Comment sécuriser nos approvisionnements stratégiques ?

Comment sécuriser nos approvisionnements stratégiques ?

©Corona Borealis / Stock Adobe

 

Avant-propos

Les confinements et les fermetures de frontières décidés pour enrayer la pandémie de Covid ont entraîné des ruptures d’approvisionnement en cascade. Les consommateurs ont été très frappés, en France, par les pénuries de produits essentiels comme les respirateurs ou certaines molécules phar­­maceutiques. Mais les entreprises industrielles ont, elles aussi, connu de vives tensions sur certains marchés, comme sur celui des semi-conducteurs par exemple.

Cette crise a ainsi rappelé avec force le risque de dépendance inhérent à la désindustrialisation des territoires et à la fragmentation toujours plus marquée des processus de production. La crainte de rupture en appro­­vision­­nements stratégiques est même remontée en tête des préoccupations gouvernementales. La France et de nombreux autres marchés libéraux cherchent depuis à renforcer leur autonomie stratégique.

Sécuriser nos approvisionnements suppose de s’attaquer à une question centrale : qu’est-ce qui est stratégique et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Or, cette question est loin d’être tranchée. L’enquête menée auprès des admi­­nistrations et des industriels par les auteures de cet ouvrage montre qu’établir une liste des produits et services stratégiques relève d’un arbitrage risqué, dont personne n’a jamais vraiment voulu endosser la responsabilité.

Pour sortir de cette impasse, les auteures proposent de faire appel à l’État, non pas pour qu’il décide de tout mais pour qu’il se positionne en tant « qu’architecte » de la sécurisation des approvisionnements stratégiques. À lui d’orchestrer une coopération étroite avec les entreprises et les admi­­nis­­trations pour identifier les maillons les plus critiques des chaînes de valeur. Les deux auteures fournissent même une méthode d’analyse des vulnérabilités des approvisionnements, visant à assurer une meilleure allocation des ressources publiques.

La collection des « Docs de La Fabrique » rassemble des textes qui n’ont pas été élaborés à la demande ni sous le contrôle de son conseil d’orientation, mais qui apportent des éléments de réflexion stimulants pour le débat et la prospective sur les enjeux de l’industrie. Nous espérons que cet ouvrage offrira aux industriels et aux décideurs publics des pistes de réflexion et d’action sur les moyens de renforcer notre souveraineté industrielle.

L’équipe de La Fabrique

Résumé

Depuis le début de la crise provoquée par la pandémie de Covid-19, les craintes liées aux approvisionnements font régulièrement la Une des journaux. La sécurisation des approvisionnements stratégiques n’est pourtant pas une question nouvelle. Au gré des crises, elle mobilise régu­­liè­­re­­ment indust­­riels et administrations. Ainsi, en quinze ans, l’industrie automobile a connu pas moins de quatre crises majeures d’approvisionnement, la dernière en date étant celle des semi-conducteurs. Ces crises à répétition s’expli­­quent par l’organisation mondialisée de l’industrie et de ses chaînes de valeur, qui ont subi une fragmentation croissante. La spécialisation et la recherche d’économies d’échelle – qui ont certes permis de réduire les coûts de production de façon considérable – ont conduit à une très forte concentration des acteurs sur certains maillons, créant ainsi de fragiles goulots d’étranglement.

La question du rôle de l’État et des entreprises dans la sécurisation des approvisionnements stratégiques ne peut pas rester sans réponse. D’une part, la transition énergétique accroît considérablement nos besoins en ressources minérales, ce qui nécessite une réflexion sur leur sécurisation. D’autre part, la montée des tensions géopolitiques et divers relents nationa­­listes contraignent les pays et même l’Union européenne à réfléchir à leur autonomie stratégique. Mais deux conditions sont nécessaires à la mise en œuvre d’une action ciblée en la matière. La première est de se donner une définition claire des produits et services considérés comme « stratégiques ». La deuxième est d’établir une méthode stabilisée d’analyse de vulnérabilité.

Un retour à une économie fermée ne semble ni envisageable ni souhaitable. Les auteures proposent plutôt un « État architecte » de la sécurisation des appro­­visionnements stratégiques, au cœur du triangle relationnel admi­nistration – entreprises privées – politique. Cet État architecte doit répondre aux choix de ses clients, les décideurs politiques (et à travers eux toute la société civile), qui délimitent en dernier ressort le périmètre des approvisionnements concernés. Pour la mise en œuvre des actions de sécurisation, il s’appuie avant tout sur les entreprises, en première ligne, dont la connaissance et la maîtrise des chaînes de valeur seront de plus en plus un gage de compétitivité. Enfin, l’administration devra opérer une évolution dans son mode de fonctionnement pour organiser des projets de sécurisation rassemblant les différents interlocuteurs publics et privés concernés.

Remerciements

Nous tenons à remercier chaleureusement et amicalement nos camarades de l’École nationale d’administration de la promotion Aimé Césaire (Sandrine Berthet, Abdel-Aziz Bitangui Soumaïne, Delphine Boyrie, Gabrielle de Buyer, Hoang Ha CAO, Samuel Chaumet, Guillaume Chomette-Bender, François Corget, Julien Degroote, Frédéric Dupin, Daniella Fayad, Jean-Baptiste Frossard, Maxime Gallou, Ann Mary George et Capucine Grégoire) avec qui nous avons réalisé, dans le cadre de notre scolarité, un rapport administratif sur la sécurisation des approvisionnements en mars 2021. Nos échanges, nos interrogations et nos rencontres pendant ces cinq semaines de travail commun ont contribué à l’élaboration de notre réflexion personnelle.

Nous tenons à remercier l’ensemble de nos interlocuteurs privés et publics et tout particulièrement la Direction générale des entreprises et la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature pour leur temps et nos précieux échanges. Nous remercions également Bruno Bensasson et Brice Laurent pour leur accompagnement et les discussions stimulantes que nous avons eues avec eux tout au long de notre travail.

Avertissement : les recherches et entretiens ainsi que la rédaction du présent document ont été menés d’octobre 2020 à août 2021 par Léa Boudinet et Nour Khater en qualité d’élèves ingénieures des mines. Les positions et arguments contenus dans ce manuscrit n’engagent qu’elles et pas leurs employeurs respectifs.

Introduction

La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la forte dépendance de l’Europe sur plusieurs approvisionnements critiques, notam­­ment dans le domaine de la santé. Cette crise a marqué le retour en force de l’État et pose pour certains la question des limites de la mon­­dia­­lisation. L’intervention de la puissance publique a en effet été plébis­­citée pour résoudre nombre de problèmes économiques, que ce soient les difficultés industrielles conjoncturelles (France Relance), les enjeux liés à l’emploi (doctrine du « quoiqu’il en coûte ») ou la sécurité des chaînes d’approvisionnement (les relocalisations selon France Relance). En attestent les sommes colossales mobilisées par le plan de relance français : 100 milliards d’euros (dont 40 milliards de contribution européenne) sur 2021-2022, soit près de 2 % du PIB français1.

La question des tensions d’approvisionnement n’est néanmoins pas nouvelle. Elle revient fréquemment sur le devant de la scène et agite les indus­­triels et la puissance publique de manière cyclique au gré des crises. Cela conduit à s’interroger sur plusieurs points : pourquoi ces tensions sont-elles récurrentes ? Quelle stratégie mener pour sécuriser les approvisionnements stratégiques ? Quel est le rôle de chacun des acteurs et plus encore, celui de l’État, dans la mise en œuvre d’une telle stratégie ?

C’est à ces questions que cet ouvrage propose de répondre. Sans pour autant contester la légitimité des autres acteurs (en particulier l’Union européenne, les entreprises privées et les filières industrielles), ce document se focalise en effet sur le rôle de l’État, et souhaite dépasser l’opposition idéologique entre libéralisme et interventionnisme.

Le contenu de cet ouvrage a bénéficié d’une première étude, menée par les auteures en mars 2021 avec quinze élèves de l’ENA en dernière année de formation, dont l’objectif était de proposer à l’administration française une méthode d’analyse des vulnérabilités des approvisionnements stra­­té­­giques et de priorisation des actions de sécurisation. Cette analyse s’est notamment appuyée sur la réalisation de trois études de cas : aluminium, batteries pour véhicules électriques et médicaments. Les auteures ont ensuite élargi la réflexion au rôle de l’État et aux politiques industrielles, à la faveur d’une mission de deux mois au sein d’un groupe de travail rassemblant notamment le ministère de la Transition écologique et le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, sur des outils de sécuri­­sation des approvisionnements en ressources minérales non éner­­gétiques. Cet ouvrage est donc le fruit d’une enquête de neuf mois, comprenant près d’une centaine d’entretiens avec des industriels, des universitaires, des membres de l’administration française et européenne ainsi que des associations de professionnels et de patients.

À partir des résultats de cette enquête, les auteures identifient dans une première partie les freins à l’élaboration d’une stratégie de sécurisation des appro­­vision­­nements stratégiques et proposent des pistes pour les lever. Elles insistent notamment sur la nécessité de s’appuyer sur une analyse des chaînes de valeur afin d’identifier le ou les maillons les plus critiques. Elles fournissent également une méthode d’analyse des vulnérabilités des approvisionnements visant à une meilleure allocation des ressources publiques et à une mesure de la sécurisation effective.

Dans une deuxième partie, les auteures interrogent les rôles respectifs de l’État et des entreprises. Dans la lignée du concept d’État « entrepreneur » stimulant l’innovation technologique, cet ouvrage défend la vision d’un État « architecte » de la sécurisation des approvisionnements stratégiques au cœur d’un trilogue administration-entreprises-politique. Pour ce faire, cet État s’appuie avant tout sur les entreprises, acteurs de première ligne de la résilience de notre économie et pour qui la maîtrise des chaînes de valeur sera de plus en plus un gage de compétitivité. Par ailleurs, un État « architecte » répond à un client : ici, le politique qui délimite in fine le périmètre des approvisionnements stratégiques.

  • 1 – Selon l’Insee, le PIB français de 2020 s’établissait à 2 303 milliards d’euros.

