des salariés (développement de nouvelles habiletés techniques, professionnelles, gestionnaires).
Le niveau de numérisation ou d’automatisation peut, en effet, faire bouger les lignes, certaines tâches qui étaient auparavant non télétravaillables le devenant de ce fait. Par exemple, une usine disposant de robots, de jumeaux numériques des installations ou de lignes automatisées, pourrait parfaitement permettre à des opérateurs de piloter et superviser certaines activités à distance au terme d’une montée en compétences8. Quand les pratiques sociales rejoignent les possibilités technologiques, alors de nouvelles tâches deviennent éligibles au télétravail.
Comment définir les tâches éligibles et les temps de télétravail liés à ces tâches ? L’intérêt du dialogue professionnel
La question qui se pose ensuite aux entreprises est de savoir comment et par quelle procédure définir les tâches éligibles au télétravail mais aussi le nombre de jours télétravaillables associés à ces tâches.
Cela peut aller de la liberté (formellement) la plus complète à des modalités plus encadrées comme en témoignent respectivement les deux exemples de Novartis et de la MAIF.
Novartis. Le géant pharmaceutique suisse permet, depuis le début 2021, à quasiment l’ensemble de ses 110 000 collaborateurs dans le monde de choisir « où, quand et comment ils désirent travailler»: au bureau ou à la maison (les tiers-lieux devant demeurer une exception), partiellement ou non. Ce programme, baptisé «Choice with responsibility », est mis en œuvre dans les 97 pays où le groupe est présent9. Les salariés ne doivent désormais plus demander la permission à leur supérieur pour travailler depuis chez eux, ils peuvent simplement l’en informer. En France, le président précisait toutefois que «le salarié devra discuter de ses envies avec son équipe pour
qu’ils définissent ensemble les conditions de mise en œuvre du télétravail»10. En contrepartie, on apprenait par le Basler Zeitung qu’un logiciel permet à Novartis de mesurer le temps passé par les salariés à téléphoner, répondre aux e-mails ou participer à des réunions en ligne11.
MAIF. À la MAIF12, le récent accord (avenant à un précédent accord datant de 2017) permettant l’élargissement du télétravail apparaît comme plus encadré, tout en offrant plus de soutien aux salariés et au collectif de travail. L’accès au télétravail repose sur des critères d’éligibilité liés à la nature de l’activité mais aussi à la maîtrise du poste (en termes de niveau de performance et d’autonomie sur le métier) et à la maîtrise de l’environnement numérique de travail. Du point de vue de l’assureur mutualiste, tout le monde ne peut pas télétravailler, même si la nature de l’activité s’y prête. Une autonomie insuffisante, par exemple, sera rédhibitoire.
L’avenant précise que le niveau de performance du salarié en télétravail doit être équivalent à son niveau de performance en présentiel. Pour la détermination du nombre de jours de télétravail par mois, le salarié émet des souhaits, la décision finale revenant au manager en fonction de l’autonomie du salarié et des besoins du collectif. Toutefois, un point pivot de l’accord est un nombre minimum de jours de présence sur site, entre 2 et 3 jours par semaine, qui fait l’objet d’une décision managériale propre à chaque entité. Le processus d’éligibilité comprend un temps d’échange entre les candidats au télétravail et leur manager, afin que ce dernier puisse leur rappeler les principes du télétravail, évaluer l’autonomie du salarié, les bonnes pratiques, le dispositif de suivi, etc.
Le cadre proposé par la MAIF est intéressant, car il combine à la fois un cadre général normé, et un travail de réflexion au niveau de chaque équipe et de chaque personne à travers le dialogue professionnel, afin de déterminer le « bon » niveau de télétravail pour l’équilibre du collectif et l’efficacité.
Cette démarche est assez proche de la méthode proposée par l’ANACT qui invite à combiner une approche par les tâches avec une approche centrée sur la personne13 (voir encadré). En complément de celle-ci, nous proposons une fiche permettant d’établir un dialogue professionnel entre le salarié et son manager (voir figure 3.4 ciaprès), avec l’appui, le cas échéant, du reste de l’équipe, mais aussi avec le concours d’experts selon les difficultés à résoudre (ergonomes, médecine du travail, etc.).
Une méthode adaptée de celle de l’ANACT14 et complétée par les 3 catégories de McKinsey15
1. Lister les tâches relatives à chaque poste.
2. Évaluer la meilleure modalité pour chacune de ces tâches :
100 % présentiel,
Possible en distanciel mais plus efficace sur site,
Possible en présentiel mais aussi ou plus efficace à distance.
3. Identifier les éventuels freins ou difficultés au télétravail (techniques, professionnels, relationnels, éthiques…) selon les tâches, tant pour l’entreprise, le télétravailleur que pour le client.
4. Identifier des moyens et conditions pour les lever (matériel, connexion, formation, définition des modalités de disponibilité…).
Figure 3.4 Application : une grille d’autodiagnostic, support d’un dialogue professionnel entre salariés-manager-équipe
Les nouveaux espaces de travail
Nous avons vu au chapitre 2 que le télétravail ouvre la voie à la « multiplication des lieux légitimes de travail »16. Les entreprises s’interrogent donc sur les espaces et les services associés qui pourraient être proposés aux salariés, pour permettre à la fois d’assurer la qualité de vie au travail (sur site et hors site), mais aussi de justifier pleinement le retour au bureau des salariés dans le cadre du travail hybride. Sans perdre de vue la réduction des coûts immobiliers qui pourraient résulter de ces choix.
Trois lieux légitimes sont généralement envisagés : le domicile du salarié, les locaux de l’entreprise qui ouvrent sur une réflexion relative à leur aménagement (open space, desk sharing, flex office – voir encadrés ci-après) et les tiers-lieux.
Nous avons largement examiné les avantages et inconvénients du travail au domicile dans le chapitre 2, qui sont tributaires du niveau d’autonomie du salarié à son poste, du type de logement (espace, confort, salubrité), de l’équipement du salarié (équipement informatique, bonne connexion internet, accès sécurisé à l’environnement numérique de travail de l’entreprise, poste ergonomique), des caractéristiques du foyer (célibataire, couple, enfants, colocation), de la capacité à négocier des règles claires avec son entourage mais aussi de la répartition des tâches domestiques. Qu’en est-il des autres espaces ?
Au-delà de l’open space
Avant 2020, les économies immobilières des grandes entreprises consistaient essentiellement à déporter dans les banlieues leurs quartiers généraux : dans le cas de la région parisienne, en première couronne, voire en deuxième couronne. Le nombre de grandes entreprises ayant déménagé ou regroupé leurs immeubles de bureaux ces dix années est impressionnant : à titre d’exemples, Engie, la SNCF, SFR ou Vente Privée à la Plaine Saint-Denis à partir des années 2010, Carrefour France à Massy en 2014 (4 000 salariés), PSA à Rueil-Malmaison en 2017 (750 salariés), puis à Poissy en 2019 (à la faveur d’une première phase de développement du télétravail), Saint-Gobain à La Défense à l’été 2020, Danone à Rueil-Malmaison en 2021 (1 700 salariés), Orange à Issy-les-Moulineaux (inauguration prévue en septembre 2021 pour environ 3 000 collaborateurs). Certains de ces projets immobiliers avaient été lancés avant la crise pandémique avec, pour justification, des regroupements de collaborateurs auparavant éparpillés sur de nombreux sites, la difficulté à réaménager les immeubles anciens dans les métropoles, en particulier à Paris, ou encore une déconcentration des décisions conduisant à réduire les surfaces du « centre ». Pour l’heure, les grandes entreprises n’ont pas encore massivement annoncé des programmes de réduction des mètres carrés de bureaux, mis à part chez PSA qui a déclaré vouloir réduire d’environ 30 % les surfaces de bureaux d’ici à 202217, à la faveur du passage de 40 000 personnes (dont 18 000 en France) en télétravail (avec seulement 1,5 jour par semaine de retour sur site). Pour autant, 78 % des 458 DRH français interrogés par l’ANDRH en juin 2020 pensent que le télétravail va bouleverser l’organisation des espaces de travail18, et l’inquiétude chez les professionnels de l’immobilier de bureau est palpable.
Selon diverses enquêtes, 30 % des espaces de travail en entreprise sont actuellement des lieux collaboratifs (formels ou informels : salles de réunion, espaces de détente, etc.), alors que les 70 % restants sont encore dédiés aux espaces de travail individuel, en open space ou non19. L’open space est d’ailleurs encore loin de prédominer puisqu’il ne rassemble que 34 % des salariés, 66 % continuant de travailler dans un lieu fermé (bureau individuel ou partagé à 2 ou 4 personnes)20.
Avec le déploiement du télétravail, les prospectives annoncent une inversion des ratios avec 70 % des espaces dédiés au travail d’équipe, et seulement 30 % consacrés aux postes de travail individuels. Les postes de travail dédiés disparaîtraient selon deux modalités : le flex office ou le desk sharing (voir encadré).
Une troisième proposition est celle des « environnements dynamiques » qui visent à mixer des positions individuelles attribuées – notons que le mot « poste » disparaît au profit de « position » – en nombre limité pour des salariés très sédentaires, et des positions partagées, elles-mêmes subdivisées en positions individuelles ou collectives, selon l’activité et le moment de la journée. Ce concept est actuellement développé par Orange21. Dans cette configuration dite « environnement dynamique », il y a certes moins de postes de travail individuels que de salariés, mais davantage de « positions » de travail que de salariés si l’on tient compte de l’ensemble des espaces (1,5 selon le projet d’Orange). Seules les positions « ergonomiques » sont comptabilisées en positions de travail. Afin de maintenir un ancrage d’équipe, chaque entité dispose d’un espace de rattachement appelé « quartier ».
Flex office ou desk sharing ?
Flex office. Dans le concept de flex office, tous les lieux de travail de l’immeuble de bureaux sont à la disposition de tous, chacun étant censé choisir le lieu correspondant le mieux à son programme de travail de la journée.
Desk sharing. Dans le concept de desk sharing, chaque équipe dispose d’une série de postes de travail disponibles une bonne partie de la journée ou de la semaine, et les membres de l’équipe se les répartissent par roulement en fonction de leurs besoins.
Les maux de l’open space
Les maux de l’open space sont dénoncés depuis longtemps (interruptions fréquentes, bruit ambiant empêchant la concentration, hypervisibilité anxiogène). Une étude22 a ainsi montré qu’en passant en open space, les échanges en face-à-face et la collaboration baissaient de 73 % au profit d’une prolifération d’interactions virtuelles (principalement par mail et messageries instantanées qui augmentent respectivement de 67 % et 75 %), à l’opposé total de l’effet escompté. Flex office et desk sharing ajoutent en plus un sentiment de perte de territorialité et une « dépersonnalisation »23 anxiogène pour les salariés. Le desk sharing est, lui, mieux accepté que le flex office.
Si l’on excepte la configuration décrite ci-dessus, il y a généralement dans les nouveaux modèles envisagés moins de places que de salariés susceptibles de venir travailler au bureau – ce qui ne peut se justifier que par l’existence du télétravail au domicile ou par un haut niveau de travail en mobilité (comme pour les commerciaux ou les consultants). Du point de vue des entreprises, il y a bien une transaction entre télétravail et nouveaux types d’espaces de bureaux. Alain d’Iribarne qui est aussi président du conseil scientifique d’Actineo, observatoire de la qualité de vie au travail, indique que le rapport entre le nombre de places de travail et le nombre de travailleurs peut considérablement varier : « Je connais une entreprise dans laquelle ce rapport est de 2,5, ce qui est très généreux ; d’autres le sont beaucoup moins. Certaines se dotent d’applications permettant de réserver les différents lieux de travail, de façon individuelle ou collective. Ailleurs, c’est la règle du “premier arrivé, premier servi” qui prévaut. ». La gestion des flux devient stratégique dans ce type de configuration.
La problématique de la gestion des flux est en outre compliquée par le fait que les salariés ont aujourd’hui souvent des appartenances multiples au sein d’une entreprise : ils appartiennent certes à une équipe ou à un collectif métier, mais également à d’autres cercles comme des équipes projets dédiées ou d’autres communautés professionnelles. Revenir au bureau pour travailler avec ses collègues nécessite donc de cerner qui sont ces « collègues utiles » et où les trouver. On retrouve ici l’idée de la différence qui existe entre organigramme (relations officielles et prescrites) et sociogramme (relations officieuses mais réelles). Autrement dit, le collectif « prescrit » peut ne pas recouper le collectif réel (les personnes avec les quelles je travaille vraiment), ce qui augmente la difficulté à organiser les flux de façon qu’ils « collent » avec la réalité du travail.
L’organisation du flex office ne va pas sans difficultés. En outre, cette évolution n’est pas sans risques. Des études constantes24 montrent que les Français marquent une préférence affirmée pour des postes de travail stables ; ils n’ont jamais aimé l’open space et, à défaut du poste fixe et fermé, ils préfèrent le desk sharing au flex office, ce dernier étant considéré comme un véritable repoussoir. Selon une étude récente25 (voir figure 3.5), les bureaux fermés (individuels et partagés) restent considérés comme l’espace de travail idéal pour 61 % des individus, devant le bureau en open space avec poste attribué (12 %). Le flex office (sans poste de travail attribué) et les espaces de coworking (tiers-lieux) quant à eux ne récoltent respectivement que 4 % et 2 %. Le télétravail (sous-entendu au domicile) s’intercale entre les bureaux traditionnels et les autres formes de bureaux flexibles.
Figure 3.5 Les préférences des Français en matière de lieux et d’espaces de travail
Source : « Mon bureau post-confinement » Étude de la Chaire Workplace Management de l’ESSEC Business School menée en ligne auprès de 2 643 employés de bureaux du 7 au 20 septembre 2020.
Pourquoi revenir au bureau ?
Le bureau reste essentiel aux yeux des salariés, avant tout pour participer à la vie de l’entreprise (27 %), nourrir les relations conviviales (26 %) et disposer d’un lieu de travail régulier marquant une séparation claire avec les autres temps sociaux (26 %). Ils sont en revanche peu nombreux à considérer le bureau comme un lieu de créativité (4 %)26.
Des données confirmées par le baromètre annuel télétravail 2021 de Malakoff Humanis27 qui mentionne la convivialité , l’appartenance identitaire à l’entreprise et les échanges informels comme les principales raisons mentionnées par les salariés pour revenir sur site ; ici encore, les espaces dédiés à la créativité et l’innovation arrivent en avant-dernière position parmi les motifs d’aller au bureau (voir figure 3.6).
Pourquoi revenir dans son lieu de travail habituel ? Le cas d’une entreprise industrielle, Renault
À la fin du 1er confinement, Renault a effectué une enquête auprès de 6 000 salariés dont les métiers sont considérés comme éligibles au télétravail (hors ouvriers des usines donc), dans divers pays où le groupe est présent. À la question, « Pour quelles activités pensez-vous avoir besoin de revenir sur votre lieu de travail habituel ? », la réponse venant en premier est : « Travailler sur des objets physiques » (46 % des répondants, et 1ère réponse pour les fonctions d’ingénierie). Les répondants évoquent ensuite la nécessité d’« utiliser certains équipements de travail » (37 %), par exemple, une imprimante d’une qualité dont on ne dispose pas chez soi. Juste après, vient le besoin de « passer un moment convivial avec ses collègues » (35 %, première réponse pour la France et la Roumanie), puis celui d’« échanger avec un collègue ou avec mon manager » (32 %).
Figure 3.6 Qu’attendent les salariés du travail sur site ?
Source : Baromètre annuel télétravail 2021 de Malakoff Humanis, février 2021.
D’une façon générale, répondre à la question du « pourquoi revenir au bureau » appelle une réflexion sur l’organisation du travail, et pas seulement sur l’organisation des espaces de travail. Ainsi, Nicolas Barrier, directeur de l’expérience salariés chez Renault, raconte qu’entre les deux confinements, certains collaborateurs qui ont eu l’opportunité de retourner sur site n’ont pas manqué de commenter : « Je suis revenu pour une journée, j’ai participé à une réunion d’une heure en présentiel et, le reste du temps, j’ai assisté à des visioconférences, ce que j’aurais très bien pu faire de chez moi. » À l’époque où tout le monde allait tous les jours au bureau, personne n’était dérangé par le fait de passer sa journée assis devant son écran mais maintenant que les personnes ont expérimenté le travail à distance, elles ne voient plus trop pour quelle raison endurer une ou deux heures de trajet pour s’asseoir devant leur écran et participer à des réunions sur Teams. Une vraie question à laquelle des aménagements d’espaces de convivialité ou de créativité ne suffiront pas à répondre.
Par rapport aux attentes exprimées par les salariés, on peut se demander si les perspectives d’aménagement des espaces envisagées par les entreprises sont vraiment adaptées aux besoins et si la « vertu performative » des espaces n’est pas très surestimée par les directions. En particulier, les aménagements « comme à la maison » avec canapés, poufs, mais aussi chaises de bar ou tabourets hauts sans dossiers, non seulement horrifient les ergonomes, mais il est en outre douteux que des canapés aussi confortables soient-ils, des baby-foot et des salles de sieste suffisent à produire un fonctionnement social de qualité, si d’autres paramètres (comme la qualité du management et l’organisation du travail) ne suivent pas. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ces investissements ne soient pas appréciés.
Le nouvel esprit des aménagements de bureaux
Selon les témoignages de certains aménageurs28, les cahiers des charges qui leur sont donnés semblent tourner majoritairement autour de trois enjeux29.
Le sens ou l’ancrage identitaire : il s’agit d’incarner spatialement la mission, les valeurs et les métiers de l’entreprise. L’aménageur Korus donne l’exemple d’une société familiale de nettoyage industriel dont la dirigeante accorde une grande importance à la revalorisation et à la reconnaissance de ce métier souvent invisible, et des personnes qui l’exercent. Elle a voulu que l’aménagement du siège social contribue à donner de la fierté aux femmes (et aux hommes) de ménage. Ailleurs, ce seront les objets iconiques fabriqués par l’entreprise qui seront mis en valeur, par exemple, dans les halls d’accueil ou encore l’aménagement veillera à s’inscrire dans une tradition architecturale symbolique de l’histoire de l’entreprise (ex. le siège social de Ferrero en Italie organisé autour d’une piazza).
