Conditions objectives de travail et ressenti des individus : le rôle du management

Conditions objectives de travail et ressenti des individus : le rôle du management

 

Introduction

La Fabrique poursuit ses travaux sur la qualité de vie au travail (QVT) et ses relations avec l’engagement des individus et la compétitivité des entreprises, avec l’aide de partenaires scientifiques1. En analysant un grand nombre de réponses à l’enquête de la DARES sur les conditions de travail, on peut regrouper les actifs en quelques profils types. On s’aperçoit alors d’un fort décalage entre les mesures objectives de la QVT et l’appréciation subjective de leur situation. On mesure notamment l’importance des conflits avec la hiérarchie dans la perception par chacun de sa qualité de vie au travail.

Diviyan Kalainathan, Olivier Goudet, Philippe Caillou, Michèle Sebag et Paola Tubaro

TAO, CNRS-INRIA-LRI, université Paris-Saclay

  • 1 – Cette synthèse s’appuie sur les résultats d’un rapport de recherche, qui seront présentés plus complètement dans une Note de La Fabrique, à paraître en septembre 2017

 

Résumé

En analysant les réponses à l’enquête Conditions de travail de la DARES, on met au jour les déterminants objectifs et subjectifs de la qualité de vie au travail des actifs. Plusieurs profils d’individus sont ainsi définis en considérant d’une part leurs conditions de travail objectives (temps de travail, autonomie, travail en équipe…) et, d’autre part, leur ressenti par rapport au travail (bien-être au travail, tensions avec les collègues ou la hiérarchie…).

Quand ils sont établis sur la base de critères objectifs, ces profils dépendent essentiellement de la nature de l’activité (être indépendant, travailler dans une grande entreprise, dans l’industrie, dans les services peu qualifiés, dans le domaine de la santé…) et du statut social de l’actif. Au passage, on voit là « réapparaître » la catégorie des ouvriers de l’industrie que d’aucuns disaient disparue. Autre caractéristique notable, on ne peut pas aisément ordonner ces profils en fonction d’un « score » de QVT : chaque situation présente des avantages et des inconvénients qui se compensent partiellement.

Il en va tout autrement des profils établis sur la base de critères subjectifs. Cette fois, les actifs se classent spontanément depuis les « heureux au travail » qui ont les scores les plus élevés sur toutes les dimensions de la QVT, en passant par les « rien à signaler », jusqu’aux deux groupes d’actifs stressés qui subissent un grand nombre de tensions et qui, de ce fait, portent une appréciation négative sur leur travail. À de rares exceptions près, ces profils subjectifs se répartissent de manière homogène entre tous les types d’emplois et tous les niveaux de qualification.

Le croisement entre les profils objectifs et subjectifs révèle plusieurs résultats importants. Ainsi, il existe une corrélation très nette entre ceux que l’on peut objectivement nommer « les accidentés du travail » et ceux qui font état de fortes tensions avec leurs collègues ou leur hiérarchie. Certains résultats sont plus contre-intuitifs. Par exemple, c’est au sein des actifs issus de l’immigration, des ouvriers ou encore des actifs des services peu qualifiés qu’on observe les plus fortes proportions de gens « heureux au travail ».

Méthode

L’enquête Conditions de travail de la DARES, réalisée tous les sept ans depuis 1978, fournit des données relatives à un échantillon d’actifs français occupés. En 2013, date des dernières données disponibles, 33 673 actifs occupés ont été interrogés. Le questionnaire comprend 516 questions portant sur divers aspects de la vie au travail, ici divisées en deux groupes : les questions objectives sur les conditions de travail effectives des individus et les questions subjectives relatives au jugement qu’ils portent sur leur travail. Environ 20 % des questions sont considérées comme subjectives.

Contrairement aux méthodes économétriques, qui consistent à sélectionner des variables dont on veut ensuite expliquer les évolutions, la méthode suivie ici est agnostique (data-driven) : toutes les variables de l’enquête sont conservées afin d’identifier les plus pertinentes pour décrire la population.

La première phase du traitement consiste à réduire la dimension des données au moyen d’une analyse en composantes principales, qui fait ressortir quelques variables agrégées ou axes. La seconde phase de l’étude consiste à identifier des profils d’actifs, en répartissant les répondants en segments ou « profils » homogènes, tantôt sur les données objectives, tantôt sur les réponses subjectives.

Huit profils types sur conditions de travail objectives

En rassemblant les individus qui ont répondu de manière similaire aux questions objectives de l’enquête, on voit se détacher huit profils d’actifs.