Partie I – Penser enfin la sécurisation des approvisionnements stratégiques

Pourquoi le sujet de la sécurisation des approvisionnements straté­giques revient-­il, tel un serpent de mer des politiques industrielles ? Parce qu’aucune stratégie de sécurisation n’a jamais été mise réellement en œuvre en France. Et cela pour plusieurs raisons. Une première a trait à la définition même du périmètre de ces approvisionnements stratégiques. L’État ne dispose pas d’une définition claire des produits et services stratégiques et se prive ainsi de toute action coordonnée et ciblée de sécurisation. Par ailleurs, l’administration manque d’une méthode stabilisée d’analyse des vulnérabilités des approvisionnements qui permette une meilleure allocation des ressources publiques et une mesure de la sécurisation effective. Les différentes études de cas montrent que toute stratégie de sécurisation doit s’appuyer sur une analyse des chaînes de valeur afin d’identifier le ou les maillons les plus critiques.

Chapitre 1

Un problème jusqu’ici sans solution

Les tensions sur les approvisionnements stratégiques ne datent pas de la crise sanitaire. Pourtant, aucune action coordonnée (publique ou privée) de sécurisation n’est à ce jour réellement mise en œuvre. Cela tient en partie à la difficulté de définir et d’anticiper le risque de rupture.

Ruptures d’approvisionnement : des facteurs structurels de risque

Fin janvier 2020, la Chine annonce la mise en quarantaine de la province du Hubei, bassin industriel et logistique majeur. La panique s’empare alors des industriels français et européens qui craignent une rupture de leurs approvisionnements et donc une mise à l’arrêt de leurs usines. Depuis, la sécurisation des approvisionnements fait régulièrement la Une des journaux. En 2020, le grand public a ainsi découvert la forte dépendance de l’Europe et des États-Unis à la production asiatique de médicaments avec la fameuse statistique de 80 % des principes actifs produits en Chine et en Inde. Début 2021, c’est la dépendance mondiale à TSMC, fondeur taïwanais de semi-conducteurs2, composants clés de tout objet électronique, qui a affolé la presse et nos industriels, contraints d’arrêter certaines usines automobiles pendant plusieurs semaines au premier semestre 2021 suite à la reprise brutale de la demande.

Au-delà du stop-and-go économique et des fermetures de frontières sans précédent que nous avons vécus pendant la crise sanitaire, des facteurs structurels font peser un risque sur la sécurité des approvisionnements. En mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport consacré à la dépendance de la transition énergétique aux métaux et minerais, s’inquiétant du risque que fait peser la hausse du prix des matières premières sur la capacité des États à tenir leurs objectifs climatiques. La transition énergétique marque le passage d’une dépendance de nos éco­­nomies au pétrole vers une dépendance, plus protéiforme mais tout aussi importante, aux métaux et minerais, remettant en question les ambitions d’un découplage de nos économies à la consommation de matière.

Le serpent de mer des politiques industrielles

La double crise sanitaire et économique de 2020 a donc (re)mis sur le devant de la scène la question de la sécurisation des approvisionnements amenant les industriels mais également l’État à s’interroger sur leur stratégie en la matière. Symbole de la faillite de la mondialisation pour certains, résurgence d’une lubie d’administrateurs nostalgiques du commissariat au Plan pour d’autres, la question du rôle de l’État dans une stratégie de sécurisation est longtemps restée sans réponse. Les chocs pétroliers des années 1970 ont certes été les crises d’approvisionnement les plus marquantes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais l’industrie française a connu depuis de nombreuses crises d’approvisionnement.

À titre d’exemple, l’industrie automobile française a été touchée par plusieurs crises aiguës ces vingt dernières années menaçant la continuité d’activité. En 2007, les constructeurs automobiles français font face à des tensions d’approvisionnement en platinoïdes, nécessaires à la fabrication des pots catalytiques. « Heureusement » pour eux, la crise économique de 2008 entraîne une chute de leur production et donc de leur besoin en platinoïdes.

En 2011, les autorités chinoises organisent une pénurie virtuelle de terres rares en stoppant leurs exportations à la suite d’un différend diplomatique avec les Japonais. Menacés sur leurs achats de moteurs électriques à aimants permanents, certains acteurs automobiles effectuent alors des chan­­ge­­ments technologiques. En 2018, des sanctions américaines envers des oligarques russes mettent en lumière un point de convergence des chaînes européennes d’approvisionnement en aluminium : une raffinerie d’alumine basée en Irlande représentant plus de 80 % des flux entrants en Europe et détenue par des capitaux russes. Et enfin en 2021, le choc positif de demande du secteur de l’électronique pour les semi-conducteurs conduit le quasi-monopole de production à servir en priorité ce secteur à plus haute valeur ajoutée et entraîne la mise à l’arrêt de plusieurs usines automobiles en Europe. Le secteur automobile connaît depuis janvier 2021 une reprise plus forte que prévu couplée au virage vers l’électrique et ne parvient pas à couvrir ses besoins.

Si ces crises ont provoqué une prise de conscience des vulnérabilités indus­­trielles de la part des acteurs privés et de la puissance publique, les actions de sécurisation des entreprises restent à ce jour limitées. Ainsi, à titre d’exemple, la crise de l’aluminium en 2018 n’a pas donné lieu à des modi­­fications substantielles de la chaîne d’approvisionnement de la filière, qui reste fortement dépendante du groupe russe Rusal3. Chaque crise semble être perçue a posteriori par les industriels comme excep­­tion­­nelle4, ne nécessitant pas une remise en question de leur stra­­tégie d’approvisionnement.

De fait, de manière cyclique après chaque crise d’approvisionnement, des rapports et recommandations de l’administration sont élaborés sans être suivis de la mise en place d’une véritable politique de sécurisation des approvisionnements stratégiques. Sur le sujet plus spécifique des métaux stratégiques, malgré une dizaine de rapports publiés depuis le début des années 20105, aucune action coordonnée de sécurisation n’a été mise en œuvre, ni par l’État ni par les entreprises6. Par ailleurs, l’enjeu de sécurisation des approvisionnements n’est pas systématiquement pris en compte dans le cadre de projets industriels d’envergure nationale ou européenne. Par exemple, selon plusieurs parties prenantes, le groupe interministériel français en charge du développement de la production de batteries lithium-ion était initialement centré sur les capacités de production de cellules : la chaîne de valeur globale remontant jusqu’aux matières premières et transformées telles que le nickel7 n’a été prise en considération que (trop) tardivement.

Première difficulté : évaluer le risque et choisir son niveau de couverture

Un premier point de difficulté réside dans la définition des événements et scénarios mettant à risque les chaînes industrielles : contre quels évènements devons-nous sécuriser nos approvisionnements ? Nos industriels français auraient-ils pu et dû prévoir dans leur stratégie d’approvisionnement que les États-Unis pourraient leur interdire d’acheter de l’aluminium de leur principal fournisseur (Rusal) pour la seule raison que l’actionnaire de ce four­­nisseur est un puissant oligarque russe ? Les industriels américains étaient eux-mêmes très dépendants de cette source d’approvisionnement. La pro­­ba­­bilité d’occurrence d’évènements géopolitiques de ce type est très difficile voire impossible à évaluer, rendant une approche assurantielle compliquée à mettre en œuvre.

Une autre question demeure : quelles limites doit-on donner au processus de sécurisation ? Devons-nous nous prémunir même contre les risques à très faible probabilité d’occurrence mais engendrant des dégâts très importants, comme la fermeture de nos frontières ? La sécurisation face à une « crise » future interroge notre rapport au risque et notre capacité à prendre en compte les aléas, dont les moins probables ; jusqu’où sommes-nous prêts à sécuriser un approvisionnement pour une crise qui très pro­­ba­­ble­­ment ne se concrétisera pas ? Ces stratégies de sécurisation ne pourront et ne devront pas couvrir tous les risques. Il est nécessaire de faire des choix sur la base d’une analyse coût-bénéfice. Pour les risques que nous n’aurons pas su prévoir ou que nous aurons renoncé à couvrir, l’enjeu principal sera de renforcer la capacité de l’État et des entreprises à gérer ces crises.

Seconde difficulté : anticiper l’évolution des technologies et des marchés

Les marchés et, de façon plus générale, le monde dans lequel nous prenons nos décisions évoluent de manière très rapide. Ainsi, même lorsque la nécessité de sécuriser un approvisionnement ne fait pas de doute à un instant t, de rapides évolutions technologiques peuvent rendre obsolètes des projets de sécurisation. Le cas du cobalt illustre bien ce phénomène. Le boom des véhicules électriques entraîne une demande sans précédent de cobalt dont le cours, très volatil, a atteint des niveaux records en 2018. Or, ce sous-produit de l’extraction du cuivre et du nickel est un maillon vulnérable de la chaîne d’approvisionnement car produit à près de 70 % en République démocratique du Congo, pays instable et aux faibles standards sociaux et environnementaux. Si le cobalt est toujours considéré comme l’un des maillons les plus critiques, le restera-t-il encore pour longtemps ? Elon Musk, le fameux P.-D.G. de Tesla, tweetait en 2018 et à nouveau en 2020 son objectif de produire des batteries lithium-ion sans cobalt. Guidé par les risques « prix » et « disponibilité » du cobalt mais surtout par l’intérêt d’améliorer les capacités de stockage de ses batteries, Tesla réduit déjà aujourd’hui son utilisation de cobalt en adoptant, pour ses véhicules les plus performants, des cathodes NMC (nickel-manganèse-cobalt) enrichies en nickel. La technologie LFP (lithium-fer-phosphate), ne requérant ni nickel ni cobalt, est elle aussi plébiscitée. Malgré sa plus faible densité énergétique, cette cathode est largement utilisée en Chine8 et des constructeurs comme Tesla9semblent déjà y recourir pour leurs véhi­­cules à plus faible autonomie. Renault a lui aussi exprimé son souhait en février 2021 d’utiliser la technologie LFP, pour réduire le coût de ses véhicules, avant d’y renoncer quatre mois plus tard10, lors de la pré­­sen­­tation de sa stratégie d’électrification, au profit de la technologie NMC. Compte tenu de la pluralité des stratégies des constructeurs, faut-il investir financièrement dans la sécurisation des approvisionnements en cobalt ?

