Une occasion manquée : le livre de Landier et Thesmar sur les politiques industrielles
A lire certaines critiques enthousiastes dans la presse économique et dans la blogosphère, on achète ce livre avec le remords de ne pas l’avoir déjà lu, d’avoir raté le buzz. On le referme une heure plus tard, déçu, avec la frustration d’avoir perdu son temps sur une vraie-fausse étude. Franchement, à quoi bon ?
Dix idées qui coulent la France. Ce livre a l’apparence d’un réquisitoire documenté contre les politiques industrielles interventionnistes, particulièrement en France, et plus généralement contre la persistance d’idées fausses et nuisibles qui président indûment aux arbitrages politiques contemporains : l’importance de la sauvegarde de l’Euro, l’existence d’effets indésirables à la libéralisation des marchés de capitaux, la nécessité de bâtir sur certains sujets une gouvernance mondiale… On nous invite à croire que ce livre a été écrit avec effarement ou agacement, par deux auteurs partageant la certitude, scientifiquement fondée, de l’imminence d’un naufrage (dont, au passage, rien n’est dit). Après examen, cela ressemble beaucoup plus à un exercice bien rodé, écrit probablement avec gourmandise et assurément avec facilité.
Resituons. Ce court essai, écrit dans un style énergique et volontiers moqueur, accessible à n’importe quel flâneur de tête de gondole, attaque l’idée selon laquelle des politiques volontaristes prétendent infléchir le cours « naturel » des activités économiques : désindustrialisation des économies développées, mondialisation des échanges, ouverture bénéfique de la concurrence et entrée dans une nouvelle ère, post-industrielle. A terme, le « nouvel équilibre » serait « axé sur les services », faisant « cohabiter des activités hyperconcurrentielles, innovantes, à forte valeur ajoutée et centrées sur le numérique [et] des emplois de services à la personne, de productivité plus faible mais en grand nombre ». Pour être encore plus clairs, et sacrifiant au style du « clash » qui alimente les plateaux télé de fin de soirée, les deux auteurs attaquent également (surtout ?) ad hominem un petit nombre de gens, responsables selon eux de la diffusion de ces idées « toxiques » : Louis Gallois et Jean-Louis Beffa, en première ligne, suivis de près par Arnaud Montebourg, François Hollande et Nicolas Sarkozy. Et la presse « complaisante », naturellement, ainsi que le corps des Mines et les grands patrons, cela va sans dire. Car c’est là le reproche ultime que dresse ce livre : si les lubies interventionnistes perdurent en France, c’est non seulement parce que le « Français moyen fait figure d’anticapitaliste illuminé », au point de « constituer une aberration parmi les pays développés », mais surtout parce qu’une poignée de patrons, anciens grands commis de l’Etat, se font adroitement les promoteurs de ces idées malsaines, « à des fins de profit ».
L’efficacité et la pertinence des politiques économiques sont assurément des sujets importants, tout comme l’est celui du rôle de l’industrie dans les économies modernes. Hasardons ici l’idée que ces sujets sont également complexes et que le combat dogme contre dogme ne mène pas bien loin. Si ce livre démontre une chose, c’est qu’un bon succès de librairie se bâtit en commençant par caricaturer la thèse qu’on se propose de contester : cela exonère les auteurs, entre autres choses, du devoir universitaire de justifier leurs propres certitudes ou d’admettre qu’ils n’ont pas réponse à tout. Le prix à payer, pour le lecteur, c’est que le livre propose en fin de compte un discours à peu près aussi fragile et critiquable que celui qu’il entend démonter. Qu’à cela ne tienne, puisque le livre est lu.
Ce livre est moins une contribution, au sens où le lecteur y apprendrait quelque chose de neuf, qu’une réaction faite à la hâte et à haute voix, qui souffre de quatre insuffisances cardinales.