Le premier groupe est principalement composé d’actifs ayant le statut d’indépendants (85 % des individus du profil), travaillant seuls ou en TPE. Nous le nommons « Indépendants ». Les secteurs de l’agriculture, du commerce, de la construction et de l’hébergement-restauration y sont surreprésentés. Cette communauté est caractérisée par un temps de travail élevé (45 heures hebdomadaires, contre 36 heures en moyenne pour l’ensemble de la population), un faible nombre de jours de congés disponibles (15 jours contre 37 dans la population totale) et peu d’absences correspondant à des arrêts maladie (4 jours contre 8 jours en moyenne).

Le deuxième profil (baptisé « Services peu qualifiés ») regroupe des personnes travaillant dans des emplois tertiaires à faible niveau de qualification, tels que le gardiennage-nettoyage ou le secrétariat-accueil. 27 % des actifs de ce profil sont employés par une collectivité locale, 17 % par un ou plusieurs particuliers. Ils sont 44 % à travailler à temps partiel, dont la moitié ne l’a pas choisi : leur temps de travail hebdomadaire est donc de 29 heures en moyenne. Le groupe est constitué majoritairement de femmes (76 %). Une proportion importante de ces actifs a déjà connu des périodes de chômage (22 %). Leur revenu moyen est bien inférieur à celui de l’ensemble de la population (1 163 € nets par mois contre 1 877 € en moyenne). Le niveau de diplôme est également nettement plus faible : 19 % des enquêtés de ce groupe sont sans diplôme et 39 % ont un CAP, BEP ou équivalent (contre 8 % et 27 % respectivement dans la population globale).

Le troisième profil qui se distingue correspond à des personnes ayant un lien fréquent à l’immigration : 53 % des répondants sont étrangers, 42 % sont français par naturalisation, mariage, déclaration ou option à la majorité. Nous appelons donc ce profil « Immigration ». Les actifs qui le composent se distinguent également par un faible niveau de diplôme en moyenne (23 % n’ont aucun diplôme), une forte proportion de conjoints ne travaillant pas (13 %), et la surreprésentation des fonctions de gardiennage-nettoyage (16 %). On note par ailleurs la forte proportion d’actifs déclarant ne pas travailler sous pression. Ces actifs sont, enfin, assez proches de la moyenne nationale en termes de revenu (1 694 € mensuels), d’âge (43 ans) et de temps de travail (34,2 heures hebdomadaires).

Le quatrième profil émergeant du panel, appelé « Ouvriers », comprend majoritairement des ouvriers qualifiés (47 %) et non qualifiés (15 %) et, dans une moindre mesure, des techniciens (9 %) ou agents de maitrise (7 %). Bien sûr, on trouve également des ouvriers dans d’autres profils mais c’est essentiellement du fait d’événements spécifiques dans leurs trajectoires individuelles : les ouvriers issus de l’immigration se rangent souvent parmi les répondants du profil précédent par exemple. Le secteur industriel est nettement surreprésenté dans ce cluster, par ailleurs majoritairement masculin (76 % d’hommes). Ces actifs sont particulièrement exposés à des tâches pénibles, à la saleté (53 %, contre 28 % dans la population), aux courants d’air (62 % contre 35 %), aux secousses ou vibrations (40 % contre 17 %), à l’humidité (44 % contre 23 %), aux basses températures (56 % contre 33 %) et à des produits dangereux (53 % contre 31 %).

Le cinquième profil, appelé « CSP+ privé » correspond peu ou prou aux cadres du secteur privé. Leur niveau de qualification est élevé (65 % des actifs ont au moins un Bac +2) et ils travaillent souvent dans des secteurs tertiaires tels que la finance ou la communication. Leur salaire mensuel est bien supérieur à la moyenne (2 328 € contre 1 877 €) ; leur charge de travail est également plus lourde (40 heures hebdomadaires), avec des heures supplémentaires non rémunérées dans 54 % des cas. Leurs conditions de travail sont caractéristiques du travail de bureau : pas d’obligation de rester longtemps debout (90 %), ni d’effectuer des mouvements douloureux et fatigants (93 %), ni de risque d’être blessé (79 %).