Par ailleurs, même lorsque l’objectif de sécurisation n’est pas remis en question, les évolutions rapides des marchés peuvent perturber très for­­te­­ment l’équilibre technico-économique de projets de sécurisation. L’admi­­nis­­tration et l’industrie chimique françaises gardent ainsi en mémoire le cuisant échec de l’usine de recyclage de terres rares de Solvay. En 2011, en pleine crise des terres rares, Solvay avait lancé l’industrialisation à La Rochelle de son procédé innovant de recyclage de terres rares contenues dans les ampoules basse consommation. Malheureusement, cinq ans après, la substitution massive des lampes basse consommation par des LED a contraint Solvay à fermer cette activité dont la rentabilité était déjà dégradée par le retour à la normale des exportations chinoises de terres rares. Pourtant, la France et plus largement l’Europe restent très dépendantes de la Chine, qui extrait 60 % des terres rares dans le monde et contrôle plus de 80 % de leur raffinage11. Les menaces chinoises d’embargo sur les terres rares sont récurrentes depuis quinze ans, faisant de l’industrie européenne une victime collatérale des tensions sino-américaines.

  • 2 – TSMC concentre 50 % de l’étape de fonderie des semi-conducteurs et plus de 80 % pour les semi-conducteurs de dernière génération (finesse de gravure 5 à 10 nm).
  • 3 – Les deux dernières usines d’électrolyse françaises d’aluminium n’ont pas diminué leur dépendance à la production de la raffinerie irlandaise détenue par Rusal. Toutefois, une partie du risque est à présent couverte par une contractualisation sur les marchés financiers et une légère augmentation du niveau de stock.
  • 4 – Dans le cas de la crise de 2018, la concomitance des menaces de sanctions américaines avec la baisse forcée de production d’une usine d’alumine au Brésil a provoqué des tensions sur le marché de l’aluminium au niveau mondial (hausse de 25 % des cours en quelques jours).
  • 5 – Nous pouvons citer entre autres le rapport d’information du Sénat sur la sécurité des approvisionnements stratégiques de la France (mars 2011), le document de travail du Commissariat général à la stratégie et à la prospective sur les approvisionnements en métaux critiques (juillet 2013), l’avis du Conseil économique, social et environnemental sur la dépendance aux métaux stratégiques (janvier 2019), le rapport de mission du Conseil général de l’économie sur l’analyse de la vulnérabilité d’approvisionnement en matières premières des entreprises françaises (mars 2019) et les deux premiers rapports d’étape du plan national de programmation des ressources minérales pour la transition bas carbone publiés par le ministère de la Transition écologique (décembre 2020).
  • 6 – Des instances de dialogue ont été mises en place à travers le Comité des métaux stra­­té­­giques (COMES), créé en 2011 suite à la crise des terres rares, permettant de sensibiliser les entreprises à ces enjeux mais elles n’ont pas permis la mise en œuvre d’actions concrètes de sécurisation.
  • 7 – En 2021, une étude réalisée par Roskill pour le Joint Research Centre estime que le principal risque sur l’approvisionnement en batteries pour les véhicules électriques tient au fait que la plupart des mines de nickel exploitées ne sont pas d’une qualité suffisante pour la production de batteries.
  • 8 – En mai 2021, la production chinoise de batteries lithium-ion LFP excédait celle des batteries lithium-ion NMC.
  • 9 – Tesla dispose d’un contrat d’approvisionnement en batterie LFP avec le leader chinois CATL et serait en discussion avec un autre fournisseur chinois EVE, selon un article Reuters de mai 2021.
  • 10 – En juin 2021, lors de l’annonce du plan d’électrification Renault eWays.
  • 11 – Selon le rapport de l’Agence internationale de l’énergie publié en mai 2021, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions.
Chapitre 2

Définir le périmètre des approvisionnements stratégiques

Élaborer une stratégie de sécurisation des approvisionnements stratégiques suppose de définir en amont ce que cette notion recouvre et à qui il appar­­tient de déterminer ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas.

Pas de position commune au sein de l’État aujourd’hui

Au fil d’une centaine de rencontres effectuées en 2020 et 2021, les inter­­locu­­teurs privés comme publics sont gênés par cette question : « Que considérez-vous comme stratégique ? ». Il est très difficile de s’entendre sur une définition unique de cet adjectif. Celui-ci peut d’ailleurs avoir une connotation assez négative dans le secteur privé. Selon un membre du comité exécutif d’une entreprise française du CAC 40, il est fréquent de qualifier de « stratégique » un projet non rentable mais pour lequel l’entreprise doit continuer à engager des dépenses. C’est aussi un mot fourre-tout, qu’il est tentant au sein de l’administration et du Gouvernement d’utiliser à outrance pour flatter son ego en s’associant à la mythologie des grands stratèges et au rôle central, tant regretté, qu’avait l’État à l’époque du Plan. De manière générale, les acteurs concernés ne sont pas capables de définir précisément ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas.

Par ailleurs, aujourd’hui, qui souhaiterait prendre le risque de ne pas caté­­go­­riser un produit comme stratégique alors que celui-ci pourrait se révéler crucial lors d’une crise future ? En 2020, lors de la première vague de la pandémie de Covid-19, le grand public et les décideurs politiques découvrent avec effroi que l’Union européenne n’est pas la pharmacie du monde et qu’elle dépend d’autres pays. Pourtant l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et l’OCDE enregistrent depuis plusieurs années des tensions d’approvisionnement pour un nombre croissant de médicaments. Alors que des discussions débutent en France et à la Commission européenne sur l’intérêt de stocker certains médicaments dits essentiels, nous découvrons qu’il existe déjà une liste en France : celle des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. Mais, ô surprise, cette liste à la Prévert contient près de 4 000  références, soit près de la moitié du nombre de médicaments distribués en France ! Impossible, alors qu’il y a en moyenne une trentaine d’étapes de fabrication par médicament, d’analyser nos vulnérabilités pour 120 000 maillons. Pour autant, personne ne souhaite élaguer la liste et prendre le risque de ne pas stocker un médicament susceptible d’être en rupture. Lister les produits et services stratégiques relève d’un arbitrage risqué et interroge à nouveau notre rapport aux probabilités et à l’incertain.

De fait, au sein de la sphère publique, il n’existe pas de vision partagée du périmètre couvert par le mot « stratégique ». L’absence de cohérence est totale et de multiples définitions coexistent, renforçant un peu plus les diffi­­cultés à collaborer de certains ministères. Ainsi, sans réaliser une liste exhaustive, les opérateurs d’importance vitale (OIV) sont définis par l’État comme des organisations ayant des activités indispensables à la survie de la
nation ou dangereuses pour la population. Le filtrage des investissements étrangers prévu par la loi PACTE fait appel à des notions d’ordre et de sécurité publique ou de défense nationale mais entend aussi protéger les secteurs d’avenir. Le ministère des Armées, quant à lui, qualifie la base
industrielle et technologique de défense (BITD) d’industrie stratégique « terreau de notre souveraineté ». Enfin l’agence des participations de l’État (APE), dans sa doctrine révisée en 2017, identifie les entreprises stratégiques comme celles du secteur de la défense et du nucléaire, celles participant à des missions de service public ou d’intérêt général pour lesquelles la régulation ne permet pas de préserver les intérêts publics ou celles dont la disparition pourrait entraîner un risque systémique.

Ainsi, lorsque le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, s’émeut, au nom de la souveraineté alimentaire et de la défense du premier employeur de France, de la volonté du canadien Couche-Tard de mettre la main sur le français Carrefour au début de l’année 2021, que penser de son inaction, et plus largement de celle de l’État, lorsque Tesla signe un contrat d’achat d’une partie de la production de la mine et de l’usine de nickel de Goro en Nouvelle-Calédonie ? Ce contrat a été signé en mars 2020 dans le cadre de la cession de l’usine par le brésilien Vale à un consortium comprenant notamment le trader minier suisse Trafigura alors qu’Eramet, minier français, dispose de plusieurs activités minières de nickel en Nouvelle-Calédonie12. Les acteurs français de l’automobile tels que Stellantis et Renault, pourtant en plein virage électrique, et les nouveaux acteurs des batteries lithium-ion tels qu’ACC13, qui s’inquiètent de leurs approvisionnements, ne semblent pas sécuriser leurs besoins en métaux comme le fait Tesla. Aucun accès d’interventionnisme concernant le nickel n’a été perceptible au sein du Gouvernement. S’il est évident que la situation politique en Nouvelle-Calédonie est particulière et que le Gouvernement calédonien cherche à reprendre la main sur l’activité de production de nickel, la filière des batteries lithium-ion n’est-elle donc plus stratégique pour la France et l’Union européenne ? Tesla est-il plus rapide que l’État ou que les acteurs industriels français pour prendre une décision risquée ?

Dans cette cacophonie de produits et d’activités stratégiques, comment ne pas approuver l’adage stipulant que « si tout est stratégique alors rien ne l’est » ? Car c’est bien là que réside le fond du problème : en refusant de trancher sur la signification de ce terme, l’État se prive d’une action coordonnée et percutante sur ce qui est décidé comme étant vraiment stratégique. Les produits et services n’ont pas un caractère stratégique intrinsèque, ce caractère relève d’une décision politique des acteurs publics. L’élaboration d’une définition commune des biens et produits straté­­giques devrait permettre aux administrations et ministères de dépasser les différences et parfois les contradictions qui les entravent. Faire le choix de ce qui est stratégique et de ce qui ne l’est pas à un instant t est essentiel pour prioriser l’action de l’État, coordonner les différents ministères et arrêter de traiter en parallèle de trop nombreux projets. De plus, ce chemi­­ne­­ment collectif permettra de ne plus utiliser le mot « stratégique » comme un mot fourre-tout.

Une première piste de définition

Les différentes définitions existantes, imparfaitement superposables, pos­­sè­­dent un dénominateur commun : celui de faire appel aux concepts de fonctions vitales et de souveraineté économique. C’est notamment le cas des définitions données par la Commission européenne dans sa stratégie indus­trielle de 202014 et par le Haut-Commissariat au Plan15.