La mise en relation des membres du collectif avec des espaces de circulation propices aux rencontres et aux échanges, des espaces conviviaux où l’on peut aussi travailler, des agoras et des tables d’hôte, mais aussi des espaces de déconnexion où la nature est réintroduite (jardins, terrasses).
La requalification des espaces via les mètres carrés libérés par le télétravail qui peut permettre de créer des postes de travail plus ergonomiques, mieux distancés et favorisant la concentration, ou encore de dédier ces espaces aux services (conciergerie, crèche, bibliothèque, mini-market, salle de sport ou d’activité, etc.).
On parle aussi d’aménagements des espaces selon les 3C : Concentration, Collaboration, Convivialité.
Pour aller encore plus loin, on peut imaginer aménager les espaces selon les types de travailleurs qui y sont accueillis. C’est ce que semble avoir fait Danone dans son nouveau siège de Rueil-Malmaison30. Les espaces y sont conçus en fonction de trois profils de collaborateurs : sédentaire, sédentaire avec interactions, ou nomade. À chaque profil correspondent un lieu et un mobilier adapté. Avant de venir au siège, les salariés doivent s’inscrire via une application « smart office ». De même, ils doivent réserver un créneau pour aller au restaurant d’entreprise, ce qui permet de mieux gérer les flux et de respecter les normes sanitaires.
Les initiatives d’aménagement qui se développent font souvent appel à une démarche participative où des employés-ambassadeurs sont invités à donner leur avis sur la conception des espaces en fonction de leurs besoins et à être des relais de l’avancement des chantiers.
Pourtant, les grandes structures en mode « hub »31 pourraient se trouver bientôt dépassées par la généralisation du travail à distance (« virtual first ») et la création de nouveaux lieux collaboratifs, de petite taille, géographiquement dispersés sur le territoire, permettant des rencontres et des réunions « à la carte », comme l’illustre le projet de Dropbox aux États-Unis (voir encadré). Ce type de conception renvoie au modèle de « la tribu » : l’entreprise est organisée en cellules venant s’ajouter les unes aux autres dans un agencement de type biologique, et chaque cellule conserve un fonctionnement de start-up, ce qui permet de résister à des formes de bureaucratisation. Une telle idée provient aussi des observations que chacun a pu opérer pendant le confinement : ce qui nous a manqué le plus dans le travail à distance, ce sont les 5 à 10 personnes avec lesquelles nous interagissons quotidiennement pour la réalisation de notre travail, et éventuellement un 2e cercle toujours étroit avec lequel nous apprécions de temps en temps de discuter à la machine à café, mais les 200 ou 2000 autres n’ont pas pour nous d’existence réelle et ne contribuent en aucune manière à notre bonheur au travail.
Pendant ce temps, dans la Silicon Valley… Le cas de Dropbox
L’entreprise Dropbox expérimente une nouvelle forme d’organisation du travail qu’elle nomme « virtual first »32 : le travail à distance devient la norme mais la collaboration physique sera encouragée via des espaces collaboratifs (« Dropbox studios ») au sein des locaux existants (avec baux à long terme et une forte concentration d’employés) et d’autres espaces flexibles dans d’autres zones géographiques créés à la demande. Ces espaces seront spécifiquement destinés à la collaboration et au renforcement de la communauté et ne pourront être utilisés pour le travail individuel.
Les locaux de l’entreprise sont donc appelés à être plus distribués géographiquement mais également évolutifs pour que chacun puisse choisir un studio selon son emplacement géographique et les évolutions des besoins de son équipe. Cette nouvelle forme d’organisation du travail doit permettre de maximiser les choix de chacun en matière de lieu de résidence et de travail mais également en matière de recrutement, tout en équilibrant flexibilité et connexion humaine.
Les tiers-lieux
Le tiers-lieu, concept inventé par le professeur Ray Oldenburg33, renvoie à un espace à la croisée des lieux privés et professionnels et qui se veut complémentaire aux espaces de bureaux de l’entreprise et aux espaces domestiques.
Les tiers-lieux dédiés aux activités de travail peuvent prendre plusieurs formes : télécentres (ou centres de télétravail), bureaux de voisinage ou de proximité, hôtel d’entreprises, centre d’affaires, bureaux satellites, pépinières, incubateurs, espaces de coworking, etc.
Ces espaces mettent à disposition des salles (postes de travail privatifs ou communs, salles de réunion et de séminaire) et équipements (accès à l’Internet haut débit, photocopieuse, imprimante, vidéoprojecteur, téléphonie, fournitures de bureau, etc.) qui peuvent être loués (à la demi-journée, la journée, la semaine ou au mois).
Ils offrent un lieu de travail permanent ou occasionnel pour des indépendants, des entrepreneurs, des salariés habitant à proximité et dont l’entreprise est éloignée, ou encore pour des travailleurs nomades qui se rapprochent ainsi de leurs clients ou lieux d’intervention.
Selon la Direction Générale du Trésor34, les tiers-lieux offrent ainsi plusieurs avantages par rapport au télétravail à domicile : des conditions de travail optimales et surtout la possibilité de rompre l’isolement, tout en instaurant des barrières plus claires entre vie professionnelle et vie privée35. Ils permettent en outre aux collectivités locales de revitaliser les territoires éloignés des grands centres urbains36 et aux entreprises de bénéficier de charges de loyers flexibles et à prix plus modéré37. La création de tiers-lieux a donc été soutenue par les pouvoirs publics.
Ils ont cependant aussi pour le salarié des inconvénients propres au travail sur site (moindre concentration selon l’intensité des activités au sein du tiers-lieu, moindre gain de temps de transport et de flexibilité horaire par rapport au domicile selon la localisation et les horaires d’ouverture du tierslieu), mais aussi propres au télétravail à domicile (absence de contact direct avec les membres de son équipe et son manager, risque de connexion non sécurisée). Enfin, tout comme le flex office, l’absence de bureau fixe peut entraîner un sentiment de « dépersonnalisation »38.
Ces nouveaux espaces de travail sont en plein développement. En 2012, on recensait « environ 500 sites spécialisés de la sorte, avec un rythme rapide de progression des implantations »39. Ils ne rassemblaient cependant à cette époque que 20 % des télétravailleurs, la grande majorité exerçant à domicile. Les tiers-lieux sont en effet majoritairement peuplés d’indépendants, d’entrepreneurs, d’intrapreneurs ou de startuppers. Depuis, les entreprises elles-mêmes s’emparent du phénomène en développant leurs propres espaces de co-working (nommés corpoworking) ou en envisageant d’utiliser en mode « tiers-lieux » d’autres locaux de l’entreprise, qui seraient plus proches du domicile de certains collaborateurs. Si l’option du corpoworking ou des tiers-lieux est prise en considération par certaines grandes entreprises, d’autres les excluent en revanche complètement : le travail, c’est soit au domicile, soit au bureau. Ces entreprises ne souhaitent pas engager des frais supplémentaires pour des tiers-lieux, surtout si leurs accords prévoient une indemnité compensatoire pour la prise en charge des frais occasionnés par le travail au domicile. Ceci étant, si l’indemnité compensatoire de télétravail ne précise pas dans les accords l’usage qui doit en être fait, alors le salarié pourrait rester libre de l’utiliser comme il l’entend (y compris pour réserver une place dans un tiers-lieu).
Même si les tiers-lieux restent pour le moment peu plébiscités, comme nous l’avons indiqué plus haut, les télétravailleurs salariés investissant ces espaces sont tout de même de plus en plus nombreux : en 2017, 44 % d’entre eux exerçaient occasionnellement dans un tiers-lieu et 24 % régulièrement – 18 %, 1 à 2 jours par semaine mais seulement 5 %, 3 jours ou plus40.
Au sens large, incluant les incubateurs, les fab labs et autres makerspaces, on compterait aujourd’hui environ 1800 tiers-lieux en France, dont 46 % hors métropoles41 – soit, par exemple, bien plus qu’au Canada (qui en compte 30042). Cette montée en puissance a cependant été coupée dans son élan à partir du premier confinement de mars 2020.
Espaces et lieux de travail : Points de repère / de vigilance
À distance :
Accompagner les salariés pour aménager leur espace de travail à domicile, sur un plan technique (matériel, conseils en ergonomie) et financier (indemnité compensatoire).
Conseiller les salariés sur la conciliation des temps sociaux et les bonnes pratiques en matière d’hygiène de vie.
Identifier les tiers-lieux à proximité des zones de résidence offrant des services en quantité et qualité nécessaires.
Sur site :
– Aménager différentes zones selon les 3 C :
– Concentration individuelle, confidentialité, repos,
– Collaboration (réunion, travail d’équipe, échanges),
– Convivialité (salons, machine à café, cafétéria).
– Co-construire ces espaces avec les salariés selon leurs besoins, à l’aide d’experts (architecte, designers, ergonomes) et d’un cahier des charges précis.
– Penser l’offre de services en complément du territoire (quartier, bourg) pour compenser ses lacunes (restauration, parking, mobilité, etc.).
– Accorder un budget et un temps de conception suffisant.
– Privilégier une occupation à la carte selon les besoins des équipes.
Les temps du télétravail
La fréquence du télétravail
La fréquence du télétravail peut être très variable : de 10 % à 100 % du temps de travail, selon un nombre de jours fixe sur la semaine ou selon des forfaits hebdomadaire, mensuel, voire semestriel, plus flexibles.
Par exemple, l’accord de télétravail du groupe InVivo propose une multitude de formules : 3 jours fixes hebdomadaires ; 1 semaine de télétravail sur 2 ; 2 semaines de télétravail sur 4 ; une alternance d’1 semaine de 3 jours de télétravail puis d’1 semaine de 2 jours de télétravail, etc.
Si les formules peuvent être diverses, elles répondent généralement au consensus qui semble s’établir début 2021 : le télétravail à 100 % n’est pas optimal. L’ANI 2020, conclu par les partenaires sociaux en novembre, insiste ainsi sur « l’importance d’équilibrer le temps de télétravail et le temps de travail sur site […], notamment pour garantir la préservation du lien social » et « limiter l’émergence de difficultés organisationnelles ». L’ANACT43 plaide pour un déploiement progressif allant de 1 à 2 jours de télétravail par semaine, et la Direction Générale du Trésor44 recommande un maximum de 2 à 3 jours, tout comme la CFTC45. Les travaux en sciences humaines vont dans le même sens : « l’effet d’éclatement du collectif commence à se mesurer vraiment à partir de trois jours par semaine »46.
Être 100 % sur site ou 100 % en télétravail ne permet pas de bénéficier des avantages que recèle la combinaison de ces deux modalités. Après avoir expérimenté le premier pendant de nombreuses années, puis le second de manière forcée en 2020, l’objectif est désormais de trouver le bon équilibre. À chaque entreprise d’établir son curseur, en évitant d’aller trop loin pour devoir ensuite revenir en arrière.
Les moments du télétravail
Le télétravail, surtout lorsqu’il est pratiqué à domicile, offre une grande flexibilité horaire qui n’est pas sans risque : il permet de « travailler à n’importe quel moment »47, selon ses envies lorsqu’on est sans enfant ou selon ses obligations familiales lorsqu’on en a. Le télétravail accroît ainsi les horaires de travail atypiques et « à la marge »48 : le soir, la nuit, le week-end, etc.
Deux profils49 se distinguent ici (voir figure 3.7) : les « séparateurs », qui s’imposent des horaires fixes calqués sur ceux du bureau afin de délimiter clairement les activités professionnelles et les autres, ce qui ne peut se faire sans une négociation avec l’entourage qui prend du temps pour se stabiliser ; et les « intégrateurs » qui font se chevaucher les rôles et les temps sociaux et n’hésitent pas travailler sur des horaires atypiques pour pouvoir se consacrer en journée à d’autres activités familiales ou personnelles. Et comme le souligne JeanFrançois Dortier : « pour ceux-là, le télé travail offre une liberté… et le risque de ne jamais débrancher »50.
Figure 3.7 Deux profils de télétravailleurs
Le rôle des syndicats et des représentants du personnel
Du fait de la précipitation avec laquelle le télétravail a été généralisé en 2020, les partenaires sociaux n’ont été que peu associés à son déploiement. Il est temps désormais pour eux d’être pleinement acteurs de ce débat – un processus qui s’est amorcé avec la négociation d’un nouvel ANI en no vembre 2020.
Si la majorité des syndicats a longtemps fait preuve de frilosité à l’égard du télétravail, l’engouement des salariés et le virage pris par les directions les amènent aujourd’hui à s’impliquer activement dans les négociations à ce sujet. Entre janvier et novembre 2020, l’ANI relève plus de 700 accords d’entreprise signés sur le télé travail, qu’ils soient nouveaux ou qu’ils constituent des avenants à des accords préexistants. Comme le rappelle l’ANI 2020 : « C’est au niveau de l’entreprise que les modalités précises de mise en œuvre du télétravail sont définies, dans le cadre fixé par le Code du travail, les dispositions de l’ANI de 2005 et du présent accord, et par les dispositions éventuelles négociées au niveau de la branche ». L’ANI souligne ainsi l’importance de la « vivacité du dialogue social au sujet du télétravail » dans l’entreprise : « Un dialogue social et des négociations de qualité constituent un gage de réussite de la mise en place d’un dispositif de télétravail adapté aux besoins spécifiques de l’entreprise, permettant de concilier efficacement les intérêts de l’employeur et des salariés » (article 2.2).
Au sein de l’entreprise, le télétravail est normalement mis en place dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social et économique (CSE) s’il existe (à défaut, il est conseillé d’impliquer les représentants syndicaux). En l’absence de CSE et de délégués syndicaux, l’ANI encourage l’entreprise à engager le dialogue directement avec les salariés. En l’absence d’accord collectif ou de charte, la mise en place du télétravail est possible par accord de gré à gré entre le salarié et l’employeur. L’ANI recommande d’utiliser l’écrit, quel qu’il soit, afin notamment d’établir la preuve de cet accord.
Ces documents doivent préciser :
– les conditions de passage en télétravail et de retour sur site,
– les modalités d’acceptation par le salarié des conditions de mise en œuvre du télétravail,
– les modalités de contrôle du temps de travail et de régulation de la charge de travail,
– la détermination des plages horaires de disponibilité,
– les modalités d’accès des travailleurs handicapés au télétravail.
Il est recommandé d’y faire figurer aussi d’autres dispositions :
– les critères d’éligibilité au télétravail,
– les lieux où le télétravail peut se pratiquer ou, inversement, ceux où il est interdit,
– le nombre maximum de jours télétravaillés et les possibilités de les cumuler ou reporter,
– une période probatoire permettant de vérifier si le télétravail est compatible avec les intérêts des deux parties,
– une clause sur la protection des données,
– les modalités de suivi de l’accord.
Au-delà du dialogue social, les représentants du personnel et les syndicats ont un rôle-clé à jouer dans le déploiement d’un télétravail durable et responsable.
Faire remonter les informations collectées sur toute l’année 2020-2021 quant aux effets du télétravail pour alimenter le diagnostic que chaque entreprise se doit de mener sur cette expérimentation à large échelle avant d’envisager un déploiement pérenne.
Investir pleinement et positivement la thématique du télétravail sous l’angle de l’organisation du travail, qui a toujours été au cœur des préoccupations syndicales. Cette opportunité de s’intéresser de près au travail réel ne doit pas être perdue, dans la perspective des contreparties organisationnelles que les entreprises ne manqueront pas de demander à l’occasion de la négociation ou de l’extension des accords.
Offrir des espaces de dialogue et de réflexion pour permettre à chacun de s’exprimer sans crainte et de prendre du recul quant à son vécu, tout en proposant du soutien et des informations pertinentes (RPS, ergonomie, droits et devoirs de chacun, médecine du travail, etc.).
Faire valoir le rôle essentiel qu’ils jouent dans la transmission d’informations mais aussi plus globalement dans le développement des relations interpersonnelles et des réseaux sociaux au sein des entreprises. De par les espaces d’échanges et de débat qu’ils proposent, les syndicats sont en effet à même de participer activement à maintenir un sentiment d’appartenance à l’entreprise et une forme de proximité psychologique.
Veiller au respect du RGPD, s’intéressant aux différentes phases du cycle de vie des données personnelles utilisées par les environnements numériques de travail (les entreprises doivent en effet mener des évaluations d’impacts des systèmes infor matiques qu’elles mettent en place et en in former les salariés, directive actuellement peu suivie51).
Les syndicats vont devoir aussi se réinventer pour s’approprier eux-mêmes le télétravail tout comme les outils numériques qui le sous-tendent. Comme le souligne Jé rôme Chemin, secrétaire général adjoint de la CFDT Cadres, « on a des outils de 2020, mais on a un dialogue social numérique des années 90 »52. C’est toute la communication syndicale qui doit aussi être revue, notamment du fait des restrictions qui interdisent souvent les mails à usage syndical et les obligent à passer par des Intranets qui manquent de souplesse face aux réseaux sociaux d’entreprise. Face à la peur de perdre leurs moyens de communication habituels (tract, panneau d’affichage, local syndical) et le contact avec les salariés, les syndicats doivent réfléchir à leurs canaux de communication et à leurs espaces de discussion, en investissant à leur tour tout le potentiel des outils numériques. Ainsi, dès avant la crise pan démique, le numérique était-il perçu par les salariés comme « un moyen d’améliorer l’action syndicale (30 % des réponses), comme un mode pour reconquérir des adhérents (22 %) et comme un outil pour améliorer le dialogue social (20 %) »53.
Les indemnités liées au télétravail : une réglementation floue et un objet de revendication
Depuis l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, le Code du travail ne prévoit plus d’obligation pour l’employeur de prendre en charge tous les coûts découlant directement de l’exercice du télétravail.