Le sixième profil, « CSP+ public », est similaire au profil précédent à la seule différence près qu’il inclut en majorité des personnels du secteur public : 59 % sont des salariés de l’État, 24 % d’une collectivité territoriale et 11 % d’un hôpital public. Ils sont très diplômés (30 % ont un Bac+3 ou un Bac +4, et 23 % ont au moins un Bac +5). Ils sont mieux payés que la moyenne (2 357 € par mois), travaillent autant (36 heures hebdomadaires) et bénéficient d’un plus grand nombre de jours de congé (60 jours). Ils sont souvent confrontés à des personnes en situation de détresse (70 %) et doivent souvent calmer des gens (74 %). Un cinquième d’entre eux n’ont pas vu un médecin du travail depuis au moins cinq ans et 12 % n’en n’ont jamais vu (contre 6 % dans chaque cas pour la population globale).

Un septième profil, appelé « Santé », émerge. Il regroupe principalement des actifs travaillant dans le secteur de la santé ou du médico-social : 62 % travaillent dans le soin aux personnes, 39 % sont salariés d’un hôpital public, 18 % d’un établissement privé de santé. Ce groupe comprend également près de la moitié des policiers et militaires de la population totale des actifs interrogés (même s’ils ne constituent que 8 % du groupe). Si ces actifs se regroupent spontanément dans ce profil particulier, c’est parce qu’ils se caractérisent par une forte proportion de travail le dimanche (54 %) ou le soir (45 %) et, surtout, par de fortes contraintes physiques et relationnelles. Ainsi, 71 % doivent porter des charges lourdes, 81 % doivent rester longtemps debout, 81 % sont en contact avec des personnes en situation de détresse et 85 % indiquent qu’une erreur de leur part peut entrainer des conséquences dangereuses pour leur sécurité ou la sécurité d’autres personnes.

Le huitième profil, enfin, rassemble 85 % des individus de la population ayant eu un accident du travail au cours de l’année écoulée et pratiquement aucun actif qui n’en a pas connu. Pour cette raison, nous l’appelons « Accidentés ». Ainsi, 77 % des individus de ce profil ont subi un accident, 13 % en ont eu deux et 11 % en ont eu trois ou plus. Il s’agit d’accidents perçus comme tels par les individus ; seuls 53 % d’entre eux ont été reconnus et indemnisés par la sécurité sociale. Ces travailleurs doivent souvent réaliser des mouvements dangereux et fatigants (68 %), porter des charges lourdes (70 %) et être en contact avec des produits dangereux (70 %). Ils estiment à 47 % que leur travail a des conséquences néfastes pour leur santé (contre 29 % en moyenne), et à 67 % estiment que les outils de protection mis à leur disposition sont suffisants.

Les profils CSP+ public et CSP+ privé représentent respectivement 18,5 % et 16,8 % des répondants. D’autres ont un poids moins important parce qu’ils sont plus spécifiques, comme Immigration (6,2 %), Accidentés (7,8 %) ou Indépendants (9,2 %). Enfin, les profils Santé, Ouvriers et Services peu qualifiés pèsent respectivement 12,9 %, 13,6 % et 14,9 %.

On observe que les profils Santé et CSP+ public sont surreprésentés dans l’administration publique, tout comme le profil Ouvriers l’est dans différents secteurs industriels et notamment dans l’agroalimentaire.

A contrario, les profils Immigration et Accidentés se répartissent dans l’ensemble des secteurs d’activité, fonctions et classifications de postes. En d’autres termes, la description objective des conditions de travail de ces individus les rapproche davantage de ceux qui sont également liés à l’immigration ou qui ont eux aussi subi un accident du travail, quels que soient leur poste et leur métier, que de leurs collègues immédiats.

La répartition en fonction des tranches de revenu donne un éclairage complémentaire sur les différents profils. Les tranches de revenus les plus faibles (moins de 1500 € par mois) sont composées presque exclusivement d’actifs appartenant aux profils Indépendants et Services peu qualifiés. Au contraire, le poids des CSP+ public et CSP+ privé augmente progressivement jusqu’à atteindre 34 % chacun pour la tranche supérieure. On remarque que ces deux profils, public et privé, sont équilibrés y compris en haut de l’échelle salariale.

Figure 1. Distribution des profils objectifs écrire par tranche de revenu

Source: La Fabrique de l’industrie

Six profils types sur conditions de travail subjectives

Six profils se dégagent sur la base de la perception subjective des conditions de travail.