Les produits et services qui sont des fonctions vitales pour les citoyens, telles que l’alimentation, la santé ou l’approvisionnement en pétrole16, touchent directement au quotidien des citoyens d’un pays et à sa pérennité, au sens où toute rupture entraîne une perturbation immédiate de la vie de la nation. Le concept de souveraineté relève quant à lui d’une interprétation politique propre à chaque pays car il découle du projet politique commun dudit pays ou de la communauté de pays. Il peut s’agir de produits ou services constituant des technologies critiques ou d’avenir dans le cadre, par exemple, des transitions digitale et écologique. C’est le cas des semi-conducteurs ou des batteries Li-ion pour les véhicules électriques. Il peut s’agir aussi de produits et services qui irriguent des pans entiers de l’économie, qui sont non substituables (du moins avec les connaissances et technologies actuelles) et qui ont un caractère systémique pour les activités productives. C’est le cas des métaux de base comme l’aluminium utilisé dans les secteurs aéronautique, automobile, de la construction et de l’emballage.

Cette catégorisation fonctionne pour toute organisation. Les entreprises privées doivent donc s’interroger elles aussi, à leur échelle, sur les activités et les intrants qui sont stratégiques pour leur pérennité à court terme (fonctions vitales) et pour leur innovation et leur croissance (souveraineté stratégique).

S’il est aisé de distinguer ces deux champs de réflexion, l’État ne parvient pas aujourd’hui à donner une liste claire de ce qui relève de chacune de ces deux catégories, notamment de la souveraineté économique du pays. Sur la foi de la centaine d’entretiens conduits pour préparer cet ouvrage, il apparaît important que l’État définisse une doctrine précise et unique distinguant ce qui est stratégique de ce qui ne l’est pas, afin de guider son action. Cette doctrine n’a pas vocation à remplacer l’action de chaque entreprise privée, confrontée à des enjeux de sécurisation d’appro­­vision­­nement qu’elle gère majoritairement en autonomie, mais guide l’action de l’État sur les segments stratégiques à l’échelle du pays.

Un dialogue renforcé entre le politique, l’administration et les entreprises permettrait de constituer une première liste, forcément évolutive, de produits et services stratégiques et de fixer des priorités à l’action et aux financements publics. Si la définition des actifs stratégiques relève in fine de choix politiques, ceux-ci devront s’appuyer sur l’expertise et les travaux d’analyse de l’administration, elle-même alimentée par ses échanges avec les entreprises.

Cette doctrine devrait impliquer la décision politique et ce, pour deux raisons. Premièrement, et cela décevra les plus technocrates d’entre nous, il est clair que le caractère stratégique d’un produit ou d’un service ne peut pas être totalement objectivé. Ceci est particulièrement vrai pour le critère de souveraineté économique qui renvoie directement à des choix de sociétés. Le caractère stratégique intègre des critères sociaux, économiques et culturels et doit répondre aux objectifs fixés par les res­­pon­­sables politiques et, à travers eux, aux aspirations de toute la société civile. Bref c’est un choix éminemment politique. Deuxièmement, comme décrit plus haut, il est impossible de prédire avec certitude les futures ruptures d’approvisionnement et les prochaines crises. C’est un choix risqué et prospectif : il faut donc identifier le bon échelon permettant d’assumer cette responsabilité. Le président de la République et les parle­­men­­taires sont typiquement des responsables politiques à même de prendre ce type de décision, de l’inscrire dans la durée et de mener le débat démo­­cratique nécessaire à la définition des secteurs stratégiques français et à leur évolution. Ces décisions seraient alimentées par les analyses de l’administration dont l’expertise est complémentaire de la légitimité démocratique du politique.

Mais l’État n’est pas, ou plus, un acteur opérationnel de l’économie, au sens où il a essentiellement un rôle d’encadrement, de redistribution et de réglementation plutôt que d’activité productive. Comment pourrait-il déterminer seul les produits et services stratégiques alors qu’il n’est pas un acteur industriel ? Si cela paraît évident pour des secteurs relevant de la souveraineté économique tels que l’industrie aéronautique et automobile, cela est aussi vrai pour des secteurs relevant des fonctions vitales, où l’État est réglementairement plus présent.

Prenons l’exemple d’un secteur très encadré par la sphère publique tel que la santé. Si l’État dispose d’une mine de données inutilisées via les auto­­ri­­sations de mise sur le marché des médicaments (intrants, localisation des sites de production, fournisseurs jusqu’au rang des principes actifs chimiques), il ne dispose pas des données de terrain de manière aussi directe qu’un industriel opérant son site de production. Pire, dans les secteurs moins réglementés que la santé – c’est-à-dire à peu près tout le reste de l’économie – il dépend directement du bon vouloir des industriels pour accéder à leurs données. Si l’administration française développe une expertise fine17, l’est-elle au niveau des industriels lorsqu’il s’agit d’anticiper les mutations ? Les entreprises sont les premières à pouvoir percevoir de façon fine les évolutions de leur marché. D’abord parce que c’est vital pour leurs activités : elles doivent constamment s’adapter et trouver des nouveaux leviers de croissance au gré de ces évolutions. Ensuite parce qu’elles disposent d’une expertise industrielle et d’une connaissance du monde des affaires inégalables par la majorité des fonctionnaires qui, pour la plupart, n’ont jamais travaillé au sein d’une telle structure.

Ainsi, les acteurs politiques ne sont compétents que s’ils s’appuient sur les acteurs de l’économie (les entreprises) et sur leurs experts (l’administration).

Il est donc essentiel de renforcer le trilogue entre les entreprises privées, l’administration et le politique. Des propositions pour favoriser ce dia­­logue sont développées dans la suite de cet ouvrage.

  • 12 – Eramet dispose via la Société Le Nickel (SLN), dont elle est actionnaire à 56 %, de
    5 titres miniers en activité en Nouvelle-Calédonie : Thio, Kouaoua, Népoui, Tiébaghi et Poum et d’une usine de traitement du minerai.
  • 13 – Automotive Cell Company (ACC) est une joint-venture entre Stellantis et Saft (Total). L’entreprise ambitionne de produire à horizon 2030 48 GWh de batteries lithium-ion en France et en Allemagne. Dans le cadre d’un Projet important d’intérêt européen commun (IPCEI) sur les batteries, ACC a bénéficié d’1,3 milliard d’euros de subventions des États fran­­çais et allemand.
  • 14 – « Strategic dependencies affect the EU’s core interests. They notably relate to areas as regards security and safety, the health of Europeans as well as the ability to access goods, services and techno­­logies that are key for the green and digital transitions at the core of the EU’s priorities. »
  • 15 – Dans une note datant de décembre 2020, le HCP définit ce qui est stratégique comme ce qui « assure la sécurité ou la continuité de la vie de la Nation en cas de crise brutale » et également comme « ce qui assure la souveraineté de la Nation au regard des objectifs prioritaires qu’elle se fixe » en ajoutant « peut également être pris en considération le poids d’une activité dans l’économie nationale ».
  • 16 – Nous considérons l’approvisionnement en pétrole comme une fonction vitale car nos sociétés actuelles restent extrêmement dépendantes au pétrole en particulier pour la mobilité individuelle. Cela sera, sans doute, amené à évoluer dans les prochaines décennies. Cet exemple montre bien que la définition du périmètre des approvisionnements stratégiques est un exercice dynamique.
  • 17 – Pour cet exemple, la Direction générale des entreprises ou l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
Chapitre 3

Analyser les vulnérabilités des chaînes de valeur

La définition du périmètre des approvisionnements stratégiques doit néces­­sairement être couplée à une analyse fine des risques de rupture d’approvisionnement sur les différentes chaînes de valeur. Un travail qui exige la coopération entre État et industriels.

Ne pas se tromper de cible

Trois exemples récents montrent l’importance d’analyser les chaînes de production, de la matière première au produit fini, pour bien identifier les vulnérabilités.

La crise des terres rares de 2011 a conduit le Japon mais aussi l’Union euro­­péenne et les États-Unis à prendre conscience de leur dépendance vis-à-vis de la Chine18. Les États-Unis cherchent depuis à relancer leur production nationale de terres rares. La dernière mine de terres rares aux États-Unis, Mountain Pass, fermée en 2003 par manque de rentabilité économique, a été relancée en 2017 avec le soutien du ministère amé­­ricain de la Défense. Cependant, les États-Unis sont encore contraints d’envoyer les minerais en Chine pour l’étape de raffinage car ils ne disposent plus de capacités de transformation de ces minerais sur leur territoire19. Cet exemple montre bien que la dépendance ne se situe pas forcément au niveau de la matière première.

Par ailleurs, l’analyse de ruptures d’approvisionnement, notamment en médi­­ca­­ments, montre que la relocalisation n’est pas en soi un gage de sécurisation. En 2018, à cause de rejets toxiques, l’usine française de Mourenx de Sanofi a été mise à l’arrêt pendant près de 6 mois. Or, cette usine couvrait plus de 70 % de la production mondiale de valproate de sodium, le principe actif d’un traitement majeur contre les épilepsies. Cela a causé de nombreuses tensions d’approvisionnement en Europe, entraînant notamment la mise en place de mesures de contingentement de la distribution en France. Dans cet exemple, le risque de rupture n’était pas dû à la localisation du site de production mais à la concentration des acteurs de l’industrie pharmaceutique.

Enfin, l’affaire Rusal en 2018 a montré que la diversification des fournis­­seurs directs peut se révéler fictive dans la mesure où ces fournisseurs peuvent dépendre du même producteur en amont. Les industriels auto­­mobiles et aéronautiques s’approvisionnaient en aluminium auprès du groupe russe Rusal mais aussi d’alumineries et fonderies françaises, donnant ainsi l’impression d’une certaine sécurité d’approvisionnement. Or, ces alumineries importaient leur alumine de l’usine Aughinish détenue à 100 % par le groupe Rusal. Une décision de l’OFAC au prin­­temps 2018 visant notamment l’oligarque russe Oleg Deripaska, actionnaire majoritaire de la société Rusal, a ainsi menacé la quasi-totalité des appro­­visionnements français en aluminium. Il est donc nécessaire pour les industriels de connaître leur chaîne de valeur au-delà de leur fournisseur de rang 1, ce que peu d’entreprises semblent pourtant faire.