L’Accord Nationale Interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 202054 reste quant à lui assez flou sur le sujet puisqu’il parle avant tout d’une prise en charge des frais professionnels (qui s’applique à tous les travailleurs, même ceux sur site), sans évoquer d’indemnité forfaitaire particulière pour couvrir les dépenses supplémentaires relatives à l’abonnement internet, au forfait téléphonique, à l’électricité, au chauffage, au mobilier de bureau…L’ANI encourage tout de même a en faire un objet de dialogue social, « le cas échéant ». Le résultat de cette concertation doit préciser clairement l’objet et les modalités de ces remboursements au travers d’un accord ou d’une charte.
Parmi les 18 entreprises interrogées par Orange Consulting55 dans le cadre de son livre blanc sur le télétravail, une large part des accords sur le télétravail mis en place prévoit un régime de compensations financières qui peut prendre deux formes :
– une prime forfaitaire, allant de 100 à 240 € par an, correspondant à une participation
aux frais d’abonnement internet ainsi qu’à ceux liés au logement
– et/ou une somme dédiée à l’équipement (mobilier ergonomique, matériel bureautique) allant de 0 à 500 €. Une autre formule, expérimentée par le groupe Orange, consiste à fournir l’équipement nécessaire sur demande
L’entreprise Dropbox a souhaité aller plus loin en pérennisant la démarche de subvention et en en élargissant l’objet. Comme l’explique Thibaut Champey, directeur général de Dorpbox France : « Nous avons mis en place une enveloppe trimestrielle, avec l’idée que chaque employé a des besoins différents et qu’il doit avoir la liberté de déterminer lui-même ce qui est important pour lui permettre d’améliorer son bien-être professionnel : payer une nounou ? Un abonnement à une salle de sport ? Un plus grand écran pour travailler ? Nous avons défini une liste bien cadrée de sujets ’’bien-être’’ et chaque collaborateur peut aujourd’hui soumettre ses demandes à travers un processus spécifique »56.
Pour autant, et malgré certaines démarches exemplaires, une étude du cabinet de conseil Convictions RH57 révèle que 68 % des employeurs français ne participent pas aux frais des télétravailleurs. Certains dirigeants interrogés par Orange Consulting signalent ainsi qu’en temps d’incertitudes économiques, ces frais entraînent pour l’entreprise un doublement des postes de dépense par salarié (maintien d’un bureau fixe + prise en charge des coûts liés au télétravail). La prise en charge de ces frais ne pourrait donc se justifier pour les entreprises que par des économies réalisées sur les mètres carrés de bureau, sur les tickets-restaurant, etc. L’expérience menée en 2020 et les débats qui l’ont accompagnée, tant dans la société qu’au sein des entreprises, ont toutefois mis en évidence des enjeux importants liés à la santé des télétravailleurs, notamment en termes d’ergonomie, qui relèvent directement de la responsabilité légale de l’employeur.
- 1. Terra Nova, Rapport à paraître sur le télétravail socialement responsable.
- 2. Audition de Martin Richer, 11 janvier 2021.
- 3. Cité par Martin Richer, audition du 11 janvier 2021.
- 4. Richer, 2020c.
- 5. Audition de Benoît Saint-Aubin, 1er février 2021.
- 6. McKinsey Global Institute, What’s next for remote work: An analysis of 2,000 tasks, 800 jobs, and nine countries , 23 novembre 2020.
- 7. Cité par Martin Richer, audition du 11 janvier 2021.
- 8. Voir dans Pellerin, Cahier, 2019, pp. 29-34 : l’exemple de la PME industrielle SORI.
- 9. Moreira E., « En pleine crise sanitaire, Novartis révolutionne son organisation du travail », Les Échos , 23 février 2021.
- 10. Louis P., « Comment Novartis bouscule son organisation du travail pour rompre avec le “management infantilisant” », BFMTV , 24 février 2021.
- 11. « Novartis contrôle ses employés en télétravail », 20 minutes , 14 septembre 2020.
- 12. Tous les éléments concernant la MAIF sont tirés de l’audition de Béatrice Guéguiniat, 14 décembre 2020.
- 13. ANACT, « Covid-19 : comment repérer collectivement les activités “télétravaillables” », octobre 2020.
- 14. ANACT, 2020d.
- 15. McKinsey Global Institute, 2020.
- 16. Audition d’Alain d’Iribarne, 7 décembre 2020.
- 17. Verdevoye A.-G., « PSA veut généraliser le télétravail pour réduire les surfaces de bureaux de 30 % », Challenges , 13 novembre 2020.
- 18. ANDRH / BCG, 2020.
- 19. Soyez F., « Avec le télétravail, l’open space cédera-t-il la place aux espaces collaboratifs ? », Courrier Cadres , 3 décembre ٢٠٢٠.
- 20. Baron X., « L’espace de travail à nouveau en question ? », Metis Europe , 28 décembre 2020.
- 21. Nous remercions Fredericke Sauvageot, directrice de l’innovation et du développement des environnements de travail à la direction immobilière d’Orange, pour les précisions apportées sur ce sujet.
- 22. Bernstein E., Turban S., « The impact of the “open” workspace on human collaboration », Philosophical transactions of the royal society B , vol. 373, août 2018.
- 23. Impossibilité de personnaliser son espace de travail, notamment avec des photos, des bibelots ou des fournitures de bureau. Terme emprunté à Thomsin L., « Télétravail : enseignements tirés d’un observatoire topique (cas d’une filiale belge d’une multinationale) », Innovations , vol. no 22, no 2, 2005, pp. 99-120.
- 24. Voir études Actineo, observatoire de la qualité de vie au travail.
- 25. ESSEC, 2020.
- 26. ESSEC, 2020.
- 27. Malakoff Humanis, 2021.
- 28. Audition de François Hannebicke, Charles Marcolin et Benoît Meyronin, 15 février 2021.
- 29. Ibid .
- 30. Dromard T., « Le Covid influence les nouveaux sièges sociaux du CAC40 », Challenges , 30 novembre 2020.
- 31. Métaphore renvoyant à un centre névralgique de confluence traversé de flux, tel que les aéroports. Citée par Alain d’ Iribarne, dans son audition du ٧ décembre ٢٠٢٠.
- 32. Dropbox, Dropbox goes Virtual First , octobre 2020.
- 33. Oldenburg R., The Great Good Place: Cafés, coffee shops, bookstores, bars, hair salons, and other hangouts at the heart of a community , Marlowe, 1999.
- 34. Cité in Duport, 2020.
- 35. Thomsin, 2005.
- 36. Kouloumdjian, 2012.
- 37. Damon, 2014.
- 38. Thomsin, 2005.
- 39. Damon, 2014.
- 40. Malakoff Médéric, Le comptoir de la nouvelle entreprise, « Regards croisés des salariés et des entreprises du privé sur le télétravail », janvier 2018. Enquête menée auprès de 11 507 salariés et 401 dirigeants, selon des échantillons représentatifs, en novembre 2017.
- 41. Mission Coworking : Faire ensemble pour mieux vivre ensemble , septembre 2018.
- 42. Tremblay, Demers, 2020.
- 43. ANACT, 2014.
- 44. Cité in Duport, 2020.
- 45. Cité in Asali S., « Télétravail : frais, nombre de jours… les points concrets que les syndicats veulent négocier en novembre », Capital , 7 octobre 2020.
- 46. Dortier, 2017.
- 47. Thomsin, 2005.
- 48. Letourneaux F., « Travailler la distance : s’inventer un chez-soi de travail », Sociologie du travail , vol.62, no 4, octobre-décembre 2020.
- 49. Scaillerez, Tremblay, 2016.
- 50. Dortier, 2017.
- 51. Guillaud H., « Défense de l’algovernance : pour une cogestion des systèmes algorithmiques qui impactent les travailleurs », Internet Actu , 8 septembre 2020.
- 52. « Jérôme Chemin : quoi de neuf sur le front du télétravail et celui du syndicalisme », Zevillage , 17 décembre 2020.
- 53. Institut Sapiens et Adding, « Le regard des Français sur l’usage du numérique par les syndicats », sondage IFOP, décembre 2018.
- 54. Accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 pour une mise en œuvre réussie du télétravail.
- 55. Orange Consulting, Livre blanc : le développement du télétravail, retour sur l’année 2020 .
- 56. Cité in Marcellin, D., « Quel futur du travail pour les entreprises de la Tech ? », Alliancy , 11 mars 2021.
- 57. Cité in Kahn, S., « Télétravail : comment la prise en charge des frais varie d’un employeur à l’autre », InfoProtection , 22 janvier 2021.
Les managers au défi du travail à distance
Aux dires de tous les experts que nous avons lus ou auditionnés et de beaucoup d’entreprises, les pratiques managériales sont un enjeu majeur pour le devenir du télétravail.
Le défi de la transformation managériale n’avait cependant pas attendu la crise du Covid pour se poser de façon aiguë. Ce sujet s’articule avec les transformations numériques en cours, la diffusion des méthodes dites agiles, l’aplatissement des lignes hiérarchiques, le raccourcissement des boucles de décision, l’autonomisation et la responsabilisation des salariés pour une « libération des énergies ». Cependant, jusqu’ici la transformation managériale restait très précautionneuse. Beaucoup d’entreprises fermaient pudiquement les yeux sur nombre de pratiques réelles qui tranchaient avec les discours « officiels ». Dans les plus grandes entreprises, certaines unités étaient utilisées comme des laboratoires de transformation, quand d’autres restaient managées très traditionnellement. Le télétravail brutal, à grande échelle et sans préparation, aura mis tout le monde au pied du mur, avec deux effets : a) permettre de mieux connaître les pratiques managériales réelles, le télétravail jouant ici un rôle de révélateur de tendances, soit au management par le contrôle, soit au management par l’autonomie ; b) accélérer certains mouvements, quand ils étaient déjà en germe dans l’organisation.
Le management français comme barrière au télétravail
Comme nous l’avons déjà évoqué au chapitre 1, le plus faible développement du télétravail en France par rapport à d’autres pays, avant 2020, était attribué à deux facteurs : la plus faible digitalisation des entreprises, mais surtout un management peu compatible avec l’autonomie inhérente à cette nouvelle forme d’organisation du travail. Nombreux sont les auteurs tels que Michel Walrave à souligner le poids prépondérant de ce deuxième facteur et, plus globalement de la culture d’entreprise : « Les barrières qui entravent l’introduction du télétravail ne concernent pas tant la technologie que la culture de l’organisation de même que le style et les méthodes de gestion »1. Un constat largement partagé par les salariés français qui sont encore 70 % à estimer que « le management français est “trop conservateur” et inadapté au télétravail »2.
Le sujet du télétravail s’inscrit donc dans un contexte managérial particulier. L’éditeur de logiciels ADP avait publié en novembre 2017 une enquête (« Evolution of Work 2.0 ») menée dans 13 pays auprès de 5 330 salariés et 3 218 employeurs, pour mettre en lumière les écarts de perception entre salariés et employeurs sur les questions de management, d’où il ressortait que les managers français étaient parmi les moins bien notés d’Europe par les salariés, mais n’en avaient pas conscience3.
Arnaud Scaillerez et Diane-Gabrielle Tremblay4 pointent la réticence des cadres intermédiaires et la méconnaissance du télétravail par les managers : d’un côté, ils redoutent de perdre le contrôle sur leurs subordonnés travaillant à distance et, de l’autre, ils craignent que ces derniers ne soient pas aussi investis qu’en présentiel sur site. Selon ces deux auteurs, la culture nationale semble exercer une grande influence en la matière. Dans les pays du centre et du sud de l’Europe, comme en France ou en Italie, « on part du principe qu’on ne manage bien son équipe que de près », alimentant une culture du présentéisme mais également une certaine « vision machiste du travail, selon laquelle rester chez soi est l’apanage des femmes au foyer ».
Si le management représente une telle barrière au déploiement du télétravail, c’est que les managers « occupent une place stratégique »5 et représentent « un élément clé »6 dans sa mise en œuvre. Le télétravail les oblige à adopter des méthodes de gestion nouvelles, s’éloignant du diptyque foucaldien « surveiller et punir »7 plus connu sous sa forme édulcorée « command and control ». Cette nouvelle forme d’organisation du travail nécessite en effet d’être capables « de déléguer et d’adopter une gestion décentralisée du travail »8 . Elle contraint les ma nagers à sortir du travers culturel consis tant à estimer que « si je ne vous vois pas travailler, c’est que vous ne travaillez pas ». Comme le souligne Béatrice Guéguiniat de la MAIF, « si l’on ne dépasse pas ce genre de préjugés, on ne peut pas mettre en place le télétravail. »
La convergence entre new ways of working, transformation managériale et télétravail
Ceci étant, la transition managériale (ou du moins son intention) était amorcée en France pour d’autres raisons. Du point de vue de nombreuses entreprises engagées dans la transformation numérique de leurs processus et modes opératoires, le management à l’ancienne est considéré comme une entrave à la flexibilité et à l’agilité requises par les évolutions économiques (monde VICA9), mais aussi à l’appétence des collaborateurs à plus d’autonomie. Il faut donc le faire évoluer pour accompagner les transformations 4.0, qui reposent sur la rapidité, la capacité d’initiative, l’adaptabilité, l’accès partagé à l’information, la transversalité et la collaboration. Cette transformation doit faire passer l’entreprise d’un mode de management vertical et fondé sur l’autorité et la hiérarchie à un mode de management transversal et fondé sur l’adhésion et la motivation des collaborateurs10. Le management traditionnel centré sur les processus (planification, budgets, recrutement, évaluation,…) devra évoluer vers « un leadership » tourné vers la vision, le partage de celle-ci avec les équipes, la motivation, l’envie commune d’affronter de nouveaux défis. Avant l’enjeu « télétravail », il existait donc dans ces entreprises une convergence souhaitée entre passage à la culture numérique, diffusion des new ways of working11 (voir encadré) et transformation managériale.
Très opportunément, le numérique devient alors le « cheval de Troie » des changements que les directions souhaitent mettre en place. Le chercheur Grégory Jémine donne ainsi l’exemple d’une compagnie d’assurances où les dispositifs numériques sont mobilisés pour répondre à une volonté de « modernisation » de l’organisation et d’optimisation de l’espace de travail12. Cinq ans avant l’expiration des baux pour certains bâtiments, le top management commence à lier le projet de déménagement à une problématique stratégique plus large, qui deviendra le projet New Way of Working (NWoW). Celui-ci est structuré autour de trois piliers : Bricks (aménagements physiques et gestion du bâtiment), Bytes (environnements techniques et numériques) et Behaviour (accompagnement dans l’adoption de formes de travail flexibles, qui incarne le « changement de culture » formulé au niveau stratégique). L’article datant de 2017, la question du télétravail n’y est pas abordée directement, mais l’analyse permet de discerner clairement les liens entre toutes les dimensions de cette logique de reconfiguration organisationnelle : l’accroissement de l’autonomie des salariés, via de nouvelles pratiques de travail flexibles (dont le télétravail) rendues possibles par le numérique et le changement de posture managériale, augmenterait la motivation au travail, tout en étant profitable à l’entreprise (qui doit déménager, cherche à réduire l’espace utilisé et souhaite un « changement culturel » pour plus d’agilité).
New ways of working
Se focaliser sur les approches expérimentales plutôt que sur la planification.
Appuyer ses analyses sur des faits / des données plutôt que se baser sur des opinions ou des idées préconçues.
Tester sans avoir peur d’échouer, l’échec d’une hypothèse contribuant à l’apprentissage (couramment désigné comme « droit à l’erreur » ou « test and learn »).
Observer les usages pour créer de la valeur client.
Autonomiser et responsabiliser plutôt que contrôler (subsidiarité plutôt que hiérarchie).
Collaborer plutôt que protéger son pré-carré
Ces considérations font directement écho aux quatre principes du Manifeste agile13
Toutefois, dans certaines entreprises, le télétravail peut aussi être vu comme un élément qui vient perturber la belle mécanique ainsi mise en place. Un managerexpert de Renault, par exemple, s’en inquiète : « Nous avons initié un grand mouvement de transformation pour redonner de l’autonomie aux équipes et constituer des collectifs plus forts. Sachant que nous allons stabiliser la part de télétravail à deux ou trois jours par semaine, nous sommes inquiets sur le risque d’usure du travail collaboratif entre des personnes qui seront régulièrement à distance sur de longues périodes.14 »
En définitive, le télétravail constituera-t-il un accélérateur pour l’adoption et la diffusion des new ways of working, ou au contraire représentera-t-il un obstacle à leur mise en œuvre ?
Dé-management ou Mieux-management ?
À partir de ces réflexions, la transformation managériale peut se penser dans deux directions : le dé-management ou au contraire le soutien renforcé au développement des compétences des managers de proximité.
Le « dé-management » renvoie à des modèles organisationnels visant à réduire considérablement, voire à supprimer, la place et le rôle du management intermédiaire : cela peut aller du « management opale15 » à l’entreprise libérée. L’entreprise libérée est souvent assimilée de façon simplificatrice à ce « dé-management », un raccourci dont témoigne aussi par exemple la mauvaise traduction en français du titre du livre de Gary Hamel, The Future of management16, devenu La Fin du management17. Si Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey soulignent bien une tendance à la réduction des strates hiérarchiques dans ces nouveaux designs organisationnels18, ils insistent sur le fait que des modalités de coordination s’avèrent toujours nécessaires, même si celles-ci sont supposées n’avoir plus ni le goût, ni la couleur du management traditionnel (management Canada dry19). Cela se traduit souvent par des changements d’appellation des managers – team leaders, servant leaders, animateurs, capitaines, coachs – et par l’introduction de modèles organisationnels à imbrications multiples (comme l’holacratie avec ses « rôles » et ses « cercles », ou le modèle Spotify avec ses « squads », « tribus », « chapitres » et « guildes »20).