Un premier profil inclut les personnes travaillant seules (75 %) ou souvent seules (11 %) ; nous l’appelons « Travaille seul ». Certes, il ne s’agit pas là d’une appréciation subjective des conditions de travail. Mais, dans la mesure où ces personnes n’ont pas de collègue (75 %) et pas de supérieur hiérarchique (78 %), toutes les questions portant sur les relations avec leur environnement de travail sont sans objet. D’autres caractéristiques spécifiques apparaissent sur le plan organisationnel : ces actifs n’ont aucun contrôle horaire (90 %), peuvent déterminer leur emploi du temps (69 %) et n’ont aucun congé (36 %). Ils travaillent rarement sous pression (44 % ne travaillent jamais sous pression contre 20 % en moyenne dans la population) et 31 % peuvent toujours faire quelque chose qui leur plait (contre 13 % en moyenne dans la population).

Le deuxième profil, appelé « Heureux », inclut des personnes ayant généralement une bonne qualité de vie au travail, ne travaillant jamais sous pression (58 %), se disant toujours de bonne humeur (38 %), n’ayant ni à cacher leurs émotions ni à faire mine d’être de bonne humeur (65 %). Leurs liens avec l’entreprise sont également caractéristiques : ils sont fiers de travailler dans leur entreprise (72 %), ils ne vivent jamais de changement imprévisible ou mal préparé (68 %) et ils sont soutenus par leur hiérarchie (62 % ne sont jamais en désaccord avec leur hiérarchie et 83 % n’ont jamais le sentiment d’être exploités). Les enquêtés constituant ce cluster sont légèrement moins payés que la moyenne (1 753 € par mois) mais leur « score de bien-être » tel qu’il est défini par l’OMS est bien supérieur à la moyenne (20,38 contre 15,65).

Le troisième profil, nommé « Rien à signaler », est l’un des plus peuplés. Il comprend des personnes plutôt satisfaites, qui ne sont ni ignorées (97 %) ni critiquées injustement (98 %) et qui n’ont pas subi de changement d’environnement de travail au cours des douze derniers mois (96 %). Leur satisfaction n’est pas sans réserve : ils travaillent « parfois » sous pression (60 %) et font « parfois » trop vite une opération (63 %). Ils sont d’accord (et non « tout-à-fait d’accord ») pour dire qu’ils reçoivent le respect et l’estime que mérite leur travail (64 %) et que leur supérieur les traite équitablement (56 %). Leur salaire est supérieur à la moyenne (2 023 € par mois), leur nombre de jours de congé également (41 jours) ; leur indice de bonheur de l’OMS est très proche de la moyenne (15,54).

Le quatrième profil, « Changements », rassemble des personnes qui ont en commun d’avoir connu un changement de l’organisation de leur travail (43 %), une restructuration ou un déménagement (33 %), un changement de poste (35 %), un changement dans les techniques utilisées (33 %) ou un changement de direction (28 %), plusieurs changements pouvant avoir lieu simultanément. Ce changement peut être subi par l’employé sans qu’il ait été consulté (51 %), sans qu’il ait reçu une information suffisante (36 %) et peut être perçu comme négatif (22 %). Mais, le plus souvent, ces changements sont perçus comme positifs (37 %) ou neutres (31 %), sont précédés d’une consultation (43 %) et font l’objet d’une information suffisante (58 %). Les individus de ce profil sont plus diplômés que la moyenne (51 % ont au moins un Bac +2, contre 39 % en moyenne), travaillent plutôt dans de grandes organisations (62 % sont dans un établissement de plus de 50 employés, contre 47 % en moyenne), et ont un revenu plus élevé (2 094 € par mois). Leur niveau de bonheur au travail selon l’OMS est en revanche légèrement inférieur à la moyenne (14,67).

Le cinquième profil, « Tensions collègues », comprend les personnes satisfaites de leur management mais ayant des problèmes avec leurs collègues ou leur équipe. Ils se sentent souvent ignorés (54 %), critiqués injustement (50 %) ou empêchés de s’exprimer (23 %). Malgré ces tensions, ces individus arrivent à être aidés par leur chef (53 %) qui prête attention à ce qu’ils disent (57 %) ; ils conservent un indice de bien-être de l’OMS conforme à la moyenne (15,76). Ces tensions semblent donc rester à un niveau jugé acceptable par l’individu, ou au moins être compensées par d’autres éléments de la QVT.