Une organisation industrielle mondiale présentant des fragilités

Les systèmes de production actuels sont structurés en chaînes de valeur mondiales. Une chaîne de valeur désigne l’ensemble des activités pro­­duc­­tives réalisées par les entreprises en différents lieux géographiques au niveau mondial pour amener un produit ou un service du stade de la conception au stade de la production et de la livraison au consommateur final.

La littérature économique a mis en évidence une fragmentation de ces chaînes de valeur depuis le milieu des années 1990 : le commerce mondial porte de plus en plus sur l’échange de biens intermédiaires et non plus seulement de biens finis (Gerschel, Martinez et Méjean, 2020)20. La spécialisation internationale ne repose plus sur l’équilibre global des avantages comparatifs des pays dans la production des biens finaux, mais sur les avantages comparatifs de ces pays sur des tâches qu’ils accomplissent à un stade donné de la chaîne de valeur. L’économiste Isabelle Méjean explique21 ainsi que cette fragmentation a conduit à une très forte concen­­tration des étapes de production dans un petit nombre d’entreprises et souvent de pays, sous l’effet de la spécialisation des entreprises et des économies d’échelle. Cela entraîne des gains considérables de coûts de production, mais également une fragilité accrue de nos systèmes de pro­­duction face à des chocs idiosyncrasiques (c’est-à-dire spécifiques à une entreprise, par opposition à un risque systémique).

Une nécessaire coordination entre l’État et les industriels

Toute stratégie de sécurisation doit donc s’appuyer sur une analyse de la chaîne de valeur afin de déterminer le ou les maillons les plus critiques et les moyens de sécurisation les plus pertinents. Or, aujourd’hui, cette vision fait défaut au sein de l’Administration du fait de la séparation des périmètres des ministères entre ce qui touche aux sujets matières pre­­mières (ministère de la Transition écologique) et les sujets de production indus­­trielle (ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance). Cette approche commence certes à s’imposer, comme le montrent les deux premiers rapports d’étape de 2020 du plan de programmation des ressources minérales pour la transition énergétique et les récents travaux de la Commission européenne sur les approvisionnements stratégiques. Toutefois, cette démarche se heurte encore à un manque de connaissance des chaînes d’approvisionnement des entreprises, pointé depuis plusieurs années par de nombreux rapports.

Il faut dire que, pendant longtemps, les industriels eux-mêmes se sont contentés de reporter l’effort de sécurisation sur leurs fournisseurs de rang 1. Les enjeux RSE, notamment sur les conditions d’extraction de certains métaux, ont amené certains industriels à remonter leur chaîne d’appro­­vision­­nement. Comme nous l’expliquerons plus précisément par la suite, cette connaissance peut aussi être un gage de compétitivité des industriels, assurant sécurisation et approvisionnement à meilleur coût.

Mais aujourd’hui encore, du point de vue de l’État, la méconnaissance des chaînes de valeur empêche la puissance publique d’identifier nos principales vulnérabilités. Comme l’indique la Commission européenne dans la récente mise à jour de sa stratégie industrielle 2020, la crise sani­­taire a mis en évidence le besoin d’avoir une meilleure connaissance et compréhension des vulnérabilités des approvisionnements stratégiques européens. De son côté, le Comité des métaux stratégiques (COMES), réunissant industriels et représentants de l’administration et mis en place à la suite de la crise des terres rares en 2011, a certes permis de lancer les discussions sur l’identification des vulnérabilités des approvisionnements en ressources minérales non énergétiques mais il ne permet toujours pas d’avoir une vision précise des chaînes de valeur.

Comme l’expliquent les interlocuteurs de la direction générale du Trésor ainsi que des économistes comme Isabelle Méjean, les bases de données actuelles ne permettent pas d’isoler les flux de réexportation et donc de détecter les vulnérabilités indirectes à travers les fournisseurs de rang 2 ou plus : par exemple si la France importe un bien en provenance d’Allemagne, ces données ne permettent pas de distinguer s’il s’agit d’un même bien en provenance de Chine, importé en Allemagne et réexporté vers la France, ou simplement d’un bien produit en Allemagne et exporté vers la France22. Il est donc fort possible que les analyses actuelles sous-estiment la dépendance de la France et de l’Union européenne à certains pays si les produits ont transité par un pays tiers. Par ailleurs, la concentration des acteurs (qui peuvent être transnationaux), source de vulnérabilité importante, n’est pas prise en compte. Une grande partie des chaînes de valeur des pays de l’Union européenne étant localisée au sein du continent européen (Bonneau et Nakaa, 2020)23, une première analyse des dépendances et fragilités de ces chaînes au niveau européen permettrait déjà d’identifier la majorité des vulnérabilités de nos approvisionnements.

Si l’analyse des données doit donc être développée, elle ne sera pas un outil permettant de déceler seul l’ensemble des vulnérabilités et maillons cri­­tiques d’une chaîne. Elle devra être complétée par une analyse industrielle.

Évaluer les vulnérabilités de chaque maillon de la chaîne

La criticité des approvisionnements dépend de deux paramètres : leur caractère stratégique et les vulnérabilités propres (ou risque de rupture) des différents maillons concernés. Issue d’un exercice commun avec un groupe de quinze élèves de l’ENA en mars 202124, et s’appuyant sur plusieurs études de cas, la grille d’analyse ci-après (figure 3.1) comporte les principaux facteurs de vulnérabilité des chaînes de valeur. Elle distingue d’abord les facteurs macroéconomiques caractérisant le marché, comme le taux de dépendance aux importations, la concentration géo­­graphique des importations ou l’existence de pratiques nationales anti­­con­­cur­­ren­­tielles. Elle isole ensuite les facteurs microéconomiques
caractérisant l’environnement concurrentiel et les entreprises : concentration du nombre d’entreprises, fiabilité industrielle (dépendant notamment de la maîtrise du processus industriel par les acteurs) ou risques environ­­ne­­men­­taux et sociaux de l’activité industrielle. Elle repère enfin les facteurs technico-économiques liés aux caractéristiques des alternatives au circuit de produc­­tion actuel : la recyclabilité, la substituabilité, la stockabilité ou le temps de développement de nouvelles capacités de production.

L’évaluation du niveau de vulnérabilité peut s’appuyer sur des critères quantitatifs, tels que le taux de dépendance aux importations ou la concen­­tration de l’offre avec l’indice de Herfindahl-Hirschman, ou sur une analyse qualitative, par exemple pour les risques environnementaux et sociaux liés à l’activité productive. Ce type d’analyse permettrait à l’État de prioriser les actions de sécurisation en s’appuyant sur une grille d’analyse unique. Les entreprises pourraient, elles aussi, mobiliser ce type d’outil afin d’élaborer leur stratégie de sécurisation des approvisionnements.

Les acteurs publics et privés disposent ensuite d’un panel d’actions de sécuri­­sation qu’il conviendra d’explorer. Les actions de sécurisation peuvent prendre différentes formes, selon l’objectif visé ainsi que les spécificités des vulnérabilités, telles que le soutien à la création de nouveaux acteurs via les Projets d’importance d’intérêt européen commun, l’appui à l’implantation de champions étrangers sur le territoire européen, la mise en place d’accords commerciaux, l’intégration de critères de sécurisation dans la commande publique ou la constitution de stocks stratégiques.

À titre d’exemple, cette méthode est ici appliquée à la filière aluminium européenne. Nous identifions notamment qu’un soutien à la filière recy­­clage de l’aluminium serait particulièrement avisé pour pallier la forte concentration des acteurs en amont (bauxite et alumine) et ainsi réduire notre dépendance sur ces deux maillons les plus exposés – les risques environnementaux liés à la production d’alumine ne permettant pas actuel­­lement d’envisager une augmentation des capacités en Europe. Dans un contexte de croissance des besoins en aluminium, le recyclage ne pourra cependant pas couvrir l’intégralité des besoins. Une attention toute particulière doit donc être portée à l’évolution des maillons « bauxite » et « alumine » afin d’envisager un éventuel soutien à la diversification des approvisionnements.

La connaissance parfaite des chaînes est naturellement utopique mais il reste nécessaire, avant toute décision de sécurisation, d’explorer ces différents axes d’analyse, même si certaines zones d’incertitude persistent.

Figure 3.1 – Matrice d’analyse des vulnérabilités appliquée à la chaîne de valeur de l’aluminium

  • 18 – Bien que ne disposant que de 40 % des réserves mondiales connues, la Chine concentre plus de 80 % de la production mondiale de terres rares.
  • 19 – Jusqu’au milieu des années 1980, le marché mondial des terres rares (extraction et raffinage) était dominé par les États-Unis qui se sont progressivement détournés de ces activités en raison notamment de l’impact environnemental de cette industrie.
  • 20 – La part de biens intermédiaires dans le commerce mondial a fortement augmenté depuis le début des années 1990, représentant aujourd’hui deux tiers du volume global des échanges.
  • 21 – Dans un entretien paru dans Le Grand Continent en juillet 2020.
  • 22 – Les tableaux entrées-sorties internationaux permettent quant à eux de mesurer l’exposition totale (pas seulement de rang 1) mais ne sont pas suffisamment désagrégés (56 catégories).
  • 23 – La production industrielle de la France inclut directement près de 40 % d’intrants étrangers, dont plus de la moitié provient de pays européens. Ce phénomène est commun à l’ensemble des pays européens.
  • 24 – Cet exercice commun ENA – Corps des mines a donné lieu à la rédaction d’un rapport en mars 2021 remis à la Direction générale des entreprises. Il est à noter que ce rapport ne relève pas d’une mission officielle de l’administration et s’inscrit dans la scolarité des élèves du corps des mines et de l’ENA.

 

Partie II – Quels rôles respectifs de l’État et des entreprises ?

Face aux enjeux de sécurisation des chaînes de valeurs, deux tentations opposées se font jour.