À l’inverse de cette tendance, l’épisode pandémique et le télétravail forcé auront surtout révélé un besoin de « mieux-manager » plutôt que de moins. Google avait d’ailleurs déjà montré la voie il y a quelques années, passant d’un discours sur le rejet du management à une approche très pragmatique centrée sur la sécurité psychologique21 des collaborateurs et le rôle des managers dans celle-ci22. Certains vont même jusqu’à prôner « plus de management », sans que cela ne se traduise pour autant par « plus de contrôle » : « le leader d’équipes virtuelles ne fait pas autre chose qu’un leader classique, il doit seulement le faire avec plus d’intensité : plus d’anticipation du travail à faire, plus de structuration des responsabilités, plus de formalisation dans la distribution des tâches, plus de points d’avancement, plus de communication, plus d’encouragements, plus de reconnaissance, etc. »23.
En outre, certaines pratiques sont à repenser à distance, notamment en termes de processus RH et de communication (voir encadré et chapitre 5 pour le deuxième point).
Les grandes enquêtes statistiques euro péennes de type Eurofound montrent que la qualité du management est l’un des principaux moteurs de la performance durable des entreprises et que la présence de managers de proximité joue en faveur de l’amélioration des conditions de travail. Il y a donc un réel retour à attendre d’un investissement sur le management intermédiaire24, que ce soit via la formation traditionnelle, le développement personnel, le coaching, mais aussi les espaces de discussion et les communautés de pratiques25. Les managers ont souvent été les premiers oubliés des espaces de délibération sur le travail avec leurs propres supérieurs hiérarchiques ou les DRH, et les premiers à souffrir des incohérences des organisations26. D’une façon générale, ils se sont sentis peu accompagnés durant l’année 2020, et pour cause : seuls 7 % des 154 dirigeants interrogés par une enquête de Malakoff Humanis27 a proposé un accompagnement ou une formation aux managers qui encadrent des salariés en télétravail.
L’intégration des nouvelles recrues à distance (Onboarding)
• Soigner le préboarding en envoyant : livret d’accueil (avec organigramme, trombinoscope et annuaire des contacts clés), planning détaillé de la première semaine avec horaires de connexion obligatoires, informations pratiques (ex : identifiants de connexion, contact du service technique), équipement (ordinateur, casque). Dès les premiers jours : s’assurer de la bonne installation du collaborateur et veiller à son environnement de travail (confort, fonctionnement du matériel, ergonomie du poste, problèmes éventuels)
• Désigner un tuteur/parrain/référent pour chaque nouvelle recrue
• Organiser une visioconférence pour présenter l’entreprise et les principaux membres de l’équipe. Prévoir des moments de rencontre avec les membres (échanges bilatéraux, jeu virtuel collectif, café/afterwork virtuel) pour apprendre à se connaître et créer des liens. Ce peut-être aussi l’occasion d’aborder les règles « tacites » (tutoiement/vouvoiement par exemple)
• Assurer un suivi régulier en se montrant disponible et à l’écoute : fixer des points réguliers en début et fin de journée pour recueillir son ressenti et lui donner du feedback
• Introduire progressivement les principaux projets en cours en donnant une vision claire de leur organisation (membres impliqués, répartition des tâches, rituels de coordination)
• Expliquer les principaux outils numériques utilisés, et les usages qui en sont faits dans l’équipe (observation à travers un partage des écrans, tutoriels, FAQ).
Ces pratiques rétroagiront utilement sur l’intégration en présentiel des nouvelles recrues, souvent négligée.
Manager par la confiance
Le télétravail nécessite au préalable que les managers développent avec leurs subordonnés une relation basée sur la confiance, aux antipodes de la méfiance dont ils témoignaient avant 2020 quant à la capacité de ces derniers à travailler en autonomie. Ce climat de défiance était en outre renforcé par les syndicats qui voyaient dans le télétravail un moyen pour l’employeur d’augmenter la charge de travail et de briser les collectifs de travail.
Le télétravail forcé par la crise sanitaire semblerait avoir été une expérience salvatrice en la matière, puisque « 76 % des managers pensent que le télétravail en confinement a renforcé la confiance mutuelle avec leurs collaborateurs » et, réciproquement, une majorité de salariés déclarent que cette expérience leur a permis d’accroître leur confiance en leur manager28. Le travail confiné aurait ainsi accéléré la sortie du mode command and control pour aller vers un management reposant davantage sur la confiance et sur la délégation de responsabilité. Cet aspect semble d’ailleurs devenu une priorité des DRH qui classent l’autonomie individuelle et la transparence en première et seconde positions des « caractéristiques des nouveaux modes de travail dans l’entreprise post-crise qui seront essentielles pour le déploiement du télétravail »29.
D’autres observateurs sont plus nuancés. Ainsi, Benoît Saint-Aubin chez Orange indique-t-il que : « Le télétravail contraint a mis en évidence deux “écoles” de management, l’une basée sur la confiance, l’autre reposant sur le contrôle. Les managers habitués à faire confiance ont géré le travail à distance sans trop de difficultés. Ceux qui comptaient plutôt sur le contrôle ont réagi de deux façons différentes. Les uns se sont rendu compte qu’il était nécessaire d’accorder davantage d’autonomie à leurs collaborateurs. Les autres ont eu du mal à sauter le pas et, au contraire, ont encore renforcé les contrôles… Heureusement, ils sont peu nombreux (moins de 10 % des managers). D’autres ont été complètement dépassés par la situation et sont devenus injoignables. Au total, nous avons ressenti un grand besoin d’accompagnement chez les managers, qui ont un rôle fondamental à jouer dans l’évolution de l’organisation.30 » Notons, par ailleurs, que de nombreux télésalariés ont été ou sont télésurveillés (voir ci-après section Autonomie et contrôle).
Pas de changement miraculeux donc, mais une opportunité à saisir pour renforcer les bonnes pratiques et réduire les moins bonnes. Les attentes des salariés restent fortes en la matière : une grande majorité aspire à une évolution profonde des modes de travail au sein de leur entreprise avec davantage de travail collaboratif et participatif (79 %), davantage de souplesse et de flexibilité dans la gestion du temps de travail (83 %) et surtout un management basé sur la confiance (85 %)31. Et la distance n’est pas forcément un frein au développement de cette confiance. Si beaucoup pensent que cette dernière exige un contact physique, des recherches montrent qu’elle peut se construire à distance grâce à des interactions régulières32 (voir chapitre 5 sur la communication à distance).
Pour finir, rappelons quelques composantes de ce management par la confiance : cadre et règles claires et cohérentes, capacité d’écoute active, empathie, bienveillance, exigence33, espaces de paroles organisés, coaching, rituels et routines, reconnaissance et feedback34. Comme l’explique Bruno Haubtbout, manager chez Orange : « Quand tout le monde a dû se mettre au télétravail du jour au lendemain, cela n’a posé aucun problème technique, car tous les outils étaient disponibles. En revanche, sur le plan organisationnel, j’étais très préoccupé par le besoin de garder le contact. J’ai donc multiplié les réunions d’équipes et les échanges individuels, au point que mes collaborateurs soulignaient qu’ils recevaient presque davantage d’informations qu’en temps normal. Lors du deuxième confinement, j’ai pris un peu de recul sur la nécessité de maintenir le contact à tout prix, mais j’ai conservé le principe d’appeler individuellement chaque membre de l’équipe une fois par semaine, en dehors de nos échanges sur le travail proprement dit, pour prendre des nouvelles, savoir comment ils supportent le travail à distance, détecter les signaux faibles d’éventuelles difficultés »35.
Manager par les résultats
La distance nécessite également de développer « de nouveaux dispositifs d’appréciation et d’évaluation de la performance au travail »36. Ces derniers ne peuvent plus être basés sur un pilotage par les tâches via le présentéisme des collaborateurs37. Il de vient donc nécessaire d’apprécier avant tout les résultats. Tout cela n’est guère nouveau, le management par objectifs, de culture très anglo-saxonne, remontant aux travaux de Peter Drucker dans les années 195038.
Une forme de contrôle perdure donc mais ne s’applique plus à la manière de réaliser les activités de travail, désormais du ressort du télétravailleur ou de l’équipe, grâce au soutien de son manager et de son entreprise (mettant à sa disposition les moyens nécessaires) : ce contrôle se déploie a posteriori et concerne uniquement le résultat de son activité.
Ainsi, témoigne Eric, chef d’équipe dans une entreprise de télécommunications : « C’est très important de bien définir, très tôt, les attentes que nous avons envers chaque individu et envers l’équipe dans son ensemble. Il faut être le plus explicite possible et, idéalement, prendre soin de quantifier claire ment ce qui doit être rendu. Pour ma part, je trace une grille qui présente toutes ces informations. Je transmets cette grille par courriel à tous les membres de l’équipe. Ils peuvent alors réagir. Des ajustements sont faits si c’est nécessaire et la grille est transmise de nouveau. Cet exercice permet à tout le monde d’avoir une idée claire de ce qui se passe dans l’équipe, de savoir qui fait quoi, à quel moment sont les livrables, etc. Plusieurs organisent leur travail en fonction de cette grille par la suite. J’aimerais ajouter que cette grille amène un autre effet intéressant : elle contribue beaucoup à responsabiliser chacun des membres. En ayant une vue d’ensemble, chaque personne se sent plus concernée par ce que les autres font. Si quelqu’un ne respecte pas son engagement, c’est facile de voir qui est responsable. Habituellement, lorsque ça se produit, je n’ai pas besoin d’intervenir; les autres membres de l’équipe s’en chargent assez rapidement. […] C’est indirectement un bon moyen de s’assurer que le travail avance bien. »39
Bien que connue depuis longtemps, cette évolution appelle toujours le développement de plusieurs compétences chez les managers : évaluer la charge de travail adéquate ; fixer des objectifs précis, ambitieux et réalistes, tant quantitatifs que qualitatifs (on parle aussi d’objectifs SMART pour spécifiques, mesurables, ambitieux, réalistes et temporels – avec une date butoir) ; laisser ensuite le salarié travailler (pas de micro-management) ; contrôler les résultats à périodicité annoncée selon des indicateurs clairs, fixés à l’avance, compris et acceptés ; faire des feedbacks réguliers, constructifs et stimulants.
Cette nouvelle forme de contrôle du travail a cependant ses limites puisqu’elle risque d’omettre certaines dimensions importantes de la performance au travail comme l’implication et les qualités relationnelles, pourtant essentielles en télétravail. Par ailleurs, « lorsque les gestionnaires se focalisent exclusivement sur les résultats, ils apprécient surtout à court terme les travailleurs (…) sans se soucier de les développer dans la perspective d’une carrière à long terme »40.
Pendant ce temps, dans la Silicon Valley… Les OKR
Les OKR (Objectives and Key Results) sont une déclinaison du management par objectifs, mise en œuvre dans les années 1970 par Andy Grove, alors CEO d’Intel. Par la suite, John Doerr41, l’un des principaux investisseurs de Google, séduit par une conférence donnée par Andrew Grove sur la méthode OKR, la présentera à Larry Page et Sergey Brin, qui introduiront ce processus chez Google. Ces derniers attribuent aujourd’hui encore une grande part de leurs succès à cette méthode. À partir de là, les OKR se sont propagés comme une traînée de poudre dans les entreprises technologiques californiennes.
Les OKR permettent une meilleure concentration sur le travail, une transparence et un meilleur alignement des équipes avec la stratégie. Ils sont définis par niveaux : pour l’entreprise, par équipe et individuellement. L’évaluation de leur réalisation se fait en continu. Chaque collaborateur a un rendez-vous hebdomadaire d’une heure avec son manager, ce qui, au passage, limite le nombre de salariés qu’un manager peut piloter et maintient donc les équipes de petite taille. À ce rendez-vous individuel s’ajoute un rendez-vous collectif, également hebdomadaire. Il s’agit d’un outil de pilotage qui permet de vérifier que les projets avancent, mais aussi d’un outil d’ajustement permanent des objectifs en fonction des aléas.
Le management par les OKR qui rend désuet le contrôle du temps de travail est considéré comme ayant permis une adaptation rapide des entreprises technologiques californiennes au télétravail.
Le « résultat » n’est qu’une indication chiffrée d’un objectif général à atteindre ; l’indicateur technique ou financier peut être recherché en soi et les résultats forcés de manière artificielle pour être conformes aux engagements. Un jugement fondé sur des résultats à court terme peut, par exemple, conduire à des actions contre-productives pour l’organisation, comme refuser de satisfaire une réclamation d’un client (qui obligerait à le rembourser ou à engager des frais) plutôt que le fidéliser par un geste commercial. On s’aventure dès lors vers un appauvrissement du travail où l’individu ne sera plus jugé que sur sa capacité à fournir un produit normé à court terme. Cette pression peut se faire aux dépens du plaisir de faire qui est pourtant aussi un facteur de résultat.
En résumé, management par la confiance et gestion par objectifs sont les deux clés de renouvellement du management à distance, et du management tout court. Elles renvoient à deux types d’appui42. Le soutien professionnel, d’une part, concerne les comportements visant à aider l’employé à atteindre ses objectifs de travail (organisation du travail claire, objectifs précis, indicateurs de performance clairs, feedbacks réguliers et stimulants, équipements et ressources nécessaires, documentation et formations, tutorat/ mentorat/coaching). L’appui psycho-affectif, d’autre part, a trait aux comportements axés sur l’intelligence relationnelle et émotionnelle (ouverture, empathie, réceptivité, respect, reconnaissance et… confiance).
Le manager à distance doit ainsi développer « des compétences d’encadrement fondées à la fois sur du “lien froid” (formuler des objectifs, définir des règles…) et sur du “lien chaud” (écoute de l’équipe, soutien moral, attention au développement des collaborateurs…) »43.
Cette nouvelle posture est bien résumée par le témoignage de Roger, directeur dans une entreprise de formation : « S’il y a quelque chose qui a changé depuis que je dirige des télétravailleurs, c’est bien la manière de concevoir mon statut de directeur. Lorsque je dirigeais du personnel qui était situé dans le même bureau, tout près de moi, on me disait souvent que je devais garder une certaine distance avec mes employés afin de maintenir mon statut hiérarchique et de mieux faire accepter mes décisions. Aujourd’hui, je ne pourrais jamais faire ça ! Je dois plutôt faire le contraire. Pour que ça marche, je dois provoquer des rapprochements, et cela implique que je dois, moi aussi, me laisser découvrir par mes employés afin qu’ils sachent à qui ils ont affaire.44»
Pendant ce temps, dans la Silicon Valley… Vers un Head of Remote Work45
La société GitLab est une société en « full remote » qui comprend actuellement 1 300 salariés, tous en travail à distance en permanence. Ce choix permet à GitLab de disposer d’un gisement de talents illimités, partout autour du monde, sans les contraintes de la géographie. Dans la Silicon Valley, les ingénieurs ne restent généralement pas plus de 18 mois dans la même entreprise, et le principal accélérateur de carrière consiste à changer d’employeur. Dans ces conditions, il n’existe que deux façons de retenir les salariés, soit leur proposer des rémunérations et des avantages en nature extrêmement généreux, soit leur offrir un modèle de travail complètement différent. C’est le parti pris de GitLab, qui veille à ne recruter que des personnes pour qui le télétravail correspond vraiment à un choix personnel et capable de s’adapter pleinement à cette logique.
Pour gérer ce modèle d’organisation particulier, l’entreprise a créé la fonction de Head of Remote Work. Darren Murph, qui occupe ce poste, insiste sur le fait qu’organiser une société entièrement en télétravail exige d’y consacrer beaucoup d’efforts et de ressources. Deux de ses collaborateurs participent à tous les recrutements, afin de s’assurer que les nouveaux salariés ont le bon profil pour télétravailler. Il s’occupe également de l’animation des rituels permettant aux gens de garder le contact, et propose très régulièrement des formations sur la façon de s’organiser en télétravail et de maintenir le lien avec les autres. En particulier, il veille à favoriser une communication qui soit entièrement asynchrone, grâce à une documentation écrite de tous les processus de travail qui soit claire et accessible (voir aussi chapitre 5).
Autonomie et contrôle : des notions complémentaires
Comme on le voit, le télétravail est à la croisée d’une tension entre autonomie et contrôle à l’origine de situations paradoxales parfois difficiles à vivre pour le salarié comme pour le manager. Contrôle et autonomie sont habituellement considérés comme des concepts antinomiques en théories des organisations46, l’un relié aux théories classiques de type tayloriste, l’autre issu du courant de l’école des relations humaines. Les deux notions peuvent cependant être considérées comme complémentaires, « leur présence simultanée s’avérant indispensable à l’efficacité de la relation de partenariat mise en place »47.
Autonomie et contrôle peuvent potentiellement être exacerbés par le télétravail. Certains facteurs vont plutôt conduire à un allégement du contrôle exercé (délégation de la gestion du temps, management par objectifs), d’autres vont au contraire le renforcer (usage croissant des TIC, formalisation des tâches, évaluation individuelle). On assiste dans ce dernier cas à « un para doxe où la hausse de l’autonomie entraîne une hausse du contrôle, grâce aux technologies de l’information et de la communication »48.
Ainsi, durant le confinement, l’une des requêtes la plus répandue sur Internet (en hausse de 1705 %) a été « comment surveiller ses employés qui travaillent à la maison ? » et, selon une enquête récente49, 45 % des employeurs télésurveilleraient leurs salariés selon diverses modalités : contrôle de l’activité sur ordinateur (suivi du temps, historique du navigateur, mouvements de la souris, enregistrement des frappes au clavier) ; vérification de la présence (contrôle des heures de connexion, conversations audio fréquentes, discussions sur messagerie instantanée, multiples visioconférences) ; surveillance de l’espace de travail via une webcam ou des captures d’écran.
Une majorité de salariés télésurveillés souhaiterait ne pas l’être (59 %) et souligne les effets néfastes de cette pratique managériale conservatrice : 48 % indiquent que la télésurveillance est une source de stress et 41 % pensent que cela « entache la confiance ».
Pour autant, les avis sont partagés en la matière, puisque 41 % d’entre eux estiment aussi que cette télésurveillance permet au manager de se rendre compte du travail réalisé, de comptabiliser les heures supplémentaires, de détecter des erreurs et des situations conflictuelles, des états de démotivation, voire des RPS50.