Le sixième et dernier profil, « Tensions hiérarchie », rassemble les actifs qui vivent particulièrement mal les tensions qu’ils subissent, contrairement au cas précédent. Ils se disent ignorés (64 %), critiqués injustement (69 %) ou empêchés de s’exprimer (52 %). Une différence essentielle est qu’ils sont à 67 % en situation de tension avec leur supérieur hiérarchique. Plus précisément, 74 % reçoivent des ordres contradictoires, 37 % travaillent toujours sous pression et 31 % ne peuvent discuter de leur désaccord avec leur chef. Leur score de bien-être au travail selon l’OMS est bien inférieur à la moyenne (10,3 contre 15,65). La moitié d’entre eux ont par ailleurs connu un changement de l’organisation de travail au sein de leur établissement. Le taux d’absentéisme des individus de ce profil est assez élevé (17,25 jours contre 7,95 en moyenne), tout comme l’est le rejet de leur travail : en majorité, ces actifs ne seraient pas heureux si leurs enfants s’engageaient dans la même activité professionnelle (79 %) et ne se sentent pas capables de continuer leur travail jusqu’à leur retraite (62 %).

Dans l’ensemble de la population, les profils RAS et Tensions collègues sont les plus nombreux (22 % et 23 % respectivement). Les profils aux deux extrémités du spectre de la QVT, à savoir Tensions hiérarchie et Heureux, sont moins nombreux, représentant respectivement 13 % et 16 % de la population. Enfin, les profils plus spécifiques, Changements et Travaille seul, complètent la répartition avec 17,5 % et 9,5 %.

D’un point de vue sectoriel, le profil Travaille seul est fortement surreprésenté dans l’agriculture. Le profil Heureux, réparti de manière assez homogène, est particulièrement présent dans l’hébergement-restauration et la construction. À l’opposé, le profil Tensions hiérarchie est surreprésenté dans le transport et les industries agroalimentaires.

En outre, la classification des postes fait apparaitre une opposition entre les profils Changements et Heureux. Les postes avec une forte proportion de Changements (cadres, agents des catégories A et B) ont une faible proportion d’Heureux. Inversement les postes avec le moins de profil Changements (ouvriers spécialisés et ouvriers) ont la plus forte proportion de profil Heureux.

Si l’on considère maintenant la répartition de ces profils en fonction du revenu, le groupe Travaille seul est très nettement majoritaire pour les faibles salaires et décroît quand le salaire augmente. À l’opposé, le poids des profils RAS et surtout Changements croît avec la tranche salariale. Le profil Heureux est largement présent dans les tranches autour de 1 000 € et reste relativement stable à partir de 1 800 €, y compris pour les très hauts salaires. Le profil Tensions hiérarchie décroît progressivement au-delà de 4 000 € par mois.

Figure 2. Distribution des profils subjectifs par tranche de revenu

Source : La Fabrique de l’industrie

Différences entre perceptions objectives et subjectives

On peut maintenant mesurer le niveau de qualité de vie au travail de ces différents profils, en reprenant les travaux académiques de Davie (2015), qui décline la QVT en neuf dimensions agrégeant les variables du questionnaire de la DARES. Sur les deux graphiques suivants, chaque axe représente la proportion du groupe ayant une situation pire que la majorité de la population. La situation optimale se situe donc au centre de la figure.

Comme on le voit, ces groupes ont des physionomies très différentes. Les profils subjectifs, pour leur part, sont très nettement hiérarchisés. Les Heureux au travail ont le sort le plus enviable sur pratiquement toutes les dimensions de la QVT. Ils sont suivis des actifs du groupe Travaille seul puis des RAS. A contrario, le profil Tensions hiérarchie est celui qui s’éloigne le plus de l’optimum, là encore dans toutes les dimensions de la QVT.

Figure 3. Représentation des profils subjectifs sur 9 dimensions de la QVT

Source : La Fabrique de l’industrie

Les profils objectifs, eux, ont des scores très variés sur les différentes dimensions de la QVT. Pour une dimension donnée, on en trouve toujours certains qui sont préférables à d’autres ; mais il n’existe pas de profil objectif qui soit préférable en tous points ni même par rapport à une majorité de dimensions. Par exemple, le profil Services peu qualifiés a un bon score en termes d’horaires et d’intensité de travail mais un très mauvais score en termes de rapports sociaux et un score médiocre en matière de reconnaissance et de rémunération. Les conditions de travail du profil Ouvriers obtiennent un assez mauvais score en général (en matière d’autonomie, de contraintes physiques, d’insécurité économique) mais un très bon score en termes d’exigence émotionnelle.

