Une politique industrielle pour l’Europe

L’Industrie, notre avenir !
Anne Macey revient sur l’intérêt d’une politique industrielle européenne et présente les moyens pour y parvenir.

Point de vue d’Anne Macey – secrétaire générale de Confrontations Europe

L’Europe est « un agrégat inconstitué de peuples désunis ». C’est ce que Mirabeau écrivait de la France à la veille de la révolution de 1789. Le parallèle avec l’Europe est saisissant : les peuples européens peinent à se projeter ensemble pour innover, investir et préparer l’avenir. Dans un contexte de crise et de mondialisation, le marché intérieur demeure fragmenté malgré les efforts, alors que l’échelon européen demeure plus que jamais le levier pertinent d’action pour atteindre une masse critique et humaniser la mondialisation. Pour que l’Europe compte demain, pour qu’elle reste une terre d’emploi et de production, il faudra que les territoires européens en difficulté reconstruisent leur compétitivité; ce qui passera par des solidarités intra-européennes : les Etats les plus puissants, qui ont su préserver leur compétitivité industrielle, devront coinvestir dans les pays en désindustrialisation pour les aider à regagner en compétitivité. Sans quoi non seulement l’Europe de nos enfants est menacée de ne plus compter vraiment sur la carte du monde, mais l’union européenne pourrait s’écrouler.    

Quelle est la situation de l’industrie en Europe? Certains voient dans les excédents commerciaux de l’Union et dans le déclin mondial de la part de l’industrie dans la production une raison de ne pas s’inquiéter. C’est une vision à bien courte vue. Depuis le début de la crise en 2008, nous avons perdu 3 millions d’emplois industriels en Europe, soit plus de 11% de l’emploi manufacturé. La production industrielle a plongé et demeure toujours 10% en-deçà de son niveau d’avant-crise. Les restructurations s’enchainent.

Les raisons de ce recul sont à chercher d’abord dans la carence d’investissement humain, social, productif, écologique. Le problème réside dans la capacité à investir pour préparer l’avenir, dans notre difficulté à réinventer notre modèle de développement économique, social, environnemental dans un monde ouvert en profonde mutation.

Certains nous diront : ces tendances à la désindustrialisation sont inéluctables. Les services remplacent l’industrie qui elle-même a remplacé l’agriculture. C’est là une idéologie destructrice qui a déjà fait beaucoup de ravages parce qu’elle participe du laissez faire. La force de notre industrie agroalimentaire n’aurait pu se déployer si nous avions laissé tomber l’agriculture. Si les services ont vocation à se déployer, ils ne se créent pas dans le vide mais sur un socle industriel solide.

Il est vrai que les exportations extra-UE (vers des pays n’appartenant pas à l’Union européenne, par opposition aux échanges intra-UE, entre pays de l’Union européenne) ont été le principal moteur de croissance de l’UE depuis le début de la récession. Les perspectives de croissance se trouvent essentiellement dans d’autres régions du monde. L’Europe est ainsi devenue moins attractive pour les flux d’investissements directs à l’étranger, passés de 30% en 2008 à 16,8% en 2012.

Surtout, seuls quelques Etats-Membres réalisent l’essentiel du large excédent industriel de l’UE.

Si les pays européens pris ensemble peuvent afficher des excédents commerciaux importants, c’est en réalité le fait de quelques uns, aux premiers rangs desquels l’Allemagne. D’autres se désindustrialisent à toute allure, comme la France.

La responsabilité première en incombe aux Etats-Membres, et non à l’Union européenne: certains Etats, grâce aux réformes qu’ils ont menées dans la douleur parfois pendant une décennie, tirent leur épingle du jeu dans la mondialisation. Il n’y a donc pas de fatalité à une spirale de désindustrialisation, mais des réformes de structures sont incontournables au niveau national. Une politique menée au niveau européen ne pourra pas tout et n’a pas vocation à se substituer à une carence de réforme dans certains Etats de l’Union.

Pire, du fait des effets d’agglomération caractéristiques de l’économie contemporaine, un phénomène de polarisation industrielle autour de pays qui ont su préserver et redévelopper leur industrie d’un côté, de désindustrialisation de l’autre exercent de redoutables forces centripètes qui menacent l’intégrité de l’Union et minent sa compétitivité globale.

Face à ce constat de recul industriel, il y a au moins trois raisons de développer une politique industrielle européenne : préserver l’emploi et la production en Europe, créer un camp de base pour nos entreprises dans la mondialisation, remédier aux divergences de compétitivité industrielle entre Européens.