Le rapport de l’OIT déconseille toutefois fortement l’utilisation de ces outils et logiciels de contrôle, jugés intrusifs, néfastes à l’instauration d’une relation de confiance et discutables en termes d’éthique. Dans tous les cas, il souligne que ces outils ne devraient pas « se substituer aux méthodes de gestion axées sur les résultats, ni dispenser l’employeur d’indiquer précisément aux travailleurs les tâches qu’ils doivent accomplir, les résultats qui sont attendus d’eux et les échéances qu’ils doivent respecter »51. Bref, les outils numériques de contrôle révéleraient toujours une défaillance du management.
***
Au final, le télétravail forcé pratiqué durant la crise sanitaire semble donc avoir davantage révélé les pratiques managériales existantes qu’il ne les a bouleversées, que ce soit pour les entreprises pratiquant un management vertical basé sur le « command and control » ou celles qui appliquaient ou aspiraient à un management davantage basé sur la confiance et l’autonomie des salariés. Dès lors, les modalités de mise en œuvre du télétravail peuvent être très variables d’une entreprise à l’autre : d’une situation où le télétravailleur bénéficie d’une autonomie totale et s’apparente à un indépendant jugé uniquement au résultat, à une situation de supervision intense permise par les TIC.
L’accompagnement des managers confrontés à cet ensemble de mutations est probablement le défi le plus difficile qui attend les entreprises. Car les managers de proximité comme les managers de managers sont en souffrance et réclament de l’aide : 1 manager sur 3 avoue avoir des difficultés à adapter son mode d’encadrement au télétravail52 et « 62 % des cadres seraient intéressés par une formation sur les bonnes pratiques du télétravail. Un souhait qui concerne 68 % des cadres managers et 74 % des cadres des fonctions ressources humaines »53 .
Management : points de repère / de vigilance.
Rôle des managers
Contractualiser le télétravail et sa réversibilité avec les membres de l’équipe par un dialogue professionnel de qualité dans le cadre fixé par l’accord d’entreprise.
Optimiser les processus liés aux tâches (répartition des tâches équilibrée, coordination, soutien mutuel, communication formelle).
Développer le soutien professionnel (informations et formations : outils numériques, planification du travail et gestion du temps, fixation d’objectifs personnels et autogestion de la performance, gestion de carrière, notions en ergonomie, gestion du stress et de l’isolement, droit à la déconnexion, etc.).
Maintenir le lien social et le sentiment d’appartenance (cohésion d’équipe, identification, communication informelle) en développant :
• son rôle d’animateur (coordination et transfert d’informations, de connaissances, de compétences). Ex : entretien individuel et réunion d’équipe réguliers, travail en binôme et en mode projet, échanges de bonnes pratiques, etc.
• son rôle d’entremetteur (imaginer et expérimenter de nouvelles formes de mises en relation et de partages informels). Ex : e-café du matin, concours ludiques, visioconférence en accès libre le midi, canaux Slack consacrés aux loisirs, etc.
Accompagnement des managers
Former le management à la gestion par objectifs et résultats, nécessitant de savoir :
• évaluer la charge de travail adéquate,
• fixer des objectifs précis, ambitieux, réalistes (tant quantitatifs que qualitatifs : implication, qualités relationnelles),
• évaluer leur réalisation selon des indicateurs clairs fixés à l’avance, compris et acceptés de tous,
• faire des feedbacks réguliers, constructifs et stimulants, nourrissant la reconnaissance.
Former les managers aux autres aspects du télétravail : gestion, animation et motivation à distance ; outils numériques ; onboarding ; entretien professionnel et gestion de carrière à distance ; détection des RPS, etc.
Offrir aux managers des espaces de discussion pour partager leurs craintes et bonnes pratiques.
Développer le soutien psychologique aux managers notamment sous forme de coaching/ mentorat/tutorat.
- 1. Walrave M., « Comment introduire le télétravail ? », Gestion , vol. 35, no. 1, 2010, pp. 76-87.
- 2. Achard P., « Télétravail: un salarié sur deux en “détresse psychologique” », Libération , 17 décembre 2020, s’appuyant sur un baromètre de l’institut OpinionWay paru en décembre 2020.
- 3. Cité in Richer M., « La qualité du management, principal levier de compétitivité des entreprises », Management&RSE , 7 octobre 2020.
- 4. Scaillerez, Tremblay, 2016.
- 5. Vayre, 2019.
- 6. Scaillerez, Tremblay, 2016.
- 7. Foucault M., Surveiller et punir , Gallimard, 1975.
- 8. Vayre, 2019.
- 9. VICA : volatil, incertain, complexe et ambigu.
- 10. Kotter J., « Management is (still) not Leadership » , Harvard Business Review Blog , 9 janvier 2013. Cité in Richer M., « Transitions managériales : heurts et malheurs français », Management & RSE , 2 mars 2014.
- 11. McKinsey, « Culture for a digital age », McKinsey Quarterly , 20 juillet 2017.
- 12. Grégory J., « Déploiement de dispositifs numériques au sein de nouvelles formes d’organisation : de l’émergence à la stabilisation », Sociologies pratiques 2017/1, no 34, pp. 49-59.
- 13. wwwps://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html Les quatre principes : les individus et leurs interactions sont plus importants que les processus et les outils ; des logiciels opérationnels sont plus importants qu’une documentation exhaustive ; la collaboration avec les clients est plus importante que la négociation contractuelle ; l’adaptation au changement est plus importante que le suivi d’un plan.
- 14. Témoignage d’un participant au groupe de travail.
- 15. Laloux F., Reinventing Organizations, vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015.
- 16. Hamel G., Breen B., The Future of Management , Harvard Business Review Press, 2007.
- 17. Hamel G., Breen B., La Fin du management : Inventer les règles de demain , Vuibert, 2008.
- 18. Weil, Dubey, 2020.
- 19. Cette expression renvoie à une célèbre publicité de la marque, selon laquelle le Canada Dry a le goût et la couleur de l’alcool « mais ce n’est pas de l’alcool ».
- 20. Voir, à ce sujet, un amusant article critique sur le modèle Spotify : My O., « L’échec du modèle Spotify », OYOMY , 27 avril 2020.
- 21. Edmondson A.-C., The Fearless Organization: Creating Psychological Safety in the Workplace for Learning , Wiley, 2018.
- 22. Richer M., « Managers, construisez votre dream team : l’expérience de Google », Management & RSE , 25 février 2020.
- 23. Chevrier S., « Peut-on faire virtuellement équipe ? Le cas des équipes internationales de projet », Nouvelle Revue de psychosociologie , 2012/2, no 14, p. 35-50.
- 24. Richer M., « Return on management : ce que votre DAF doit savoir sur la performance », Management&RSE , 15 juin 2014.
- 25. Petitbon F., Bastianutti J., Montaner M., Upskilling : les ١٠ règles d’or des entreprises qui apprennent vite , Dunod, 2020.
- 26. Voir Nivet B., « Malaise dans le management » in Bourdu, Lallement, Veltz, Weil, 2019.
- 27. Malakoff Humanis, 2020c.
- 28. Pech T., Richer M., « La révolution du travail à distance », Terra Nova, avril 2020. Cette note s’appuie sur l’enquête #Montravailàdistance réalisée par Respublica/Metis en partenariat avec Terra Nova, Liaisons sociales, la CFDT, Management & RSE.
- 29. ANDRH / BCG, 2020.
- 30. Audition de Benoît de Saint-Aubin, 1er février 2021.
- 31. Malakoff Humanis, 2020c.
- 32. Karjalainen H., Soparnot R., « Gérer des équipes virtuelles internationales : une question de proximité et de technologies », Gestion , vol. 35, no 2, 2010, pp. 10-20.
- 33. Pour une discussion sur les rapports entre bienveillance et exigence, voir l’exemple de la CPAM des Yvelines in Negaret P., Il suffisait de leur donner envie : Libérer les énergies dans une organisation publique , Presses des Mines, 2021.
- 34. Voir Petitbon, Bastianutti, Montaner, 2020.
- 35. Audition d’Agnès Castets, Bruno Hautbout, Émilie Daufresne et Olivier Holderbach, 15 mars 2021.
- 36. Vayre, 2019.
- 37. OIT, 2020.
- 38. Drucker P., The Practice of Management , Harper, 1954.
- 39. Brunelle, 2009.
- 40. Taskin L., Tremblay D.-G., « Comment gérer des télétravailleurs ? », Gestion , vol. 35, no 1, 2010, pp. 88-96.
- 41. Doerr J., Measure What Matters: OKRs: The Simple Idea that Drives 10x Growth , Penguin, 2018.
- 42. Tremblay, Demers, 2020.
- 43. Frank E., Gilbert P., « Manager le travail à distance : l’expérience du télétravail dans une grande entreprise industrielle », Marché et organisations , vol. 4, no. 2, 2007, pp. 167-188.
- 44. Brunelle, 2009.
- 45. Audition de David Bchiri, 4 janvier 2021.
- 46. Taskin, Tremblay, 2010.
- 47. Pontier M., « Télétravail indépendant ou télétravail salarié : quelles modalités de contrôle et quel degré d’autonomie ? », La Revue des Sciences de Gestion , vol. 265, no 1, 2014, pp. 31-39.
- 48. Ibid .
- 49. Étude GetApp réalisée auprès de 1 309 salariés et 269 cadres dirigeants français, du 13 au 17 novembre 2020. Cité in Soyez F., « 45 % des employeurs “télésurveillent” leurs salariés », Courrier Cadres , 2 décembre 2020.
- 50. Ibid .
- 51. OIT, 2020.
- 52. Source confidentielle.
- 53. Enquête de l’APEC réunissant les résultats de deux sondages – en février-mars, puis en septembre-octobre 2020 – menés auprès d’échantillons représentatifs des cadres du privé (3171 cadres interrogés la première fois, 2025 cadres la deuxième). Cité in « Huit cadres du privé sur dix veulent continuer le télétravail après la crise », BFM TV , 17 décembre 2020.
Outils numériques et communication à distance
Les outils numériques sont ce qui rend possible le travail à distance. Cependant, l’usage que nous en faisons individuellement et collectivement reste assez limité. Ce n’est pas parce que l’environnement de travail évolue que les comportements changent. Les organisations se contentent le plus souvent de reproduire les process organisationnels et communicationnels préexistants, en les plaquant sur ces outils. Ceux-ci ne cessent d’enrichir leurs fonctionnalités, mais les habitudes culturelles nous freinent, et la construction de nouvelles normes d’usage collectif prend du temps. Par quelles voies construire ces nouvelles normes ? Et quelles compétences préalables faut-il développer pour y parvenir ?
La délicate gestion de la proximité à distance
Comment remplacer la machine à café ?
Si les outils numériques sont fondamentaux pour pallier la séparation physique induite par le travail à distance, ils semblent en revanche insuffisants pour amoindrir le sentiment de séparation psychologique qui concerne tous ceux qui s’adonnent au télétravail, quelle qu’en soit la fréquence1. Ils peineraient ainsi à se substituer totalement aux « échanges en face-à-face indispensables pour gérer certaines activités de travail et pour maintenir ou développer des relations affinitaires et de proximité (notamment avec les collègues) »2. Les relations instaurées par ce biais dans le cadre du travail resteraient pour le moment principalement formelles, ce qui n’est pas sans poser problème.
Selon une étude3, en effet, « 70 % des informations portées à la connaissance des salariés reposent sur des échanges imprévus et informels ». Une information non prise en compte par les canaux de communication officiels circulera d’une manière ou d’une autre par les bruits de couloirs. Par ailleurs, ces échanges informels offrent un contexte de communication plus libre, moins contraignant ou plus sécurisant pour ceux qui hésitent à prendre la parole en réunion. Ils apportent également des interruptions qui diversifient la journée de travail et brisent la routine4, et sont à l’origine d’une forme de réconfort que seul le contact humain peut procurer. C’est d’ailleurs souvent ce format d’échange qui est privilégié, tant par les supérieurs que par les pairs, pour témoigner de la reconnaissance au travailleur investi et au travail bien fait. Enfin, ces échanges spontanés offrent une « sérendipité » permettant d’échanger des informations, réflexions ou connaissances de manière impromptue, y compris avec des personnes dont ce n’est pas nécessairement la fonction attribuée. Ces échanges informels intensifient ainsi « la force des liens faibles » mise en évidence par Mark Granovetter5 et participent à casser les silos organisationnels.
En télétravail, toute la question est donc de savoir comment remplacer les conversations de couloir et de la machine à café, voire même de savoir si elles sont remplaçables. L’espoir de recréer tout à la fois de la proximité et de l’entraide, de la spontanéité tout autant que des rituels, dans un monde purement virtuel serait-il vain ?
De nombreuses recherches6 montrent que ce n’est pas tant la distance physique qui importe que la distance psychologique. On assiste ainsi « depuis le début des années 1970 à une remise en question des conceptions classiques des groupes sociaux impliquant nécessairement la coprésence et la proximité spatiale entre les membres » au profit d’une conception « sociocognitive du groupe »7. La proximité pourrait très bien se développer à distance si les processus identitaires et communicationnels sont suffisamment solides : « les salariés interrogés précisent que la présence au quotidien dans une équipe ne détermine pas la qualité des interactions. Le manque de temps ou la focalisation sur la tâche de travail n’autorisent pas toujours l’échange d’informations informelles, personnelles. La prise de distance permettrait de filtrer le contenu des échanges que les TIC peuvent venir relayer (échange de photographies, usage de la messagerie instantanée pour partager des avis, etc.) ». Ainsi rapporte Marc, chef d’équipe dans une entreprise du multimédia : « Selon moi, c’est très important d’utiliser des technologies comme des forums et des blogues pour permettre aux gens de discuter et d’établir des rapports sociaux. Par exemple, chez nous, nous utilisons le clavardage8 pour faciliter le travail. Cependant, je sais que le clavardage est surtout utilisé par mes employés pour des communications personnelles et des échanges de blagues. Mais ça ne me dérange pas ; au contraire, ça les aide à mieux se connaître, et c’est une excellente chose pour le travail par la suite. En fin de compte, ça crée une cohésion et un meilleur esprit d’équipe, et tout le monde est gagnant ! »9 David Bchiri, directeur de Fabernovel USA et basé dans la Silicon Valley, fait état de la société Tandem qui propose de créer des espaces « téléprésentiels » : « À la différence de Zoom, les rencontres ne se font pas sur rendez-vous. L’utilisateur choisit une des salles virtuelles (un bureau, la cafétéria, etc.) et les rencontres se produisent au hasard de l’arrivée d’autres personnes dans la même pièce, selon le principe de sérendipité qui est un des charmes de la vie de bureau. Ce logiciel commence à trouver son marché, notamment dans les métiers liés à la créativité. »10
D’autres recherches sont cependant plus nuancées : « si la proximité psychologique peut compenser la distance géographique, la proximité physique et la fréquentation d’un territoire commun restent de puissants leviers pour créer du lien social. Cependant, dès lors qu’il a été établi, ce lien peut persister au travers des échanges virtuels »11. La séparation psychologique est donc moins ressentie par les personnes qui ont déjà l’habitude de travailler ou d’échanger ensemble et qui partagent des similitudes sur le plan cognitif, éducatif et social12.
L’écueil principal serait de formaliser à outrance les échanges informels, leur enlevant ainsi une grande partie de leur charme : « une fausse proximité consisterait à forcer la rencontre, virtuelle ou réelle, pour dire qu’“on se voit”, donc qu’“on maintient le lien”. La proximité respectueuse s’établit au contraire sur une attention, pas forcément longue mais dense, sincère, basée sur l’écoute, l’intelligence et l’ethos »13. L’enjeu ne serait dès lors plus tant de remplacer la machine à café que de créer les conditions propices à des échanges tout à la fois respectueux et authentiques pour recréer la proximité émotionnelle perdue.
Coincés dans Zoom : limites et opportunités de la visioconférence
Mais la distance émotionnelle et psychologique n’est pas la seule à poser problème : la simple présence du corps occupe une place essentielle dans la communication interpersonnelle, dont une bonne partie passe par les gestes, les regards, les expressions faciales, etc. qui nous indiquent comment interpréter le message ou la réaction de notre interlocuteur. Les outils de visioconférence, massivement adoptés en 2020 pour leur facilité d’usage, ne semblent pas être sur ce point d’un grand secours, puisque 67 % des télétravailleurs disent avoir du mal à y lire le langage corporel14. Notre attention se disperse sur une mosaïque de visages à décoder. Les visages en gros plan activeraient en outre notre système nerveux sympathique lié à la réaction de combat ou de fuite, selon le professeur de cyberpsychologie Andrew Franklin15. Qui plus est, le fait de fixer la galerie de visages plutôt que la caméra engendre le sentiment d’un « évitement du regard » généralisé, selon la docteure en neurosciences Marie Lacroix, ce qui là encore donne « l’impression que la personne est sur la défensive ou inattentive »16. Des recherches montrent d’ailleurs que « la vidéo est plus appropriée pour transmettre des images du travail lui-même que des vues des participants », la focalisation sur les visages représentant un risque de distraction amenant une baisse d’efficacité17. De plus, « associer messages vocaux, textes, éventuellement dessins permet de retrouver en partie la richesse de la communication directe »18.
Outre les divers problèmes techniques liés à une mauvaise connexion (lien dysfonctionnel, écran qui se fige, brusque déconnexion) à l’origine d’un fort « techno-stress » chez 83 % des télétravailleurs19, les délais de latence et les temps de réaction pour ouvrir son micro brisent la dynamique communicationnelle. Car si les silences créent un rythme naturel dans les conversations en face-à-face, ils génèrent en revanche anxiété et malaise en distanciel.
Enfin, le fait de voir son propre visage en miroir est perturbant pour beaucoup : selon la spécialiste de bien-être au travail Marissa Shuffler20, ce reflet de nous-mêmes nous pousse à être conscient de notre propre comportement, y compris et peut-être surtout lorsqu’on prend la parole, exerçant une surcharge cognitive doublée d’une forme de « pression sociale » qui se révèlent épuisantes.