Les nostalgiques du Plan et les admirateurs de la puissance du régime autoritaire chinois vantent les mérites d’un interventionnisme sans limite, donnant l’illusion de reprendre le contrôle sur un monde qui nous échappe. Cette tentative de maîtrise de l’économie a déjà été mise en œuvre en France, suite au premier choc pétrolier, lors de la création en 1975 du Stock national de matières premières minérales puis en 1980 de la Caisse française des matières premières (CFMP). Des stocks physiques de métaux et minerais, dont des métaux de base comme le cuivre, étaient directement détenus par l’État pour une valeur maximale atteinte en 1983 de 460 millions d’euros. Ils furent liquidés progressivement jusqu’à la dissolution de la CFMP en 1997, et n’ont à notre connaissance jamais servi. Véritable échec financier, ce stock fut constitué au moment où les cours étaient très élevés puis cédé au moment où les prix étaient faibles. Sa lourdeur administrative et son incapacité à suivre les évolutions technologiques ont, notamment, eu raison de la CFMP. Les plus libéraux optent quant à eux pour le laisser-faire. Ils vouent une confiance absolue aux marchés pour assurer les approvisionnements. Hors de question, pour ces adeptes de Capitalisme et liberté de Milton Friedman, de mettre en place une action coordonnée, publique ou privée, de sécurisation des intrants stratégiques pour l’industrie ! Rien ne peut rivaliser avec l’efficience du marché : chacun son métier et la productivité n’en sera que meilleure.

Essayons de dépasser ces deux postures idéologiques et d’imaginer une voie médiane, conçue comme la jonction pragmatique de l’autonomie stratégique et du libre-échange.

Chapitre 4

Entreprises privées : le retour d’une intégration verticale ?

Les tensions accrues sur les chaînes d’approvisionnement mettent à risque les acteurs privés dans un espace de compétition exacerbée. Outre les enjeux de gouvernance et de compliance sur l’ensemble des maillons de la chaîne, d’analyse des risques, ou encore de manœuvre d’ingérence sur les cours des matières premières, ces risques structurels accrus pour les entreprises peuvent conduire à penser qu’ils étaient mieux gérés lorsque les supply chains étaient plus simples et intégrées au sein de grands conglomérats. Pourtant, d’après les échanges avec de nombreux industriels, il paraît peu probable que les entreprises mettent fin aux processus d’externalisation qu’elles s’emploient à développer depuis les années 1990, dans une logique de spécialisation, d’optimisation des coûts et d’efficacité opérationnelle. Elles ne se transformeront pas, à rebours de la transition tout juste effectuée, en des conglomérats contrôlant l’intégralité de leurs chaînes de valeur, comme ce fut le cas avec Pechiney25 par exemple.

Les entreprises ne s’abandonneront pas pour autant à une pure logique de laisser-faire. Auparavant, l’intégration d’une nouvelle activité par une entreprise était guidée par l’avantage comparatif que cela lui procurait. Dit simplement : « Est-ce que je vais mieux produire que mon fournisseur, en termes de qualité et de coûts ? ». Sans disparaître, la prévalence de ces avantages comparatifs sera très probablement complétée, voire surpassée, par la notion de criticité. Sans forcément s’attaquer aux grandes commodités, les acteurs privés prendront la décision de prendre position sur une activité en amont de leur chaîne de valeur si ce maillon présente un risque de rupture significatif, qu’il soit de nature géopolitique, monopolistique ou encore environnemental et social. Cela ne passera pas forcément par une intégration verticale et pourra se limiter, par exemple, à des partenariats tels que des contrats d’achat à long terme, qui peuvent protéger du risque « prix » mais pas forcément du risque « disponibilité ». Cependant, cela traduira de la part des industriels une capacité d’analyse fine des chaînes de valeur afin d’identifier les vulnérabilités les plus critiques.

Le véhicule électrique, une pile au réveil interventionniste

Certains acteurs l’ont déjà bien compris et en tirent un franc succès, même si c’est loin d’être le cas de la majorité d’entre eux. L’hétérogénéité des positions est notamment très frappante dans le secteur des véhicules électriques. Tesla se rêve en conglomérat surpuissant et investit de la mine au produit fini, grâce à une excellente connaissance de sa chaîne de valeur et à un rapport de force plus que favorable pour ce géant capitalistique. L’approche de Renault-Nissan-Mitsubishi est longtemps restée à l’opposé de celle de Tesla. Ce mastodonte international, pourtant précurseur avec la ZOE, est apparu frileux de prime abord à l’idée de ne faire autre chose que de l’assemblage de voitures, le reste « n’étant pas son métier ». Le groupe a ensuite changé de braquet. Le constructeur a investi en mars 2021 dans le recyclage des batteries Li-ion26 et, fin juin 2021, Renault a pris le parti de sécuriser de façon plus interventionniste la production de cellules de batteries : d’une part en accueillant et en cofinançant sur son site historique de Douai l’arrivée du producteur de batteries chinois Envision27 et d’autre part en investissant comme actionnaire et futur client dans la start-up française Verkor28. Des acteurs allemands adoptent des positions intermédiaires et interventionnistes sur l’amont : BMW a signé en juillet 2020 un contrat sur 5 ans couvrant un cinquième de ses besoins en cobalt avec le mineur marocain Managem, afin de se protéger des risques réputationnels, sociaux et géopolitiques de la République démocratique du Congo29. BMW dispose également d’un minimum de deux sources de lithium via des contrats signés en 2019 avec un site minier australien et en 2021 avec le producteur Livent en Argentine. Volkswagen se rapproche de Tesla et a dévoilé, lors de son Power Day en mars 2021, la volonté de produire des cellules selon un design unique lui permettant d’atteindre un volume compétitif. Cette production sera a priori réalisée avec ses partenaires tels que Northvolt, acteur norvégien détenu à 20 % par Volkswagen.

Outre une meilleure résilience de leur chaîne d’approvisionnement – mot à la mode signifiant une meilleure résistance à des chocs exogènes – une approche plus interventionniste en amont semble donc être un gage de compétitivité des grands industriels. C’est notamment grâce à leur connaissance accrue de la chaîne de valeur et de l’écosystème de chaque maillon de leur chaîne que Tesla et Apple ont réussi à innover, respectivement en lançant leur propre batterie aux spécifications uniques30 et en concevant leur propre microprocesseur31. Plus encore, grâce à leur pouvoir de négociation, ces grands donneurs d’ordre peuvent conclure des contrats entre deux de leurs fournisseurs dans une logique d’achat-revente et s’assurer à la fois de la traçabilité et de la disponibilité de la matière mais aussi potentiellement d’un meilleur prix. Une meilleure connaissance de sa chaîne de valeur signifie alors un meilleur contrôle des coûts tout au long de celle-ci. C’est ce que Tesla semble avoir fait en négociant directement les métaux de la batterie tel que le cobalt avec Glencore.

Certains industriels français adoptent également une approche très inter­­ven­­tion­­niste de maîtrise des chaînes de valeur. C’est le cas de STMicroelectronics – acteur franco-italien historique des semi-conducteurs – pour la sécurisation de ses approvisionnements en substrat de carbure de silicium, matériau semi-conducteur permettant d’augmenter in fine l’autonomie des véhicules électriques32. Identifiant un risque de forte tension sur ce marché émergent, STMicroelectronics a noué des partenariats stratégiques avec les deux principaux fabricants mondiaux : l’américain Cree et le japonais Rohm en signant notamment des contrats d’achat long terme. Par ailleurs, anticipant des risques de limitation des exportations par les États-Unis et le Japon, STMicroelectronics a choisi d’acquérir en 2019 un fabricant européen de plaquettes en carbure de silicium Norstel AB et a annoncé le lancement en 2022 d’une usine de substrats de carbure de silicium.

Figure 4.1 – Différences stratégiques sur la sécurisation des approvisionnements dans le secteur des véhicules électriques
(non exhaustif de l’ensemble des acteurs)

Des stratégies individuelles limitées face aux risques

Ces différents exemples illustrent non seulement la prise en compte par certains industriels des enjeux de sécurité d’approvisionnement mais surtout le fait que cela constitue pour eux un véritable avantage compé­­ti­­tif. Cependant, l’État aura également un rôle à jouer afin de pallier les fragilités accrues (Belaich, 2020) de l’économie structurée autour de chaînes de valeur mondiales et les tensions géopolitiques. Toutes les entreprises n’ont pas les capacités d’analyse et le pouvoir de négociation d’acteurs puissants comme Tesla ou Apple pour identifier leurs vulné­­ra­­bilités et imposer à leurs fournisseurs des mécanismes de sécuri­­sation des approvisionnements, ni la même appréhension de l’intérêt stratégique de sécuriser certains approvisionnements. Le soutien de l’État, ne serait-ce que pour l’identification des principales vulnérabilités, serait donc nécessaire pour renforcer la résilience de notre économie. Par ailleurs, les tensions géopolitiques peuvent représenter des risques de rupture tels qu’ils ne peuvent pas être maîtrisés individuellement par les entreprises. Lors de l’affaire Rusal en 2018, tous les acteurs de la filière rencontrés ont souligné le rôle décisif du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance dans l’abandon par les États-Unis des sanctions contre l’oligarque russe détenant Rusal.