Figure 4. Représentation des profils objectifs sur 9 dimensions de la QVT

Source : La Fabrique de l’industrie

Il existe toutefois deux profils dont les conditions de travail sont globalement très mauvaises. Le premier est celui des Accidentés, avec de très fortes contraintes physiques, de très forts conflits de valeurs, une forte intensité de travail et une faible autonomie. Le second est celui qui regroupe beaucoup de professionnels de la Santé, qui subissent des exigences émotionnelles et des contraintes de travail très supérieures aux autres profils : travail de nuit ou le weekend, pression du travail dans l’urgence, exposition fréquente à la maladie et à la mort.

Les profils de cadres affichent globalement de bonnes conditions de travail. Le profil CSP+ privé bénéficie ainsi de la meilleure autonomie et des plus faibles contraintes physiques, au prix d’une forte intensité de travail et d’une assez forte insécurité économique. Le profil CSP+ public présente de forts conflits de valeurs et d’assez fortes tensions émotionnelles mais le niveau d’insécurité économique le plus faible et de très faibles contraintes physiques.

Relations entre profils objectifs et subjectifs

La relation entre la situation professionnelle des individus et leur ressenti fait apparaitre une structure simple : un profil subjectif est en majorité surreprésenté dans un ou deux profils objectifs.

Si on observe sans surprise que le profil Indépendants coïncide pratiquement avec le profil subjectif Travaille seul, on note avec plus d’intérêt que le profil des Accidentés est majoritairement composé d’individus appartenant aux profils subjectifs Tensions hiérarchie (29 %) et Tensions collègues (25 %). De même, au sein du profil Santé dont on a vu que le niveau de QVT était globalement mauvais, ces deux profils subjectifs de salariés subissant des tensions représentent près de la moitié des effectifs. Les conditions de travail souvent difficiles des travailleurs de la santé ont fait l’objet de nombreuses recherches et semblent s’être aggravées récemment, suite à différentes vagues de réorganisation mettant l’accent sur des critères plus stricts de productivité et d’efficience.

On note enfin que les profils objectifs Ouvriers, Immigration et Services peu qualifiés comportent de fortes proportions d’actifs Heureux, ce qui peut sembler contre-intuitif. Ce résultat est toutefois cohérent avec une partie de la recherche sur « l’économie du bonheur », qui a montré que les liens entre richesse matérielle et satisfaction personnelle sont plus ténus que la théorie économique classique ne le prévoirait. Ainsi, selon la théorie de la satisfaction relative (Easterlin, 1974), un individu n’évalue pas son bien-être dans l’absolu, mais par comparaison aux autres. Les personnes des profils CSP+ privé et CSP+ public pourraient ressentir une pression plus forte vers l’avancement dans l’échelle sociale, résultant en une moindre satisfaction lorsque ce résultat peine à être obtenu.

Selon une autre perspective, le travail constitue en soi une source de satisfaction. Ainsi, au Royaume-Uni, Deeming (2013) montre que les chances de se déclarer insatisfait sont trois fois plus élevées pour les personnes recevant des aides sociales plutôt qu’un salaire. On peut donc imaginer que les actifs des profils Ouvriers, Immigration et Services peu qualifiés se déclarent relativement satisfaits du fait même d’avoir un emploi, compte tenu du risque qu’ils perçoivent d’être au chômage, alors que les actifs des profils CSP+ se sentiraient moins concernés par ce risque.

Figure 5. Correspondance entre les profils objectifs (en lignes) et subjectifs (couleurs).

Source: La Fabrique de l’industrie

En savoir plus

  • Baudelot C., Bessière C., Coutant I., Godechot O., Serre D. & Viguier F. (2003). Travailler pour être heureux ? Paris, Fayard.
  • Bourdu E., Pérétié M.M. & Richer M. (2016). La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité. Presses des Mines.
  • Davie E. (2015). Méthode de construction d’indicateurs synthétiques de conditions de travail et de risques psychosociaux. Note DES/15-076, DGAFP.
  • Deeming, C. (2013). Addressing the Social Determinants of Subjective Wellbeing: The Latest Challenge for Social Policy. Journal of Social Policy, 42(3), 541-565.
  • Easterlin R.A. (1974). Does economic growth improve the human lot? Some empirical evidence. Nations and households in economic growth, 89, 89-125.

Pour réagir à cette note, vous pouvez contacter Émilie Bourdu (emilie.bourdu@la-fabrique.fr).

Conditions objectives de travail et ressenti des individus: le rôle du management
Les Synthèses de La Fabrique – Numéro 14 – Juillet 2017