Ainsi, les télétravailleurs estiment que les visioconférences les rendent plus anxieux que les appels téléphoniques et jugent les réunions virtuelles plus stressantes que celles en présentiel. Ces outils rendent nécessaire d’être plus concentré et attentif pour décrypter de nouveaux codes communicationnels que nous ne maîtrisons pas encore, engendrant ainsi une forme de fatigue qui leur est propre21. L’anthropologue Stefana Broadbent22 estime que l’appropriation optimale de ces outils nécessite une « refondation profonde de nos manières de faire (…) ». Or, peaufiner et améliorer nos pratiques prend du temps.
Pourtant, certains indices de changement existent, montrant que les outils numériques peuvent, malgré ou à cause de leurs limites, modifier positivement certaines pratiques de travail. La mauvaise qualité des réunions, par exemple, était un élément fréquemment pointé du doigt dans nombre d’organisations23.
Or, selon les personnes entendues au sein du groupe de travail, les défauts inhérents à la réunion par visioconférence auront permis d’accélérer le mouvement vers une meilleure qualité de réunion : des réunions plus courtes, mieux cadrées par un ordre du jour envoyé à l’avance, avec des points à traiter limités en nombre, mieux préparées par chaque participant (personne n’ayant envie de s’éterniser dans des tunnels de visio), et documentées à la sortie par un relevé de décisions. Ces bonnes pratiques rétroagiront positivement sur les réunions en présentiel. Avec quelques bémols toutefois, eux aussi inhérents au « à distance » : le déficit de coordination à distance entraîne des réunions encore plus nombreuses qu’en présentiel ; les personnes hésitent davantage à ne pas y participer pour garder une visibilité auprès de leur environnement professionnel et glaner de l’information, même si elles savent que leur présence n’est pas directement utile ; les sources de distraction et le multi-tâche sont encore plus développés qu’en présentiel, puisque les personnes peuvent sans gêne se dissimuler derrière un écran noir.
La visioconférence modifie également la prise de parole en public. Un tel qui était très à l’aise en présentiel perd ses appuis en visio : les déplacements et les gestes qui manquent, le regard qui ne trouve personne en face, la voix qui perd en impact, sa propre image qui perturbe, le timing à revoir. Passer « à la télévision » tous les jours n’est naturel pour personne. Ce qui était auparavant réservé aux dirigeants ou porte-parole devient un exercice quotidien pour beaucoup. Or, la tolérance à des prises de parole médiocres en visio diminue avec le temps ; il devient nécessaire de se professionnaliser, et les entreprises gagneront beaucoup à former largement leur management à ce nouvel exercice24, qui va encore se complexifier du fait du mode hybride d’animation des réunions (certaines personnes à distance, d’autres en présentiel). Il a toutefois aussi été constaté que certaines personnes timides ou moins à l’aise à l’oral en présentiel se saisissaient du mode tchat autorisé par la visioconférence pour s’exprimer davantage qu’elles ne le faisaient auparavant.
Maîtriser parfaitement la visio : le témoignage d’un producteur exécutif chez Ubisoft25
« Toutes les 2, 4 ou 6 semaines, je m’adresse en direct aux 700 ou 800 personnes qui travaillent à l’instant t sur le projet. Pour me rapprocher le plus possible d’une prestation en présentiel, je suis debout, face à la caméra, et je fais intervenir de nombreux membres de mon équipe. Avant le Covid, les gens regardaient ces vidéos également debout, réunis dans une salle sur les différents sites de l’entreprise. Depuis le Covid, ils les regardent depuis chez eux, mais cela ne fait pas une grande différence. Ces interventions sont très interactives : chacun peut poser des questions et j’y réponds en direct.
Ce genre d’exercice nécessite une parfaite maîtrise de l’outil de communication. Il faut prendre le temps de mettre les mains dans le cambouis, de connaître à fond l’outil que vous utilisez et de savoir exactement ce que vous pouvez et voulez faire avec les options dont vous disposez. Vous devez, par exemple, décider à l’avance si les gens pourront s’exprimer de façon anonyme ou non, savoir comment réagir si quelqu’un pose une question tendancieuse, voire contraire à la politique de l’entreprise, etc. De même que tout grand patron doit, à un moment de sa carrière, apprendre à s’exprimer sur un plateau télé en maîtrisant son maquillage et sa gestuelle, de même, si vous devez gérer des équipes à distance, vous devez connaître à fond l’outil que vous utilisez et être capable de mettre la vidéo en pause, de la relancer, de bannir quelqu’un, etc. »
Et si la communication asynchrone était le vrai ressort de la productivité des équipes ?
Là où la communication synchrone s’effectue en temps réel (les échanges sont directs et instantanés), la communication asynchrone, elle, se déroule en différé : elle consiste à envoyer un message sans attendre une réponse immédiate (voir figure 5.1).
Figure 5.1 L’asynchrone pourrait être le secret de la productivité à distance
Le développement et le perfectionnement du courrier postal (ou les pigeons voyageurs) ont progressivement permis à une partie des interactions, professionnelles comme privées, de se mener de manière asynchrone. Elles sont aujourd’hui devenues quotidiennes avec son successeur numérique : le mail. Les échanges par e-mail représenteraient même une part fortement majoritaire du temps de travail : les salariés passeraient 80 % de leurs journées de travail à communiquer avec leurs collègues par mail26. Un chiffre corroboré par une enquête menée en 2016 auprès de 400 cadres américains déclarant passer 6 heures par jour sur leur boîte de réception, ou plus de 30 heures par semaines27. Ces communications asynchrones sont très développées même entre personnes qui sont co-localisées (même étage, voire même open space). Les outils de la communication asynchrone comprennent le courrier postal, les e-mails, les SMS, les forums, les blogs, les wikis, les plateformes de partage de documents ou encore les outils de coordination et de gestion de projets. Les outils permettant les communications asynchrones sont de plus en plus nombreux et perfectionnés. Notons cependant que certains outils asynchrones peuvent être utilisés de façon quasi synchrone selon le délai de réponse, qui peut parfois être très court pour les mails ou les SMS chez les personnes hyperconnectées. Une étude de Yahoo Labs28 réalisée en 2015 avait ainsi révélé que le temps de réponse moyen aux e-mails n’était que de 2 minutes.
Pour autant, malgré cette réalité, le mode de communication qui reste considéré comme « normal » en entreprise reste la communication synchrone. Celle-ci passe le plus souvent par des rencontres en face-à-face (rendez-vous et réunions physiques) mais peut également être médiatisée par des outils techniques comme le téléphone, les tchats ainsi que les audio et visioconférences dont l’usage a explosé en 2020.
Il convient de prendre du recul pour analyser les avantages et inconvénients de ces deux pratiques et comprendre comment chacune d’elles impacte différemment les activités de travail (voir figure 5.2).
Figure 5.2 Tableau synoptique des avantages et inconvénients des communications synchrones et asynchrones
Les communications synchrones basées sur des échanges instantanés ont pour principal avantage la rapidité. Elles ne seraient pas pour autant les plus efficaces, et leur rapidité pourrait se faire au détriment de leur qualité : l’interlocuteur, poussé à répondre dans l’instant, ne prend pas toujours le temps de réfléchir de manière approfondie à sa réponse, d’autant qu’il est souvent pris par d’autres tâches et préoccupations. Par ailleurs, certaines personnes peuvent avoir tendance à perdre leurs moyens lorsqu’elles sont placées devant l’exigence d’une réponse immédiate ou placées sous le feu des projecteurs (comme en visio). Ainsi, pour Amir Salihefendic, fondateur de DOIST (voir encadré ci-après), entreprise en full remote, la communication synchrone « conduit à des discussions de moindre qualité et à des solutions sous-optimales. Lorsque vous devez répondre immédiatement, vous n’avez pas le temps de réfléchir à fond aux problèmes essentiels, ni de répondre de manière approfondie »29.
En face à face, les communications synchrones offrent également une richesse indéniable : en plus des mots, elles permettent à l’interlocuteur de bénéficier d’un contexte de compréhension plus subtil grâce à la voix (intonation, débit et hauteur de voix) et au corps (posture, gestuelle, expressions du visage). La visioconférence permet aussi d’avoir accès à ces deux aspects, mais ils sont atténués ou déformés, et donc plus difficiles à décrypter (voir ci-dessus « Coincés dans Zoom »). Appels téléphoniques et audioconférences conservent les subtilités vocales, sans celles du corps, quand le tchat présente la communication synchrone la plus pauvre.
Outre cette richesse de communication dégressive selon le vecteur utilisé, la communication synchrone présente un écueil de taille : les constantes interruptions qu’elle occasionne. Une célèbre étude30 sur les interruptions au travail révèle que les employés tentent de compenser le temps perdu par ces interruptions en essayant de travailler plus vite, ce qui entraîne un stress accru, un sentiment de frustration, de pertes de temps et d’efforts. La communication synchrone a ainsi des effets néfastes sur les tâches nécessitant de la concentration, ce qui nuit à la qualité du travail. Le télétravail permet d’ailleurs d’expérimenter la plus grande satisfaction que procure un environnement de travail quand il est calme et dépourvu d’interruptions.
La communication asynchrone a, elle aussi, sa part d’ombre.
A priori, elle peut sembler contre-productive: il est quand même plus simple d’aller voir son manager ou son collègue directement si l’on souhaite (s’)informer ou collaborer. La lenteur de la réponse asynchrone peut sembler insurmontable à certains, d’autant qu’elle peut être perçue comme un manque d’investissement (procrastination) ou d’impolitesse (indifférence, voire mépris). Certaines demandes exigent également une réponse rapide ce qui, dans le cadre des communications asynchrones, peut engendrer une forme de sur-connexion, elle aussi nuisible à la qualité du travail et la santé mentale. Des outils de communication asynchrone comme le mail ou le SMS se transforment alors en outils de communications quasi synchrones, puisque le travailleur ne cesse de consulter compulsivement ses boîtes de réception. À la différence que ces pratiques sont ici en partie choisies et non subies. Elles n’en sont pas moins néfastes lorsqu’elles sont le fruit d’une forme de cyberdépendance pathologique.
En contrepartie, la communication asynchrone présente de nombreux avantages. Elle rend tout d’abord possible un travail à distance à l’échelle de la planète entière, en faisant fi des contraintes spatiales (localisation géographique) et temporelles (fuseaux horaires) auxquelles peuvent être soumis salariés, fournisseurs, sous-traitants, clients (à condition de tolérer un certain temps de réponse).
À l’inverse de la communication synchrone, elle donne en outre le temps à l’émetteur de formuler un message de meilleure qualité (réfléchi, cohérent, exhaustif, tout en restant synthétique), tout en permettant au récepteur d’assimiler l’information transmise.
Les communications asynchrones sont aussi plus respectueuses des contraintes temporelles de chacun et des besoins de concentration profonde, et peuvent ainsi accroître le sentiment d’autonomie du salarié, comme en témoigne Amir Salihefendic : « Dans un environnement asynchrone, il n’y a pas d’heures de travail définies. Les employés ont un contrôle presque total sur la façon dont ils structurent leurs journées de travail en fonction de leur mode de vie, de leur rythme biologique et de leurs responsabilités (comme la garde d’enfants !). Certains Doisters travaillent la nuit car cela leur convient mieux. Je passe une heure avec mon fils tous les matins, et personne dans mon organisation asynchrone ne le remarque »31. Elles favorisent la qualité du travail sur les tâches cognitives comme le codage, la rédaction, la conception, l’élaboration de stratégies et la résolution de problèmes : « Les employés n’ont plus à rester à l’affût des nouveaux messages, ils peuvent donc prévoir des périodes ininterrompues réservées au travail à forte valeur ajoutée pour votre organisation. Une fois terminé, ils peuvent alors traiter leurs messages par lots, 1 à 3 fois par jour, plutôt que de passer inlassablement du travail aux messages, et des messages aux réunions ».
La communication asynchrone encourage, enfin, à structurer les processus organisationnels comme l’explique à nouveau Amir Salihefendic : « Lorsque les demandes de dernière minute, “ASAP”, etc., ne sont pas une option, une planification minutieuse est indispensable. Chacun apprend à planifier sa charge de travail et ses collaborations avec le plus grand soin, et prévoit le temps nécessaire pour que ses collègues puissent lire et répondre à ses demandes. Les collaborations sont moins stressantes et le travail est de meilleure qualité in fine ».
Toutefois, la communication asynchrone ne peut supplanter totalement la communication synchrone qui reste nécessaire dans certains cas, comme : faire face à une situation de crise exigeant une attention immédiate ; entretenir les relations informelles et la cohésion de groupe ; traiter une situation complexe et ambiguë comportant de nombreux éléments inconnus ou des points de stricte confidentialité ; faire un feedback constructif (surtout lorsqu’il est négatif) ; prendre le « pouls » de son équipe et veiller aux signaux faibles de RPS. En dehors de ces situations spécifiques, la communication synchrone ne se justifie pas toujours.
La part de la communication synchrone et asynchrone, tout comme leur régularité, dépend avant tout des besoins des collaborateurs, comme l’explique ce chef d’équipe32 : « C’est très difficile de savoir quel est le meilleur moment pour faire une rencontre face-à-face. C’est souvent une question de feeling. Il n’y a pas de règle précise à ce sujet. L’expérience m’apprend qu’il faut être prudent et sensible aux besoins de ses employés. (…) Si je sens que je commence à les perdre, si je commence à sentir qu’ils s’éloignent, je fais immédiatement les démarches pour convoquer une réunion d’équipe face-à-face. Souvent, je m’en rends compte durant une téléconférence. Je sens à ce moment que la dynamique a changé, les gens semblent moins intéressés, moins engagés. »
Comme le souligne Amir Salihefendic, « le passage d’une communication synchrone à asynchrone ne se fait pas du jour au lendemain. Cela passe par un profond changement dans les outils, les process, les habitudes et la culture de l’organisation ».
DOIST et la communication asynchrone
DOIST33, entreprise en « full remote » depuis sa création, utilise majoritairement la commu- nication asynchrone. Celle-ci représente 70 % de sa communication interne (via son outil Twist mais aussi Github et Paper). Les 30 % restants se font de manière synchrone, dont 25 % à distance (via Zoom, Appear.in ou Google Meet) et seulement 5 % par des réunions physiques (notamment des retraites annuelles qui permettent de développer les échanges informels et de renforcer la cohésion d’équipe, mais l’entreprise finance également des billets d’avion permettant aux nouvelles recrues de passer une semaine avec un membre de l’équipe).
Pour son PDG et fondateur Amir Salihefendic : « Le télétravail est l’avenir, mais je crois que la communication asynchrone est un facteur encore plus important pour la productivité des équipes, qu’elles soient ou non en télétravail ». Elle est également un élément essentiel de la marque employeur DOIST : « Selon nous, la culture asynchrone est l’une des principales raisons pour lesquelles la plupart des employés recrutés par Doist ces 5 dernières années sont toujours fidèles au poste. Notre taux de rétention est supérieur à 90 % – bien plus que l’industrie technologique dans son ensemble. Par exemple, même une entreprise comme Google – avec ses campus légendaires bourrés d’avantages allant des repas aux coiffeurs gratuits – ne dépasse pas 1,1 an. La liberté de travailler n’importe où et n’importe quand surpasse largement ce type d’avantages intéressants, voire amusants, mais finalement secondaires, et cela coûte 0 € à notre entreprise »34.
Outils numériques et capitalisation des connaissances
Les outils numériques de collaboration et de partage ouvrent également la possibilité d’une capitalisation inédite des informations et des connaissances dans la perspective d’une organisation plus apprenante.
Ils peuvent, entre autres, permettre à tous les collaborateurs d’avoir accès à une base documentaire, ce qui présente de multiples avantages en travail à distance mais aussi en présentiel : fluidifier le travail asynchrone ; limiter les micro-interruptions qu’occasionnent les questions répétitives ; éviter de perdre temps et énergie à répéter les mêmes éléments d’information, faciliter l’intégration des nouvelles recrues (on-boarding), inclure tous les collaborateurs et tous les points de vue.
L’idée de mieux documenter tous les processus de l’entreprise du fait du travail à distance a ses détracteurs et ses avocats. Les détracteurs pensent que cela fait perdre du temps et qu’en outre, cette documentation est toujours obsolète et difficile à trouver. Les avocats, à l’instar de la société GitLab (voir encadré), jugent essentiel de développer une culture de la documentation écrite dans le cadre du travail à distance. Nous notons par exemple que chez Renault, lors d’une enquête menée à la fin du premier confinement auprès de 6000 salariés dans plusieurs pays où le groupe est présent, « l’accès à l’information » arrive en première position parmi les «<les éléments les plus importants pour travailler à distance en étant à la fois bien et efficace »35.
Si la documentation peut sembler faire perdre du temps à court terme, elle en fait gagner sur le long terme et favorise une culture responsabilisante de participation (puisque tout le monde l’alimente) et d’autoformation, consistant à rechercher activement l’information plutôt qu’à se reposer passivement sur ses collègues ou ses supérieurs. « On voit le novice devenir plus actif dans l’interaction, déclencher plus de feedback, chercher plus systématiquement à informer ou à se faire évaluer. En bref, même si l’efficacité du point de vue de la performance n’est pas forcément au rendez-vous, son activité s’est enrichie. »36
Le management a un rôle clé à jouer dans le développement de ces nouvelles pratiques. Pour les inciter, il doit aménager du temps pour cette tâche, montrer l’exemple en y participant, accorder une reconnaissance valorisante à ceux qui y participent, mais il doit surtout formaliser une méthodologie claire, unifiée et structurée pour rendre accessible et lisible les informations agrégées.
L’enjeu ici est d’éviter un chaos informationnel qui participerait à déstructurer la mémoire organisationnelle de l’entreprise, à l’opposé de l’effet recherché. Ces nouvelles pratiques pourraient ainsi s’accompagner de l’émergence d’un nouveau métier : celui de « manager documentaliste », chargé de structurer cette masse d’informations pour permettre d’y naviguer facilement et d’y participer intelligemment. Ce qui n’est pas sans rappeler le Head of Remote Work de GitLab, dont l’une des missions est de s’assurer de l’existence et de l’accès à la documentation.