  • 25 – Pechiney était un groupe industriel français actif jusqu’en 2003 dans les domaines de l’aluminium, de l’électrométallurgie, de l’emballage, de la chimie et du combustible nucléaire. Pechiney contrôlait l’intégralité de la chaîne de valeur de la mine de bauxite aux produits semi-finis. Une grande partie des activités industrielles de l’aluminium qui subsistent aujourd’hui en France, dont les deux dernières alumineries françaises et les usines de Constellium, appartenaient au groupe.
  • 26 – Le 18 mars 2021, Solvay, Veolia et Renault annoncent s’allier dans le recyclage des batteries des véhicules électriques.
  • 27 – Lors du sommet Choose France de juin 2021, Renault a annoncé un investissement d’1,5 milliard d’euros pour l’implantation de la filiale AESC d’Envision à Douai. Nissan possède 20 % d’AESC, entreprise partiellement vendue en 2018 à Envision.
  • 28 – Verkor est une start-up grenobloise spécialisée dans la production de batteries lithium-ion, issue de l’EIT InnoEnergy européen et créée en 2020. Elle ambitionne de produire 50 GWh en France d’ici 2030 et a réalisé fin juin 2021 une levée de fonds de 100 millions d’euros. Renault détiendrait suite à cette levée environ 20 % du capital.
  • 29 – L’accord de 100 millions d’euros couvre la période 2020-2025 et prévoit un achat direct de cobalt par BMW auprès de Managem et suit l’annonce de la signature d’un même contrat entre Tesla et Glencore.
  • 30 – Le lancement lors du Tesla Battery Day en septembre 2020 d’une nouvelle cellule de batterie conçue et fabriquée par Tesla lui permet de devenir producteur de batteries, et non plus seulement constructeur de véhicules électriques. Tesla améliore ainsi sa capacité à gérer la supply chain attenante dans un contexte où tous les constructeurs automobiles effectuent un virage vers l’électrique et où la compétition sur les ressources est très forte. De plus, riche de son expertise et de son expérience glanée – a priori en partie – auprès de ses fournisseurs, Tesla a conçu une cellule de batterie aux spécifications uniques (tabless design, volume supérieur de la cellule, composition riche en nickel et en silicium, etc.) qui devraient lui permettre d’améliorer à la fois les performances techniques de ses véhicules mais aussi ses coûts et sa marge.
  • 31 – Après avoir internalisé la conception des microprocesseurs de son iPhone en 2010, Apple a décidé en 2020 de concevoir ses propres microprocesseurs pour ordinateurs, mettant fin à quinze ans de relation commerciale avec Intel. Cette décision lui permet non seulement de réduire sa dépendance à un composant critique mais aussi d’offrir à ses clients une architecture commune à toutes les lignes de produits (téléphones, tablettes et ordinateurs). L’étape de fonderie de la production de ces processeurs sera assurée par l’acteur taiwanais TSMC.
  • 32 – Les semi-conducteurs SiC permettent de réduire les pertes et d’opérer à haute tension ce qui est très favorable aux applications de gestion des batteries dans les véhicules électriques.
Chapitre 5

Quel rôle pour l’État ?

Comme démontré précédemment, la problématique de la sécurisation des approvisionnements stratégiques n’est pas circonscrite aux matières premières mais s’inscrit dans une réflexion sur l’ensemble des chaînes de valeur. Ainsi, elle relève des politiques industrielles et pose la question du rôle de l’État dans l’économie.

L’État est-il encore capable de mener des politiques industrielles ?

Depuis le début des années 1990, dans le cadre des politiques de libéra­­li­­sa­­tion encouragées tant par les théories dominantes en économie que par les instances intergouvernementales, le rôle de l’État dans l’industrie et plus largement dans les activités productives a fortement diminué. Sans y attacher ici de connotation négative, la privatisation des entreprises publiques a conduit au désengagement progressif de l’État dans la conduite des activités économiques. Au terme de cette étude, nous observons une cer­­taine déconnexion de l’État avec les industriels et, pour des raisons esquissées plus haut, sa difficulté à élaborer et mettre en œuvre une politique industrielle.

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. D’abord, et pour les mêmes raisons que celles qui l’empêchent de définir seul ce qui est stratégique de ce qui ne l’est pas (voir chapitre 1), l’État est extrêmement dépendant des données que les industriels veulent bien lui partager. À ce sujet, il est clair que le niveau de transparence et de coopération des industriels a varié proportionnellement au montant d’aides d’État à la clé qui, jusqu’au Plan de relance de 2020, était très faible.

Par ailleurs, comme beaucoup de grandes organisations, l’action de l’État souffre d’une fragmentation en silos des compétences et des intérêts. Or, sur les enjeux de la sécurisation des approvisionnements straté­­giques, le manque de coordination sur le fond ne permet pas de dépasser les différences connues entre ministères : les industriels ont ainsi de multiples interlocuteurs administratifs et politiques. À titre d’exemple, une fédération d’entreprises avait soumis un projet de sécurisation d’un appro­­vi­­sion­­nement critique comportant plusieurs sous-projets. Il a fallu, dans le cadre de nos travaux, près d’un mois et une dizaine d’entretiens avec différents interlocuteurs administratifs et industriels pour reconstituer l’état d’avancement de cette stratégie et ses points de blocage. Les industriels attendaient encore la réponse sur une partie de leur proposition. Il est donc urgent de définir un ownership plus clair des enjeux et des relations partenariales État-entreprise. La mise en place du mode projet au sein de la Direction générale des entreprises semble à ce titre particulièrement pertinente et gagnerait à être étendue à d’autres directions. La création de « chefs de projet » au sein des groupes de travail interministériel apparaît comme un levier favorable à la coopération avec les industriels et à la synthèse des précieuses données récoltées.

En outre, une politique industrielle technologique ambitieuse suppose de prendre des risques. Qui mieux que l’État peut adopter une vue à long terme et assumer les risques associés ? N’a-t-il pas la capacité voire le devoir de penser à plus long terme que les fluctuations des marchés finan­­ciers ? Pourtant, il semble aujourd’hui que l’administration souhaite elle aussi éviter la prise de risque. Ainsi, si les administrations française et européenne décrivent le développement des batteries lithium-ion comme un axe stratégique, elles semblent se refuser à prioriser leur action sur les maillons les plus vulnérables de la chaîne. Par exemple, elles ne se pro­­non­­cent pas sur la question du nickel et indiquent au contraire que ce n’est pas leur rôle de définir vers quoi investir mais bien aux industriels de se positionner. Ont-elles peur de se tromper ? Manquent-elles de compé­­tences en sciences économiques ou industrielles ? Cette frilosité s’explique sans doute en partie par la pression médiatique faisant craindre toute erreur et pouvant conduire à privilégier l’absence de décision par rapport à une action évaluée comme bénéfique mais comportant un risque d’échec.

Enfin, il est étonnant de constater que l’État se prive lui-même de ses leviers d’action restants sur les entreprises. Comme évoqué précédemment, l’agence des participations de l’État a recentré en 2017 sa doctrine d’inves­­tis­­sement autour de trois piliers : les activités de service public, les secteurs mettant en jeu la souveraineté économique du pays (défense et nucléaire) et les activités pouvant représenter un risque systémique, recouvrant ainsi une définition possible du terme « stratégique ». Pourtant, l’État n’utilise pas ce levier pour que les enjeux de sécurisation des approvisionnements soient davantage pris en compte au niveau des instances de gouvernance. En effet, la position actuelle de l’Agence des participations de l’Etat (APE) est de défendre un modèle d’actionnaire de droit commun, afin de ne pas risquer de pénaliser les entreprises par la présence de l’État dans son conseil d’administration. La vision systémique de l’État devrait être mise à profit via l’APE afin de renforcer la résilience des entreprises ou a minima de poser la question des risques d’approvisionnement au plus haut niveau des entreprises.

L’actuel Plan de relance semble confirmer un retour de l’État sur les ques­­tions industrielles et donne lieu à des débats importants autour des concepts, parfois flous, de souveraineté et de résilience économique. Comme évoqué précédemment, la structuration de l’industrie autour de chaînes de valeur mondiales a conduit à des gains de productivité considérables mais égale­­ment à une exposition accrue à des chocs d’offre spécifiques, du fait de la concentration d’acteurs sur certaines étapes de production. Si l’État entend garantir une certaine résilience économique, alors il a nécessairement un rôle à jouer dans le renforcement de la sécurité des approvisionnements les plus stratégiques.

Or, face à cette question, nous constatons au sein des services une oppo­­si­­tion entre une logique d’État « guichet », réceptacle des projets des industriels, et une logique d’État « stratège ». Une politique efficace de sécurisation des approvisionnements stratégiques peut-elle être la somme de projets indus­­triels, auxquels l’État apporte son soutien en jugeant au cas par cas de leur pertinence économique, ou doit-elle résulter d’une politique portant une vision cadre ?

Les limites de l’État stratège

La notion d’État « stratège » a été largement invoquée et théorisée33, recou­­vrant selon les usages et les époques des définitions différentes. Au milieu des années 1990, les réformes de l’État préconisent un recentrage de l’action étatique sur des fonctions de conception et de contrôle, dites essentielles, par opposition aux fonctions opérationnelles de mise en œuvre. Or, comme indiqué précédemment, l’État n’est pas en mesure de mener seul une politique industrielle ni a fortiori de sécuriser les approvisionnements straté­­giques. L’élaboration de grandes priorités stratégiques, quand bien même elle relèverait in fine d’une décision politique, s’appuie sur le dia­­logue complémentaire entre les entreprises, l’administration et le politique. Pour cette raison, il ne semble pas souhaitable de poursuivre la déconnexion entre conception et mise en œuvre, ni de cantonner l’État à l’élaboration de grandes priorités stratégiques.

À l’opposé, la solution à la sécurisation des approvisionnements straté­­giques, et plus largement au développement d’une économie résiliente et performante, n’est pas non plus de faire de l’État un acteur planificateur tout-puissant. Le développement économique et industriel impressionnant de certains pays asiatiques amène pourtant certains interlocuteurs à rechercher un modèle d’interventionnisme et de planification étatique. Le politologue Chalmers Johnson a ainsi conceptualisé le rôle central de l’État dans le miracle japonais de la fin du XXe siècle sous la notion d’État « développeur ». L’État japonais, tout en favorisant les mécanismes de marché, est intervenu stratégiquement, voire systématiquement, dans l’économie nationale pour promouvoir le développement économique du pays. Le paradigme d’industrialisation tardive, caractérisé par une inter­­ven­­tion de l’État distordant les prix et gouvernant le marché pour permettre une meilleure intégration au marché mondial, a également été mobilisé pour analyser l’essor de la Corée du Sud et de Taïwan. Même si l’Union européenne s’est éloignée de la frontière technologique dans certaines industries (par exemple dans les semi-conducteurs), ce type de stratégie de rattrapage technologique n’est pas adapté aux conditions socio-politiques de l’Union européenne, qui est déjà intégrée au marché mondial et n’a pas le même niveau de proximité et de contrôle des entreprises privées que dans ces pays asiatiques. Pour sortir de l’opposition frustrante entre planification et laisser-faire, l’observation amène à privilégier une voie médiane, un « en même temps » opérationnel et stratège, dans lequel l’État adopterait un rôle d’architecte.

