La productivité du télétravail repose-t-elle uniquement sur les salariés ?
©AndreyPopov
RÉSUMÉ
Le télétravail expérimenté à large échelle pendant la crise de la Covid-19 a fait couler beaucoup d’encre. L’une des questions les plus débattues concerne la productivité de ce travail à distance. Jusqu’ici, les dirigeants le voyaient plutôt d’un mauvais œil, assimilant davantage le télétravail à la télé qu’au travail… L’expérience de 2020-2021 semble avoir levé beaucoup de préjugés en la matière. Pour autant, les études menées à différentes époques fournissent une large fourchette de résultats pouvant aller de -20 à +30 %, ce qui invite à la plus grande prudence. Si gains de productivité il y a, encore faut-il comprendre d’où ils proviennent : l’engouement pour le travail à distance ne sera pas durable s’il repose sur les efforts des seuls salariés !
ENTRE MEILLEURE CONCENTRATION ET SURTRAVAIL
Une synthèse de la littérature académique sur le télétravail indique « qu’il permet de diminuer les interruptions de l’activité professionnelle, les distractions, le temps de repos nécessaire pour récupérer après le travail et qu’il accroît ainsi la concentration, l’efficacité et la qualité du travail, comme la performance » (Vayre, 2019). Le premier facteur de productivité ainsi mis en lumière concerne des conditions de travail souvent plus calmes à domicile.
Mais un autre élément joue un rôle primordial : le surtravail. En effet, le temps économisé en transport (1 h 15 par jour en moyenne1) paraît largement reporté sur les activités professionnelles, tandis que les temps de pauses deviennent plus courts et plus rares. Une étude (DeFilippis et al, 2020) basée sur l’analyse des e-mails et agendas professionnels partagés de 3,1 millions d’employés aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient sur une période de seize semaines, dont celles du premier confinement, révèle ainsi que le temps d’activité aurait augmenté de 48,5 minutes par jour, soit environ 4 heures par semaine. Ce surtravail est confirmé dans des proportions diverses par plusieurs autres études internationales (OIT, 2020 ; Messenger, 2019).
Le gain d’efficience2 obtenu par les entreprises à l’issue du télétravail proviendra également à terme des économies réalisées sur les coûts immobiliers et les consommations énergétiques, voire d’une pression à la baisse des salaires (Batut, Tabet, 2020).
INCONFORT, CONTRAINTE ET EXCLUSIVITÉ : CES FACTEURS QUI NUISENT À LA PRODUCTIVITÉ DU TÉLÉTRAVAIL
Si certains travailleurs peuvent trouver à leur domicile de meilleures conditions de travail favorisant la productivité, c’est loin d’être
toujours le cas. Ainsi en 2020, de nombreux facteurs défavorables se sont cumulés du fait de la crise pandémique et du caractère subi du recours au télétravail: problèmes techniques, manque d’équipement, sollicitations familiales et professionnelles, moindre impact des consignes managériales, sentiment d’isolement, etc. Une célèbre étude menée dans une agence de voyages chinoise (Bloom et al., 2015) avait déjà montré de façon convaincante que les effets bénéfiques du télétravail sur la productivité ne valent que lorsque celui-ci est choisi.
Les travaux de l’OCDE (2020) soulignent aussi que « l’efficience des travailleurs s’améliore à la faveur d’une faible intensité de télétravail mais diminue lorsque le télétravail devient « excessif » (courbe en U inversé). Après l’expérience Covid, il y a au moins un point sur lequel tout le monde semble d’accord : en matière de productivité comme de qualité de vie au travail (QVT), le travail optimal n’est ni à 100 % sur site, ni à 100 % à distance. Or, le travail « hybride » ne s’est pas encore généralisé et ses effets sur la productivité restent donc à évaluer.
ATTENTION AU POSSIBLE MARCHÉ DE DUPES
Cette synthèse met en évidence qu’un télétravail raisonné peut très probablement contribuer à la performance des entreprises, mais que cette performance est fortement tributaire de ses modalités d’exercice (organisationnelles, matérielles, managériales et personnelles), et de la satisfaction des salariés qui en découle. Si les gains de productivité proviennent seulement de la réduction des espaces de bureaux, d’une pression à la baisse des salaires ou encore du surtravail des salariés, alors ces gains seront socialement contestés, et donc non durables puisque reposant uniquement sur les épaules
des travailleurs.
CONCLUSION
Le télétravail ne crée pas de la productivité en soi ; son efficacité dépend de la combinaison de nombreux facteurs. L’évaluation que l’on peut en faire aujourd’hui est fortement limitée par les conditions très particulières de sa mise en œuvre en contexte pandémique. En 2020-2021, les salariés et managers ont été très sollicités pour s’adapter et maintenir l’activité, sans que les entreprises n’aient encore engagé de leur côté des réorganisations ambitieuses. Si elles investissent de plus en plus dans les formations et le support technique, la question des indemnités permettant de compenser le surcoût du télétravail pour les salariés fait, par exemple, encore débat.
Plus globalement, la productivité réelle du télétravail reposera à terme sur la capacité des entreprises à revoir en profondeur leurs processus organisationnels et communicationnels, afin de tirer parti du « à distance » comme d’un mode normal de travail. Trois confinements successifs auraient pu permettre d’analyser les pratiques pour les améliorer en continu. Hélas, les entreprises se sont contentées le plus souvent de transposer les routines propres au travail sur site dans le monde virtuel (par exemple remplacer les échanges en face-à-face par des tunnels de visioconférence), en attendant que la crise sanitaire se termine. Le travail hybride de demain nécessitera de repenser ces routines et d’être beaucoup plus ambitieux pour imaginer les contours du futur du travail.
CHIFFRES-CLÉS
En savoir plus
Batut C., Tabet Y., « Que savons-nous aujourd’hui des effets économiques du télétravail ? », Trésor-
Bloom N., Liang J., Roberts J., Ying Z.J., « Does Working from Home Work ? Evidence from a Chinese Experiment », The Quarterly Journal of Economics, vol. 130/1, 2015, pp. 165-218.
Canivenc S., Cahier M.-L., Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2021.
DeFilippis E., Impink S.-M., Polzer J.-T., Sadun R., Singell, M., « Collaborating During Coronavirus : The Impact of COVID-19 on the Nature of Work », Working paper, National Bureau of Economic Research, July 2020.
Metzger J.-L., « Focus – Les cadres télétravaillent pour… mieux travailler », Informations sociales, 2009, vol. 153, no 3, pp. 75-77.
Éco, no 270, novembre 2020.
Messenger J.-C., « Telework in the 21st Century », 2019.
OCDE, « Effets positifs potentiels du télétravail sur la productivité à l’ère post-covid-19 :
quelles politiques publiques peuvent aider à leur concrétisation ? », juillet 2020. OIT, « Le télétravail durant la pandémie de Covid-19 et après », 2020.
Vayre E., « Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social », Le Travail humain, vol. 82, no 1, 2019, pp. 1-39.
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