Pendant ce temps, dans la Silicon Valley… GitLab37 et la culture de la documentation
GitLab, entreprise de développement de logiciels de gestion qui fonctionne en « full remote », recommande de tout documenter (y compris la culture d’entreprise) dans des « manuels » accessibles et mis à jour régulièrement. Sur ce modèle, les entreprises pourraient ainsi s’appuyer sur les outils numériques pour développer une véritable culture de l’écrit, qui favorise l’auto-responsabilité des salariés et le on-boarding des nouvelles recrues.
Allant au bout de sa logique, GitLab préconise même que les réunions soient facultatives : en effet dans une culture de la documentation bien comprise, les participants peuvent participer de façon asynchrone en amont, puisqu’il y a un ordre du jour clair que chacun contribue à construire (ordre du jour participatif), puis accéder en aval aux décisions prises grâce aux comptes rendus documentés. Aux salariés d’arbitrer alors en autonomie entre les réunions qui leur paraissent indispensables et les autres.
Le management doit également veiller à ce que chacun développe de nouvelles habiletés communicationnelles pour être à la fois précis et concis, afin de rendre ces pratiques constructives et non déstructurantes, à la manière dont Jeff Bezos a conçu le « communiqué de presse » chez Amazon38, une technique pour communiquer sur toute idée nouvelle. En effet, contrairement à la communication orale, celle qui passe par l’écrit ne peut s’appuyer sur un contexte qui participe à donner du sens à l’information. Il faut donc savoir resituer le contexte de l’information, tout en sachant rester synthétique. Cet aspect semble particulièrement problématique au regard de la culture française. Les études d’Hofstede39 sur l’impact organisationnel et managérial des cultures nationales ont ainsi montré que dans certaines cultures le contexte était un élément central de la communication pour donner sens aux informations échangées (par exemple chez les Japonais), contrairement à d’autres cultures où la communication est plus explicite et a moins besoin de contexte (comme c Américains, les Allemands ou les Néerlandais). Sans se situer au niveau extrême du Japon, les habitudes communicationnelles françaises auraient tendance à s’appuyer fortement sur le contexte, comme l’explique Laetitia Vitaud, chercheure et consultante : « On utilise beaucoup d’ironie et de second degré, qui ne sont pas toujours bien compris. On a aussi cette question anthropologique des statuts et des relations hiérarchiques, pas toujours claires hors contexte »40. La vie au bureau en France est ainsi jalonnée de non-dits mais également de rituels (dress code, tutoiement ou vouvoiement, règles implicites relatives aux pauses ou aux repas partagés, etc.) et d’une prédominance de l’affect ou de l’entre-soi (ceux qui ont les mêmes diplômes, ceux qui ont fait les mêmes écoles) qui sont autant de pièges pour la compréhension mutuelle à distance.
Le management français ferait donc face à un défi culturel d’ampleur pour développer les pratiques de documentation, mais ces dernières pourraient rétroactivement participer à désambiguïser les relations humaines en entreprise.
Digital Workplace
Les salariés français semblent très demandeurs d’outils numériques. Selon une étude d’Opinion Way pour Microsoft France41 (à prendre avec précaution), 68 % expriment le souhait que ces outils se développent davantage dans leur secteur d’activité et 57 % estiment qu’il en existe peu ou pas assez. Les actifs de 18 à 24 ans sont les plus demandeurs d’outils numériques (77 %), mais même parmi les actifs de 50 ans et plus, la demande reste forte (61 %). Chez Orange, dans une enquête effectuée auprès de 63 000 salariés à l’été 2020, des outils digitaux plus innovants, performants, intégrés »42 . Pour autant, les usages peinent à évoluer. Une nouvelle conception des outils numériques en entreprise pourrait contribuer à les faire bouger, avec l’émergence de solutions dites « Digital Worplace ».
Des pratiques numériques qui évoluent peu malgré des limites évidentes
Selon une enquête du cabinet Lecko en 202143, les messageries restent l’outil privilégié en télétravail (66 %) devant la visioconférence (47 %) et les messageries instantanées externes (WhatsApp, Facebook…). Les espaces collaboratifs internes à l’entreprise (espaces documentaires, messageries d’équipe, réseau social d’entreprise) se classent en quatrième position (32 % des répondants) et leur usage reste stable, alors qu’on aurait pu imaginer qu’il augmenterait. L’e-mail reste ainsi « l’épine dorsale de la communication organisationnelle »44, car son avantage est qu’il favorise la communication asynchrone, moins intrusive pour les collaborateurs (voir ci-dessus).
Si le mail reste l’outil dominant de la collaboration, pourquoi aller chercher ailleurs ? La réponse semble évidente au vu d’autres enquêtes et sondages qui soulignent la surcharge informationnelle qu’occasionnent les mails : « La perte de temps due à l’utilisation de l’e-mail (encombrement des boîtes, mails inutiles, spams) coûterait jusqu’à 10 000 $ par collaborateur par an à l’employeur »45.
La concentration des usages sur l’e-mail peut s’expliquer par le fait que la fragmentation de l’activité entre de multiples applications engendre des effets contre-productifs : 69 % des employés déclarent passer jusqu’à 1 heure par jour à jongler entre différentes applications, soit l’équivalent de 32 jours par an ; 68 % peuvent naviguer entre une dizaine d’applications en 1 heure et 31 % déclarent que cela les conduit à perdre le fil de leurs pensées44.
La police des mails : témoignage d’un producteur exécutif chez Ubisoft47
« Je consacre énormément de temps à la gestion des données et notamment à la circulation des e-mails. Jusqu’à une certaine époque, personne ne semblait s’être ému de la question. Quelqu’un qui partait en vacances le signalait par mail à une centaine de personnes. Un autre, qui souhaitait modifier une ligne de code, demandait à 120 ingénieurs où se trouvait la ligne en question. L’avalanche était telle que tout le monde était passé en mode “autodéfense” et que pratiquement plus personne ne lisait ses mails. Même les trier pour les jeter pouvait prendre une ou deux heures par jour.
J’ai alors décidé d’instaurer une “police des mails”. Il est désormais interdit de poster un message sur une mailing-list si l’on n’est pas sûr qu’il intéresse l’ensemble de ses membres. Pour s’en assurer, on doit systématiquement demander l’autorisation préalable au propriétaire de la liste, c’est-à-dire au manager de l’équipe en question. Par exemple, si je cherche l’emplacement de la ligne de code 27B, au lieu de déranger les trente membres d’une équipe, je commence par interroger le manager, avec trois cas de figure possibles : il connaît la réponse et me la donne ; il ne la connaît pas mais sait à qui je peux la demander ; il ne sait pas vers qui je peux me tourner et, dans ce cas seulement, je suis autorisé à envoyer mon message à toute la liste. Cette mesure, qui peut sembler anecdotique, a deux grands mérites : elle réduit drastiquement le volume des spams et elle incite les managers à rester des managers, c’est-à-dire, entre autres, à s’assurer que leurs équipes communiquent convenablement et travaillent efficacement. »
Un écosystème numérique d’outils intégrés
Pour sortir des écueils du travail par e-mail et du zapping entre les outils, il existe désormais une solution : la digital workplace. En théorie, une digital workplace (que l’on peut traduire en français par « bureau virtuel ») est un environnement numérique de travail permettant à un individu d’accéder à l’ensemble des informations et contacts dont il a besoin pour travailler. C’est une plateforme interconnectant une multitude d’outils qui permettent l’information, la coordination et la collaboration, autant dans un objectif productif que convivial.
Là où un portail d’entreprise donne seulement accès à différents outils sans qu’ils soient forcément interconnectés entre eux, une digital workplace intègre et combine dans un même écosystème cohérent des éléments de stockage et de partage documentaire (documents de travail, procédures, outils de veille, organigramme, annuaire, catalogue de formations, webinaires et outils de e-learning, etc.) ; des outils de gestion, de gestion de projet et des applications métiers (calendriers et plannings, Gantt, Kanban, mindmap, outils de brainstorming, budgets, tableaux de bord, ERP, système RH, CRM, logiciels de comptabilité, etc.) ; un réseau social d’entreprise enrichi d’applications collaboratives permettant d’interagir et de collaborer avec les collègues, supérieurs et autres services, de manière formelle et informelle (mur de publications, tchat, forums, fonction groupe, outil de visio et audioconférence, boîte à idées/plateformes d’idées et de co-créativité/ communautés de pratiques, outils de sondages, etc.) ; et un moteur de recherche permettant de naviguer dans les différents documents stockés, quel que soit le média utilisé (texte, son, image).
Figure 5.3 – À quoi sert une Digital Workplace ?
La digital workplace offre sur le papier de multiples avantages. Elle permet d’une part de fédérer la diversité informationnelle et applicative d’une organisation au sein d’une plateforme de travail commune, là où pour le moment les outils collaboratifs et les données sont fragmentés. Au-delà de l’efficacité organisationnelle, cette intégration peut également apporter des gains financiers en limitant le nombre de licences à contracter. Elle permet également de stocker la mémoire organisationnelle et de capitaliser l’ensemble des connaissances dans un seul espace tout en facilitant et fluidifiant la recherche d’information. Cette plateforme permet en outre de coupler une approche structurée et spontanée de capitalisation et de transfert de connaissances. Elle permet enfin de casser les silos organisationnels grâce à une diffusion transversale de l’information, d’accompagner l’évolution vers des modes de travail plus agiles et collaboratifs, de favoriser la cohésion des équipes et le sentiment d’appartenance, malgré la distance, de faciliter l’intégration des nouvelles recrues à distance, et de participer à développer les relations interpersonnelles informelles (serious games et jeux/concours ludiques, constitution aléatoire de sous-groupes de discussion en fonction des disponibilités48). En résumé, ce serait une solution miracle, capable de résoudre tous les problèmes liés au travail à distance.
Les limites de la digital workplace
Si ce champ est en pleine ascension, les éditeurs manquent encore globalement de maturité : des outils collaboratifs sont en permanence développés et enrichis mais ne sont pour le moment pas intégrés dans un espace unifié les connectant entre eux. Ainsi, même si Office 365 de Microsoft (bientôt complété par Viva qui est présenté comme un continuum complet permettant la réalisation de la digital workplace) et la Gsuite (devenue Google Workplace) permettent de grandes avancées et que les propositions foisonnent, la digital workplace pleinement intégrée n’existe pas encore sous forme de solution packagée.
Pour préserver l’aspect nécessairement évolutif de ces outils sur le plan des technologies et des usages, une solution consisterait non pas à packager une solution toute faite mais à développer une « marketplace » intégrant une multitude d’applications qui s’enrichissent au gré des nouvelles propositions des éditeurs et en fonction des besoins organisationnels et utilisateurs identifiés, tout en conservant une interface ergonomique grâce à une architecture claire. La plateforme Jalios expérimente un entredeux, en proposant un socle d’outils auquel peuvent être intégrés d’autres outils concurrents (comme ceux de Microsoft ou Google)49.
Mais les limites ne concernent pas que les éditeurs : une étude menée par The Oxford Group50 révèle que les entreprises ont du mal à s’adapter à un environnement de travail numérique, avant tout parce que les dirigeants manquent de compétences numériques : alors que 96 % des personnes interrogées ont déclaré qu’il incombait aux dirigeants de favoriser l’adoption de nouvelles technologies, seul un tiers des dirigeants se sent bien préparé pour mener ces transformations. Cependant, 81 % des travailleurs interrogés pensent qu’il est important que la haute direction reconnaisse qu’elle n’a pas à détenir une expertise numérique de haut niveau : les dirigeants doivent avant tout montrer l’exemple, en acquérant de nouvelles compétences mais surtout en créant les conditions d’une culture de l’apprentissage continu et graduel.
Cet objectif semble encore lointain. Une étude de la Commission européenne menée en 201751 a révélé qu’à cette époque, 88 % des organisations n’avaient pris aucune mesure pour remédier au manque de compétences numériques de leurs employés, alors même qu’elles étaient de plus en plus nombreuses à investir dans les outils digitaux. Ainsi, beaucoup d’entreprises semblent partir du principe que mettre des outils à disposition suffit à assurer leur appropriation et leur utilisation optimale, en faisant fi des compétences numériques spécifiques, englobant à la fois des habiletés techniques mais aussi cognitives, sociales et émotionnelles qui sont longues à acquérir. En effet, il ne s’agit pas seulement de faire fonctionner une gamme d’appareils et d’applications, mais encore de savoir trouver et partager des informations, communiquer et collaborer de manière efficace et courtoise, apprendre et s’adapter en permanence aux évolutions technologiques, etc. Ces constats concernent également les digital natives : grandir avec les technologies numériques ne garantit absolument pas qu’on sache les exploiter de manière adéquate et efficace dans un contexte professionnel.
Ces questions deviennent encore plus compliquées lorsqu’on considère l’entreprise dans son écosystème étendu : plus une entreprise dispose d’un système intégré et sécurisé, plus ses communications vers l’extérieur deviennent compliquées, quand fournisseurs, clients et prestataires ne dis posent ni des mêmes outils de référence, ni des mêmes réflexes en termes d’usage ou de sécurité. Une limite qui a pu être constatée pendant les confinements dans le cas des systèmes concurrents de visioconférence : a-t-on le droit d’utiliser Zoom avec des partenaires extérieurs, alors que la DSI l’a proscrit pour tous les usages internes ?
Au-delà des compétences numériques, la culture d’entreprise et ses impacts sur l’organisation du travail sont une nouvelle fois enjeu. Pour déployer tout son potentiel, l’implantation d’outils numériques – si perfectionnés et intégrés soient-ils – nécessite des formes organisationnelles agiles et collaboratives. À défaut, ils ne feront que reconduire les silos et autres dysfonctionnements déjà existants. En effet, « dès lors qu’ils n’engagent pas de nouveaux modèles organisationnels, ces outils contribuent finalement davantage à prolonger ou maintenir des collaborations fondées sur l’interconnaissance et des liens interpersonnels qu’à renouveler véritablement les formes de collaboration ou de coordination »52 . Un constat corroboré par les recherches menées sur les RSE 2 qui furent eux aussi l’objet de multiples promesses mais qui, au final, n’ont fait que prolonger les pratiques existantes.
Digital Workplace : points d’attention / de vigilance
Partir des usages réels des utilisateurs pour choisir des applications qui répondent à leurs besoins tant en termes de diffusion d’information que de collaboration. Les méthodologies inspirées de l’UX, du design thinking et du design du travail53 seront ici d’un grand secours.
Choisir un outil ergonomique, simple d’usage/intuitif et accessible sur mobile, doté d’un puissant moteur de recherche.
Éviter la trop grande multiplicité des applications dans lesquelles on se perd et qui occasionne manque d’efficience et sous-utilisation du potentiel des outils.
Veiller à l’inclusivité : tous les collaborateurs (cols bleus/blancs, sur site/à distance) doivent y avoir accès, tant du point de vue technique (droit de connexion, aide et support technique) que des compétences (formation aux compétences communicationnelles et numériques globales, à l’utilisation de la digital workplace et aux politiques de sécurité quant à la confidentialité des données). La réflexion doit également intégrer les acteurs externes (clients, fournisseurs, prestataires de services, sous-traitants, etc.).
Ne pas faire de la connexion permanente à la digital workplace une norme, afin de ménager des moments de concentration et de repos individuel.
Respecter les principes de confidentialité et le RGPD.
Réagir vite en cas de situation de crise : l’espace numérique peut tout autant servir à relayer rapidement des rumeurs et craintes qu’à déployer une plateforme d’écoute et de dialogue.
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- 2. Ibid
- 3. Étude de la Fabrique Spinoza citée in Boughaba A., « Le management en télétravail ou la nécessité de créer une machine à café virtuelle », L’Usine Digitale, 9 décembre 2020.
- 4. Albert, 2020.
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- 10. Audition de David Bchiri, 4 janvier 2021.
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- 53. Pellerin F., Cahier M.-L., Le design du travail en action. Transformation de l’usine et implication des travailleurs , Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, à paraître en septembre 2021.
Conclusion
À l’issue de ce tour d’horizon, le travail à distance apparaît bien comme un miroir grossissant de quelques-uns des défis qui attendent les entreprises dans les années à venir. Et si ces défis se révèlent nombreux et ambitieux, les constats restent pour l’heure mitigés. Force est d’admettre que malgré l’expérience extrême menée en 2020, management à distance et outils numériques ne font souvent que reconduire les schémas organisationnels et communicationnels du XXe siècle propres au travail sur site. Toutefois, l’expérience du télétravail de masse et la généralisation de l’usage de certains outils numériques peuvent ouvrir la voie à des mutations managériales substantielles, dont certaines étaient déjà souhaitées ou en cours dans de nombreuses organisations. Mais des retours en arrière et l’activation de certains réflexes prudents restent possibles, surtout si le contexte de crise économique aiguise les tensions.
Cette expérience disruptive aura aussi permis de tempérer les fantasmes idylliques comme dystopiques liés au télétravail, tout en soulignant un engouement qui reste fort chez les salariés – malgré les conditions dégradées de l’expérience –, et qui est bien plus partagé qu’auparavant par les DRH et les dirigeants. Elle a également permis d’y voir plus clair sur les modalités pratiques d’un travail à distance démocratisé et favorisant la qualité de vie au travail. Elle offre enfin l’occasion de tordre le cou à certaines idées reçues qui ont la peau dure : non, le travail à distance n’est pas antinomique avec le lien social, la proximité, la confiance, la collaboration, l’innovation et la créativité… à condition de maintenir une part de rencontres et d’échanges physiques mais aussi d’imaginer et d’expérimenter de nouvelles pratiques, ce qui nécessite du temps. Il reste à témoigner d’audace et de volontarisme pour faire tomber les barrières (plus culturelles que techniques, comme nous l’avons vu) qui entravent encore le développement des pratiques propres au « futur du travail ».
La période aura permis d’identifier plusieurs leviers d’action.