Un État « architecte » de la sécurisation des approvisionnements stratégiques

Les travaux de l’économiste de l’innovation Mariana Mazzucato ont contri­­bué à déconstruire le mythe d’un acteur privé totalement autonome, innovant à l’écart de toute action menée par d’autres institutions publiques et privées. Elle montre au contraire le rôle majeur et indispensable de l’État, qu’elle qualifie « d’entrepreneur », dans toutes les grandes avancées technologiques contemporaines. L’exemple le plus marquant est celui de l’iPhone dans lequel elle identifie près d’une dizaine de technologies critiques – GPS, écran multi-contact, batterie Li-ion, microprocesseur entre autres – dont le développement a largement reposé sur un soutien massif34 de l’État américain notamment au travers de la DARPA35. Le génie de Steve Jobs et de ses équipes repose sur leur capacité à intégrer ces technologies. Mariana Mazzucato explique l’importance du rôle de l’État dans le développement de ces technologies de rupture par le fait que seul l’État est capable d’assumer des risques aussi long terme, le capital-risque n’intervenant que bien plus tard lorsque les investissements publics ont suffisamment dérisqué le développement de ces nouvelles technologies. En s’inspirant de ces succès de l’État « entrepreneur » en matière d’innovation technologique, ne peut-on pas imaginer un État architecte de la résilience et de la sécurisation des approvisionnements stratégiques ?

Favoriser un trilogue administration-entreprises-politique

Posons ici que l’État peut être architecte du triangle relationnel entre le politique, les entreprises privées et l’administration. Sous l’hypothèse de relations approfondies entre ces trois types d’acteurs, on peut imaginer une politique effective de sécurisation des approvisionnements. Des enceintes de débat public-privé existent déjà en matière de politique industrielle, notamment les comités stratégiques de filières (CSF). Imparfaites si elles se limitent à travailler sur le plus grand dénominateur commun de leurs adhérents, elles sont aussi le lieu privilégié d’une coordination par filière, c’est-à-dire souvent par chaîne de valeur, ce qui est tout à fait pertinent pour une analyse des vulnérabilités d’approvisionnement. La coordination de projets de sécurisation des approvisionnements nécessite un accès à des données industrielles sensibles. L’État architecte doit donc établir des relations bilatérales de confiance avec les entreprises, afin de compléter les informations inégales fournies par les CSF, par exemple via des comités informels. Rétablir cette relation de confiance nécessite un petit nombre d’interlocuteurs pleinement responsables de la bonne conduite des relations État-entreprises, de la compréhension de leur spécificité et à même de centraliser les données recueillies. Ces dernières permettraient notamment à l’administration de compléter les matrices de vulnérabilités des chaînes de valeur stratégiques présentées précédemment (voir chapitre 3). Cette confiance passe aussi par le déblocage et la mise en œuvre des projets de sécurisation les plus aisés afin de « pratiquer » cette collaboration privée-publique sur la sécurisation des approvisionnements stratégiques. Ainsi, les projets de relocalisation de la production de paracétamol évoqués lors de la crise sanitaire méritent d’être salués car, même si la chaîne de valeur de cette molécule – à condition qu’elle soit analysée – n’est pas la plus vulnérable, ils ont permis d’envoyer un signal positif fort à l’écosystème industriel.

Par ailleurs, l’État peut tirer parti de ses prérogatives pour améliorer l’accès aux données nécessaires à une stratégie de sécurisation. Comme évoqué précédemment, les bases de données de douane ne permettent pas actuel­­lement de retracer les chaînes de valeur européennes, limitant la capacité de l’administration à identifier les vulnérabilités des approvision­­nements français et européens. La consolidation des bases de données entre pays européens permettrait de combler en partie cet angle mort et de compléter une analyse industrielle des chaînes de valeur. D’une part, la France serait capable de prendre en compte les flux de réexportation et de connaître ainsi la part des produits importés depuis un État membre provenant en réalité de pays tiers. D’autre part, cela permettrait au sein de l’Union européenne de mesurer la concentration des acteurs à l’origine des flux européens. Ces réflexions sont en cours au sein de la direction générale du Trésor ainsi qu’à la direction générale du commerce de la Commission européenne (DG Trade).

Ces prérogatives régaliennes peuvent être renforcées sur des chaînes de valeur spécifiques. Par exemple, la révision de la directive européenne36 sur les batteries, qui prévoit la mise en place d’un passeport batterie, permettra une meilleure traçabilité de la chaîne de production sur le marché commun.

Enfin, dans le secteur des médicaments, l’État dispose au travers de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) des données de tous les maillons de la chaîne de production des médicaments. Le projet actuel de digitalisation et de cartographie de ces données lui permettra d’identifier les maillons les plus vulnérables (car les plus concentrés) et de mener, en partenariat avec les industriels, des actions de sécurisation par exemple via la diversification. L’État jouerait ainsi le rôle de « contrôleur aérien »37 des vulnérabilités des approvisionnements en médicaments essentiels.

L’État, comme architecte du chantier de sécurisation des chaînes de valeurs stratégiques, réunit les différents acteurs publics et privés autour d’enjeux clairement définis et d’un objectif commun de sécurisation. Cet objectif est clair car les vulnérabilités ont été précisément identifiées à l’aide de la matrice présentée précédemment. Cette matrice doit permettre de choisir les leviers de sécurisation les plus pertinents au cas par cas (voir chapitre 3).

Il est important de souligner que la décision des moyens de sécurisation doit s’appuyer sur une compréhension fine des dynamiques de marché et des facteurs de compétitivité liés aux effets d’échelle. Pour certains segments technologiques, une multiplication des acteurs n’est pas éco­­no­­mi­­quement souhaitable. Sur les générations de pointe des semi-conducteurs, les besoins d’investissement sont tels qu’il ne serait pas raisonnable que chaque puissance économique ait une fonderie de pointe. Cependant, aujourd’hui nous sommes face à un monopole de fait puisque seul TSMC maîtrise la production de masse de semi-conducteurs gravés en 5 nm. Un autre acteur, que TSMC ne serait pas de trop sur le marché
mondial.

Par ailleurs, la durée de l’engagement de l’État sera une dimension clé de toute stratégie de sécurisation. Lorsque l’approvisionnement stratégique relève de la souveraineté économique et non d’une fonction vitale, il est important que la stratégie de sécurisation s’inscrive dans une durée définie avec un objectif clair à atteindre. En effet, un soutien de l’État sans date de fin explicite sur ce type d’approvisionnement ferait courir le risque d’une désincitation des entreprises et donc d’un portage de risques privés par l’État. À l’inverse, pour les approvisionnements relevant de fonctions vitales tels que l’électricité, le pétrole ou les médicaments essentiels, l’engagement de l’État doit s’inscrire dans la durée.

Cette vision positionne l’État comme un acteur à part entière, capable de faire des choix et donc de prendre des risques à long terme, sans le consi­­dérer pour autant comme un acteur tout puissant dominant le marché et pilotant les activités des entreprises privées. D’autant que l’État architecte a pour ainsi dire un « client » : le politique, et à travers lui toute la société civile. Puisque c’est le politique qui arbitre ce qui est straté­­gique et ce qui ne l’est pas, l’Administration lui rend des comptes. Ce rôle de « client » aide à donner une cohérence nouvelle aux initiatives de sécurisation et à combler les vulnérabilités les plus problématiques.

  • 33 – Notamment par Philippe Bezès et Philippe Bance.
  • 34 – Ce soutien se matérialise non seulement par des subventions et des aides à la R&D mais aussi par la commande publique.
  • 35 – La Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) est une agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire.
  • 36 – Dans le cadre de la révision de la directive batterie de 2006, la Commission européenne a soumis en décembre 2020 une nouvelle proposition de règlement sur les batteries afin d’établir un cadre complet couvrant tous les types de batteries et portant sur l’ensemble de leur cycle de vie. Ce règlement impose notamment à partir de 2024 la déclaration de l’empreinte carbone des batteries mises sur le marché de l’Union européenne.
  • 37 – Cette notion de contrôleur aérien nous a été évoquée par Jacques Biot, chargé en 2019 par le Premier ministre d’une mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels.

 

Conclusion

Neuf mois d’enquête permettent de se forger un certain nombre de convic­­tions sur la sécurisation des approvisionnements stratégiques. S’il est indéniable que les transitions énergétiques et digitales vont accroître nos besoins en ressources minérales non énergétiques et que la montée des tensions géopolitiques, couplée à des relents de nationalisme économique, peut faire craindre des tensions croissantes sur les approvisionnements, il est important de garder en tête que ces tensions ne sont pas nouvelles. Une gestion réactive, au fil des crises, n’est pas une solution durable aux enjeux de sécurisation. Seule une méthode stabilisée permettra d’évaluer la criticité de ces approvisionnements et de définir, si nécessaire, des stratégies de sécurisation.

Deux points doivent être soulignés. D’une part, la définition des techno­­lo­­gies et approvisionnements stratégiques est nécessaire et relève in fine d’une décision politique. D’autre part, l’administration, en s’appuyant sur un dialogue renforcé avec les entreprises (par exemple via les CSF mais aussi des discussions bilatérales informelles) doit considérer les chaînes de valeur dans leur totalité afin d’identifier les maillons les plus critiques et de définir les projets de sécurisation. Cela nécessitera une meilleure coordination entre les différents silos administratifs.

Ces stratégies de sécurisation reposeront avant tout sur les entreprises, acteurs de première ligne sur ces enjeux. Les échanges avec les industriels inci­­tent à penser que la criticité des maillons des chaînes de valeurs sera de plus en plus prise en compte dans les décisions stratégiques des entreprises, en complément des analyses de rentabilité et des avantages comparatifs. Plus encore, cela constituera un gage important de compétitivité.

Toutefois, les fragilités accrues d’une économie structurée autour de chaînes de valeur mondiales et traversée par des tensions géopolitiques crois­­santes nécessitent une action de la puissance publique. À n’en pas douter, l’État aura un rôle à jouer dans l’identification et l’analyse des vulnérabilités et la mise en œuvre de stratégies de sécurisation : un État architecte de la résilience économique, s’appuyant sur une coopération renforcée avec les entreprises.

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Numéro d’ISBN : 978-2-35671-744-3

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