L’Europe doit se réaffirmer comme une terre d’emploi et de production: les biens représentent 80% de nos exportations et de l’innovation. Plutôt que d’opposer services à industrie, il s’agit de penser le couple industrie-services, « l’InduService », terme cher à Confrontations Europe, les deux étant de plus en plus complémentaires et interdépendants. C’est au sein de ce couple que résident nos excédents commerciaux: +354mds€ pour les produits manufacturés en 2013 et +162mds€ pour les services dans l’UE.

L’Europe doit devenir un camp de base dans la mondialisation. Non pas au sens « protectionnisme », mais au sens « exploiter le potentiel de notre marché intérieur et ses 500 millions  de consommateurs  pour que se développent des champions globaux et que les centres de décison restent en Europe. De même, les PME, pour affronter la concurrence sur les marchés globaux, doivent pouvoir s’appuyer sur un marché domestique efficace. C’est le cas aux Etats-Unis et en Chine. Pourquoi est-ce que l’Europe serait le seul à ne pas permettre à ses entreprises de s’appuyer sur un marché intérieur intégré pour acquérir une taille critique? L’Europe est un continent, nous ne pouvons plus rester divisés en îlots séparés face à des Etats-continents qui se battent sans merci dans la compétition mondiale.

Nous ne pourrons pas maintenir l’intégrité de l’Union européenne si chaque pays, chaque région, ne reconstitue pas la compétitivité de son InduService lui permettant de rétablir ses comptes extérieurs. Ceci ne pourra être réalisé sans coopération entre Etats-Membres, acteurs et territoires, en solidarité. Car les forces à l’oeuvre tendent à amplifier les divergences de croissance et de compétitivité industrielle en Europe. Polarisation et désindustrialisation menacent l’intégrité de l’Union et minent sa compétitivité globale. La concurrence est souvent frontale entre industries des différents Etats-Membres, voire entre Etats-Membres. Il faudra gérer en commun cette hétérogénéité industrielle. Le bon niveau d’action en matière industrielle, c’est l’Europe.

Il est donc urgent de réinventer une stratégie de compétitivité industrielle européenne. Il y a 60 ans, l’Europe est née d’une telle ambition industrielle avec la CECA en 1950.

Européenne est entendue ici comme à l’échelle de l’Europe. Européenne ne veut pas dire imposé du haut par la Commission européenne et pour tout le monde pareil. C’est d’abord une question de compétences respectives: la politique de la concurrence et la politique commerciale sont des domaines de compétence exclusive de la Commission européenne, alors qu’en matière de politique industrielle, rien quasiment n’est décidé par la Commission européennne sans que les Etats-Membres ne soient d’accord. La Commission propose. Ce sont les Etats-Membres qui sont responsables au premier chef des politiques européennes -ou de leurs lacunes- même quand ils en rejettent la responsabilité sur « Bruxelles ».

En l’état actuel du fonctionnement de l’Union, une politique industrielle européenne veut donc dire une politique industrielle conclue entre Etats-Membres, résultat d’un deal entre Etats-membres de l’Union. Pour l’heure, ils se sont mis d’accord sur une politique industrielle3 a minima qui peine à être mise en oeuvre. Certains diront qu’elle constitue la meilleure politique industrielle que la Commission européenne puisse obtenir pour l’heure. Il reste qu’elle n’est pas à la hauteur de ce dont nous aurions besoin.

Quel serait alors ce deal souhaitable? Un deal entre Etats-Membres qui permette de mettre en cohérence les spécialisations des pays européens et qui cherche à faire prévaloir la complémentarité sur la rivalité4. Nos économies son trop interdépendantes pour avoir intérêt à jouer les unes contre les autres! Il est urgent de mettre en place des stratégies coopératives.

Il reste que c’est avant tout dans les secteurs industriels et sur les territoires que se déploie l’innovation, l’investissement et que se créent les emplois. Une politique industrielle européenne est forcément avant tout bottom up. Ce n’est pas, ça ne peut pas être, une politique jacobine, colbertiste comme l’entend traditionnellement l’Etat français, qui serait reproduite en plus grand par un super-Etat européen centralisé.

A quoi doit alors ressembler cette politique de compétitivité industrielle ? S’agit-il de répliquer les vieux modèles des années 1970 et 80? Peut-on se permettre d’avoir des politiques industrielles nationales exclusivement verticales en soutien à tel et tel secteurs données, protectionnistes et/ou qui subventionnent des champions nationaux souvent en rivalité frontale entre Européens?