Une approche centrée sur le travail réel et basée sur les appétences et compétences des salariés grâce à un dialogue professionnel de qualité qui inclut l’ensemble des catégories socioprofessionnelles ainsi que les partenaires sociaux. L’évaluation de la charge de tra- vail et sa répartition claire et juste sont ici des enjeux clés, qui ne pourront se passer de l’expertise des acteurs de terrain. Le design du travail1, consistant à associer les salariés à la définition de leurs poste et activités de travail, doit devenir un réflexe managérial.
Un management par objectifs et résultats au détriment d’un micro-management sur les tâches. Il s’agit ici de développer le soutien professionnel en lieu et place de la surveil- lance pour aider chacun à atteindre ses objectifs dans le cadre d’une mission commune, grâce à des processus structurés : organisation du travail claire, objectifs précis, indica- teurs de performance sensés, feedbacks réguliers et stimulants, coordination efficace et collaboration encouragée, équipements et ressources nécessaires, etc.
Un management basé sur la confiance (notamment pour la gestion des horaires et des activités) qui privilégie le soutien psycho-affectif de proximité. De nouveaux compor- tements managériaux basés sur l’intelligence émotionnelle et relationnelle sont appelés à se développer, avec notamment une vigilance accrue portée aux signaux faibles de risques psychosociaux et la mise en œuvre d’une écoute proactive, attentive et sincère (qui fait encore souvent défaut). Les femmes et les jeunes semblent devoir faire l’objet d’une atten- tion prioritaire dans ce domaine, mais les managers eux-mêmes font aussi partie des caté- gories « fragiles ». Le droit à la déconnexion est également un enjeu essentiel pour tous, à commencer par les cadres qui devront avant tout se l’appliquer à eux-mêmes.
Une structuration et une capitalisation de l’information, nécessitant de passer d’une culture de l’oral à une culture de l’écrit. Les outils numériques ont un rôle clé à jouer dans ce domaine et l’offre ne cesse de s’étoffer : ils devront cependant être choisis en fonction de l’expérience utilisateur, être appuyés par de solides formations et laisser du temps à l’appropriation et à la consolidation des usages.
Une volonté d’encourager les échanges informels horizontaux et verticaux, en offrant du temps, des occasions, des espaces et des outils à cette fin, tout en laissant les salariés s’en emparer. C’est ainsi la convivialité qui devrait guider les projets immobiliers et de réagencement des espaces de travail, s’ils souhaitent répondre aux attentes de salariés qui pourraient désormais ressentir une forme d’artificialité à venir au « bureau » sans raison valable2. Néanmoins, la convivialité des espaces de travail ne doit pas devenir un substitut commode pour échapper à une réflexion plus poussée sur l’organisation du travail.
Un accompagnement technique, matériel et financier, ainsi qu’une politique de for- mation ambitieuse qui doit toucher tous les échelons hiérarchiques pour développer de nouvelles pratiques organisationnelles et de nouvelles habiletés communicationnelles (virtuelles comme IRL3).
Il s’agit ainsi tout à la fois d’assouplir les modes de management (ce qui nécessite un certain lâcher-prise), tout en renforçant la structuration des processus informationnels et organisationnels (qui eux doivent être mieux pensés et maîtrisés). Or, la tendance actuelle est en France plutôt inverse : un management très présent et qui se veut strict mais des processus organisationnels et communicationnels flous. Le travail à distance offre l’occasion de renverser cette tendance et d’appliquer ses enseignements à l’organisation du travail en présentiel. Mais gare à la techno-illusion ! Cette mutation ne se produira pas via les pouvoirs miraculeux qu’on prête parfois aux outils numériques : elle devra faire l’objet d’une politique volontariste concrétisée dans des comportements et des pratiques, encore en grande partie à inventer mais appelés à fonder de nouvelles routines. C’est donc une transformation d’ampleur qui attend les entreprises, du moins celles qui fonctionnent encore sur une culture de la défiance, un management « à vue », la micro-surveillance, l’oralité ambiguë et le poids tacite des statuts hiérarchiques.
Ce sont les managers qui se retrouvent en première ligne de cette transformation culturelle, malgré certains discours simplistes, en vogue ces dernières années, proclamant leur fin pour « libérer » les entreprises. Il apparaît au contraire que le rôle du management doit être requalifié et revivifié, en opérant une mue importante pour passer définitivement du manager-prescripteur au manager-coach. Au-delà du court-termisme pandémique et parfois opportuniste, il s’agit de tirer parti de cette expérience pour imaginer de nouveaux codes communicationnels et organisationnels, afin d’écrire la suite de l’histoire du travail à distance et, plus largement, du futur du travail.
Parallèlement à cette transformation managériale qui semble de plus en plus pressante, le travail à distance doit aussi être pensé en lien avec la politique RSE. Celui-ci peut en effet agir positivement sur les trois piliers du développement durable : social, environnemental et environnemental.
Sur le plan social, le télétravail peut avoir des impacts bénéfiques sur la qualité de vie et le bien-être des salariés. Mais, comme nous l’avons largement souligné, ce lien n’a rien d’automatique : il ne suffit pas d’ins taurer le télétravail pour qu’il produise des effets favorables sur le plan social. Pour ce faire, il est nécessaire que l’entreprise réunisse les conditions d’un télétravail « socialement responsable ». Le think tank Terra Nova indique quelques-unes de ces conditions : un télétravail volontaire, équipé, respectueux de la santé physique et mentale des travailleurs, hybride (avec une part de présentiel), équitable et inclusif (visant à réduire les inégalités d’accès au télétravail) et accompagné (via la transition managériale vers un management de soutien professionnel basé sur la confiance)4.
Sur le plan environnemental, le télétravail peut agir sur les émissions de CO 2 , les polluants atmosphériques et les nuisances sonores de la route, via la réduction des trajets domicile-travail. Cependant, le bilan carbone du télétravail n’est pas aisé à déterminer en raison de possibles effets rebonds sur plusieurs plans (accroissement de l’éloignement domicile-travail, augmentation des consommations numériques).
Sur le plan économique, le télétravail peut améliorer la performance de l’entreprise. Mais cette performance est fortement tributaire de la qualité des processus organisationnels et du niveau de satisfaction des salariés quant aux modalités d’exercice du télétravail. Si la performance accrue de l’entreprise provient seulement de la réduction des mètres carrés de bureaux, d’un effet à la baisse des salaires ou encore du surtravail des salariés, alors le télétravail ne peut pas être considéré comme contribuant à la politique RSE de l’entreprise.
Enfin, sur le plan sociétal (pour la société dans son ensemble), les effets positifs ou négatifs du télétravail restent encore difficiles à cerner. Si le télétravail peut, d’une part, contribuer au désengorgement urbain, au rééquilibrage des territoires et à la baisse des loyers des centres-villes, tout en favorisant une forme d’émancipation de l’individu, il peut aussi, d’autre part, participer au renforcement des inégalités et à la montée d’une société encore plus individualiste et repliée sur le « chacun pour soi ».
Il reste beaucoup de grain à moudre pour les entreprises et les salariés autour de la ques tion du télétravail, et le passage à un mode de travail normalisé et généralisé autour de l’hybride ne manquera pas de susciter de nouvelles questions.
- 1. Pellerin, Cahier, 2019.
- 2. Di Quinzio C., «Il y a quelque chose d’artificiel dans le fait d’aller au bureau», Stratégies , 3 mars 2021.
- 3. In real life .
- 4. Audition de Martin Richer, 11 janvier 2021.
Bibliographie
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Sites
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Tremblay D.-G., Demers G. (2020), « Télétravail, enjeux et défis », TELUQ, https://teletravail.teluq.ca/teluqDownload.php?file=2020/09/Teletravail_document_base.pdf
Trognon A. (2002), « Dialogues et polylogues dans le travail à distance » in Engrand, Lambolez, Trognon, Communications en situation de travail à distance , Presses Universitaires de Nancy.
Vayre E. (2019), « Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social », Le Travail humain , vol. 82, no 1, pp. 1-39, https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2019-1-page-1.htm?contenu=resume
Vayre E. (2017), « Le passage en télétravail comme source de restructuration des relations à autrui et des activités », in Olry-Louis I. (éd), Les Transitions professionnelles. Nouvelles problématiques psychosociales , Dunod, pp. 87-112. https://www.cairn.info/les-transitions-professionnelles–9782100770021-page-87.htm?contenu=plan
Walrave M. (2010), « Comment introduire le télétravail? », Gestion , vol. 35, no 1, pp. 76-87. https://www.cairn.info/revue-gestion-2010-1-page-76.htm?contenu=article
Weil T., Dubey A.-S. (2019), Au-delà de l’entreprise libérée : Enquête sur l’autonomie et ses contraintes , Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
Remerciements
Tous nos remerciements vont aux :
Groupe de pilotage « Travail à distance »
Frédéric d’ARRENTIÈRES, Renault, Expert leader en management de projet
Claire de COLOMBEL, Kea & Partners, Directrice
Valérie DUBURCQ, Orange, Directrice du domaine « Transformations des pratiques de travail collectives »
Valérie EDERY, Fabernovel, Accompagnement du changement et des transformations managériales
Frédéricke SAUVAGEOT, Orange, Directrice de l’innovation et du développement des environnements de travail à la direction immobilière
Maya SÉRIGNÉ, Orange, Directrice du domaine « Transformations des fonctions centrales et support »
Laurent SMAINE, Renault, Chef de Département Ergonomie
Thierry WEIL, Chaire FIT², Animateur de la Chaire, Professeur à Mines Paris PSL
Comité des mécènes de la Chaire
Frédéric d’ARRENTIÈRES, Renault, Expert leader en management de projet
Vincent CHARLET, La Fabrique de l’industrie, Délégué général
Valérie DUBURCQ, Orange, Directrice du domaine « Transformations des pratiques de travail collectives »
Pierre-Marie GAILLOT, CETIM, Directeur de l’accompagnement de la transformation des entreprises
Antonio MOLINA, Mäder, Président
François MAISONNEUVE, Kea & Partners, Partner
Antonin TORIKIAN, Fabernovel, Directeur des opérations et des communautés
Personnes auditionnées
Nouredine ABBOUD, Ubisoft, Producteur exécutif
Nicolas BARRIER, Renault, Directeur de l’expérience employé
David BCHIRI, Fabernovel, Directeur USA
Agnès CASTETS, Orange, Manager
Emilie DAUFRESNE, Renault, Sponsor du métier « Production Control Manager » à la Supply Chain
Béatrice GUÉGUINIAT, MAIF, Responsable du projet OSER
François HANNEBICKE, Lonsdale, agence de branding et design
Bruno HAUTBOUT, Orange, Responsable d’une équipe technique au sein de l’Unité de Pilotage des Réseaux Sud-Est
Olivier HOLDERBACH, Renault, CUET (Chef d’Unité Elémentaire de Travail) Choc Frontal & Arrière
Alain d’IRIBARNE, CNRS, Sociologue et économiste, Président du conseil scientifique d’Actineo, observatoire de la qualité de vie au travail
Charles MARCOLIN, Korus, aménagement d’espaces professionnels, PDG
Benoît MEYRONIN, Korus, aménagement d’espaces professionnels, Directeur de la stratégie et du développement, Professeur à Grenoble École de Management
Martin RICHER, Management&RSE, consultant et formateur, Responsable du pôle Entreprises, Travail & Emploi de Terra Nova
Benoît de SAINT-AUBIN, Orange, Directeur Qualité de Vie au Travail & Services aux Salariés
Les comptes rendus des auditions ont été rédigés par Elisabeth BOURGUINAT, rédactrice indépendante et conseil en récits d’entreprise, que nous remercions.
Participants aux séances
Cécile AMAR, Renault, Coach en intelligence collective
Magali BESSIÈRE, Orange France, Directrice Stratégie et Prospective Emploi Compétences
Hélène BLANQUET, Orange, Directrice Communication et RSE
Marion BRAEMER, Renault, Cheffe de projet Compétences – École de l’Ingénierie
Pascal CANDAU, Renault, Expert Fellow
Monique CHAN-HUOT, Nutriset, Directrice de l’innovation
Linda CONSTANS-LESNE, Orange, People & Transformation, Médecin du travail
Philippe DANDREL, Architecte
Christine DEFUANS, Orange, Direction de la transformation – New ways of working
Suzel DEVAUX, Renault, Ergonome
Anne-Sophie DUBEY, Chaire FIT² / La Fabrique de l’industrie, Doctorante
Edith FAYE, Renault, Direction de la transformation de l’organisation
Marie-Laure GREFFIER, Renault, General manager QVT et nouveaux modes de travail
Hélène GUINARD, Renault, Supply Chain Transformation Leader
Philippe HENAULT, Renault, Directeur des services généraux à la direction de l’immobilier à l’international
Mathilde JOLIS, La Fabrique de l’industrie, Responsable des relations presse
Michel LALLEMENT, CNAM, professeur de sociologie du travail
Bénédicte LIÉNARD, Orange, People& Transformation, Directrice de la Transformation
Fanny LITTÉ, Renault, Responsable de la prévention des RPS
Frédéric LUZI, (ex Renault), Ergonome
Dominique MARY, Mäder, Directrice juridique et DRH
Caroline MINI, La Fabrique de l’industrie, é conomiste, Cheffe de projet
François PELLERIN, Chaire FIT², Pilote du chantier « design du travail »
Marie-Pierre PIRLOT, Orange, People & Transformation, Médecin coordonnateur
Anne RISACHER, Kea & Partners, Associée
Carole TRAVERS, Renault, RH
Jean-Paul VITRY, Renault, Directeur des services généraux à la direction de l’immobilier
Les membres du conseil d’orientation de La Fabrique
La Fabrique s’est entourée d’un conseil d’orientation, garant de la qualité de ses productions et de l’équilibre des points de vue exprimés. Les membres du conseil y participent à titre personnel et n’engagent pas les entreprises ou institutions auxquelles ils appartiennent. Leur participation n’implique pas adhésion à l’ensemble des messages, résultats ou conclusions portés par La Fabrique de l’industrie.
À la date du 31 janvier 2021, il est composé de :
Paul ALLIBERT, directeur général de l’Institut de l’entreprise,
Jean ARNOULD, ancien président de l’UIMM Moselle, ancien PDG de la société Thyssenkrupp Presta France,
Gabriel ARTERO, président de la Fédération de la métallurgie CFE-CGC,
Vincent AUSSILLOUX, chef du département économie-finances de France Stratégie,
Laurent BATAILLE, PDG de Poclain Hydraulics Industrie,
Michel BERRY, fondateur et directeur de l’école de Paris du management,
Laurent BIGORGNE, directeur de l’Institut Montaigne,
Serge BRU, représentant de la CFTC au bureau du Conseil national de l’industrie,
Pierre-André de CHALENDAR, PDG du groupe Saint-Gobain, co-président de La Fabrique de l’industrie,
Benjamin CORIAT, Professeur Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13),
Joël DECAILLON, vice-président de Bridge (Bâtir le renouveau industriel sur la démocratie et le génie écologique),
Stéphane DISTINGUIN, fondateur et président de Fabernovel, président du pôle de compétitivité Cap Digital,
Elizabeth DUCOTTET, PDG de Thuasne,
Xavier DUPORTET, cofondateur et CEO de Eligo Biosciences,
Pierre DUQUESNE, délégué interministériel à la Méditerranée au ministère des Affaires étrangères,
Philippe ESCANDE, éditorialiste économique au quotidien Le Monde,
Olivier FAVEREAU, professeur émérite en sciences économiques à l’université Paris X,
Denis FERRAND, directeur général de Rexecode,
Jean-Pierre FINE, Secrétaire général de l’UIMM
Jean-Luc GAFFARD, directeur du département de recherche sur l’innovation et la concurrence à l’OFCE,
Louis GALLOIS, ancien président du conseil de surveillance de PSA Groupe, co-président de La Fabrique de l’industrie,
Pascal GATEAUD, Rédacteur en chef de l’Usine Nouvelle,
Pierre-Noël GIRAUD, professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine et à Mines ParisTech,
Frédéric GONAND, professeur associé de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine,
Éric KELLER, secrétaire fédéral de la fédération FO Métaux,
Élisabeth KLEIN, dirigeante de CFT Industrie,
Dorothée KOHLER, directeur général de KOHLER C&C,
Gilles KOLÉDA, directeur scientifique d’Érasme-Seuréco,
Marie-José KOTLICKI, membre du Conseil économique, social et environnemental, ancienne secrétaire générale chez UGICT-CGT,
Éric LABAYE, président de l’École polytechnique,
Jean-Yves LAMBERT, président de Elbi France,
Emmanuel LECHYPRE, éditorialiste à BFM TV et BFM Business,
Fanny LÉTIER, co-fondatrice de GENEO Capital Entrepreneur,
Olivier LLUANSI, associé à Strategy& PWC,
Antonio MOLINA, président du groupe Mäder,
Philippe MUTRICY, directeur de l’évaluation, des études et de la prospective de Bpifrance,
Christian PEUGEOT, président du Comité des constructeurs français d’automobiles,
Florence POIVEY, présidente de la fondation du CNAM,
Philippe PORTIER, secrétaire national de la CFDT,
Grégoire POSTEL-VINAY, directeur de la stratégie, Direction générale des entreprises, ministère de l’Économie,
Didier POURQUERY, fondateur de la version française de The Conversation et ancien directeur de la rédaction,
Joseph PUZO, président d’AXON’CABLE SAS,
Xavier RAGOT, président de l’OFCE,
Frédéric SAINT-GEOURS, vice-président du conseil d’administration de la SNCF,
Ulrike STEINHORST, présidente de Nuria Conseil,
Pierre VELTZ, ancien PDG de l’établissement public de Paris-saclay,
Dominique VERNAY, vice-président de l’Académie des technologies,
Jean-Marc VITTORI, éditorialiste au quotidien Les Echos.
Suzy Canivenc, Marie-Laure Cahier, Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?, Paris, Presses des Mines, 2021.
ISBN : 978-2-35671-680-4
ISSN : 2495-1706
© Presses des Mines – Transvalor, 2021
60, boulevard Saint-Michel – 75272 Paris Cedex 06 – France
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