Aujourd’hui, une politique industrielle européenne a été articulée autour de quatre piliers : l’innovation, l’accès au marché (intérieur et mondial), l’accès à la finance, le développement des compétences. Elle s’appuie notamment sur les technologies clés génériques (photocopieurs 3D, nanoélectronique…) qui visent à surmonter la vallée de la mort de l’innovation en Europe ( la recherche et développement peine à se traduire en débouchés sous formes de produits et marchés). Ces technologies clés génériques constituent des innovations « systémiques » clés de notre compétitivité à l’horizon 2030 avec des applications dans de multiples domaines. Il en va ainsi par exemple de la voiture électrique qui mobilise les matériaux avancés, la photonique, les biotechs industrielles… Cette politique demeure essentiellement horizontale, même si des politiques verticales plus sectorielles se cherchent dans certains domaines stratégiques (automobile, acier…). C’est un tabou qui a été levé; ce qui n’était pas une mince affaire, vu l’opposition de certains Etats-membres.

Elle n’est cependant pas à la hauteur des défis à relever pour l’Europe. Elle néglige le défi des compétences, elle n’arrive pas à donner les résultats escomptés en termes d’innovation, le Marché Intérieur reste fragmenté, la politique commerciale axée exclusivement sur l’accès aux marchés extérieurs et non sur la compétitivité globale de nos entreprises au plan externe mais aussi interne.

Une politique industrielle en Europe est nécessaire pour donner à nos entreprises les moyens de faire face à la compétition mondiale. Or, aujourd’hui, les politiques européennes sont conçues en silos, sans cohérence entre elles:  la politique commerciale européenne est ainsi pensée exclusivement de manière libérale en termes d’accès aux marchés, alors qu’elle devrait être repensée de manière stratégique en termes de compétitivité interne et externe de nos entreprises, avec la mise en oeuvre du principe de réciprocité en matière de marchés publics, d’investissement direct à l’étranger, de propriété intellecuelle… et nous permettre de pouvoir réagir rapidement en cas de pratiques déloyales (antiumping, antisubventions…).

Tous les leviers (politique de la concurrence, politique commerciale, politique environnementale, politique sociale, politique fiscale) doivent être mobilisés au service d’une stratégie industrielle européenne. La politique de la concurrence, politique reine en Europe, ne peut tenir lieu de politique industrielle. Le problème aujourd’hui en Europe est que l’industrie n’est plus traitée comme une question d’intérêt commun et que la politique de la concurrence n’est pas mise au service d’une stratégie de croissance.

Il s’agit en réalité de faciliter l’éclosion et le développement d’écosystèmes européens au niveau des régions, des bassins d’emploi, favorables à l’investissement dans l’industrie, l’innovation et l’emploi, mais aussi de les brancher sur des réseaux européens voire internationaux.

L’Europe a dès lors un rôle crucial à jouer pour mettre en place un cadre incitatif à l’investissement et des infrastructures d’accompagnement paneuropéennes :

  • l’investissement humain – les entreprises sont les lieux privilégiés de création de richesse et d’emploi, non les pouvoirs publics. Elles sont avant tout des communautés d’hommes et de femmes, composées de salariés, de managers, d’actionnaires… Il s’agit là tout à la fois de rechercher une organisation du travail faisant place à une participation des travailleurs aux décisions, d’inciter le patronat et les syndicats à exercer leurs responsabilités dans la régulation des conditions de travail et la régulation salaire-profit, de mutualiser des ressources au niveau européen pour déployer des formations massives de développement des compétences, sous réserve que l’apprentissage et les formations mieux adaptées aux besoins de la production, aux métiers industriels soient privilégiés.
  • une stratégie d’investissement européenne5, comprenant à la fois une vision, un plan d’action et une méthode. Vision : dans quels segments à forte valeur ajoutée l’Europe doit-elle investir pour s’imposer demain comme un leader face à l’Inde ou la Chine? Quels sont les domaines essentiels et les projets communs pour l’indépendance stratégique de l’Union et de ses Etats-Membres?
  • Un plan d’action pour l’investissement de long terme pour répondre aux défaillances de marché qui rendent difficile le financement d’investissements de long terme dont les temps de retour sont longs et la mise initiale importante
  • une méthode: faire travailler ensemble tous les acteurs sur des territoires décentralisés et interconnectés dans des réseaux européens : entreprises, centres de recherche, universités, écoles d’ingénieurs… investir dans nos universités et leur donner les marges de manoeuvre pour inverser l’exode des chercheurs…
  • des financements et pas seulement bancaires, y compris pour les PME et notamment celles situées dans les pays en difficulté

Ce n’est pas à la Commission européenne seule de trancher ces questions. Elles requièrent une grande concertation à laquelle les entreprises, les partenaires sociaux, les territoires européens doivent pouvoir participer.

Anne Macey

Anne Macey est Secrétaire générale de Confrontations Europe. Avant de rejoindre ce think tank, elle a acquis une expérience de 10 ans à l’interface du public et du privé, avec...

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