Le recours à la caricature
Que, ces dernières années, une réflexion ait éclos sur la nécessité de repenser le rôle de l’industrie dans les économies développés est une évidence. Que cela se soit traduit par des initiatives ou promesses politiques, parfois fondées parfois hasardeuses, en est une seconde. Les auteurs n’avaient pas besoin de présenter d’emblée toute cette réflexion comme une vaste farce, nostalgie compulsive poursuivant la chimère d’une réindustrialisation massive, alimentée par la naïveté des masses et le machiavélisme de quelques grands patrons sournois.
Une fois cette réduction opérée, il est vrai, la critique devient beaucoup plus facile ; elle est même contenue dans l’énoncé du problème. Mais, précisément, elle n’apprend rien. Les auteurs passent totalement à côté du sujet, de son épaisseur et de sa complexité, à trop vouloir chercher l’impact éditorial. L’importance économique de maintenir une base industrielle viable est, quoi qu’ils en disent, un souci partagé, y compris par des observateurs plutôt libéraux en France (Fondapol ou Nicolas Baverez). Et, surtout, il ne s’agit pas d’un atavisme français puisque les Américains et les Britanniques, pour ne parler que d’eux, ont exactement les mêmes interrogations.
L’incohérence
Les auteurs critiquent, entre autres choses, la mise en place de mécanismes publics de soutien aux entreprises tels que le crédit impôt recherche, le CICE, les investissements d’avenir ou encore les pôles de compétitivité. Dans le cas particulier du financement des entreprises, ils abordent relativement sérieusement le sujet et présentent un argumentaire pour contester l’efficacité des dispositifs publics, et en particulier de la récente BPI. Pour tous les autres outils, ils se contentent d’en mentionner le coût annuel dans un calcul de coin d’enveloppe, que conclut la sentence : « le contribuable paie pour tout cela ». Aucune mention n’est faite, par exemple, des études pourtant nombreuses sur l’efficacité des crédits impôt recherche existant dans le monde entier, ou encore des évaluations menées sur les pôles de compétitivité. Seul le coût budgétaire des mesures suffit pour les auteurs à les discréditer. Or, à d’autres endroits du livre, ils ne manquent pas de blâmer la France pour ses taux d’imposition record. Présenter les taxes comme un coût exagéré pour les entreprises puis les remises d’impôt comme un coût exagéré pour le contribuable est une des incohérences dont souffre leur discours. Il ne s’agit pas ici d’évacuer la question de la pertinence des politiques publiques, mais de plaider pour qu’elle soit abordée avec discernement.
Une autre incohérence, flagrante, consiste à démolir systématiquement les réflexions concernant le devenir de l’industrie, au seul motif que l’industrie est quasiment destinée à disparaître, puis à ajouter que la distinction entre industrie et services ne signifie plus grand-chose aujourd’hui puisque les deux sont intimement mêlés. Or, précisément, toutes les contributions sérieuses qui réfléchissent au maintien d’une assise « industrielle » fondée sur les gains de productivité et la compétitivité à l’export commencent par expliquer que le terme « industriel » ne doit pas être considéré dans un sens statistique trop étroit (voir les travaux récents de Patrick Artus, Pierre-Noël Giraud, Gabriel Colletis…). Si le « vrai » sujet est celui de la compétitivité économique à l’exportation, alors pourquoi ne pas être partis de là ?
La mauvaise foi
La plupart des contributions qui s’inquiètent de la mauvaise santé de la base industrielle française en pointent les conséquences dommageables sur l’investissement, les exportations et sur l’emploi. Qui, sérieusement, retourne le raisonnement et prétend qu’un regain d’activité industrielle créerait « massivement » des emplois ? Certains hommes politiques, certes, qui jouent une partition particulière et dont les auteurs feignent de s’étonner qu’ils ne raisonnent pas comme des économistes, qu’ils tiennent compte de l’état de l’opinion. Mais certainement pas le rapport Gallois, au contraire de ce que soutiennent les auteurs au début de leur deuxième chapitre. Non plus que les contributions sérieuses sur le sujet dont, en tant qu’universitaires, ils ont forcément eu connaissance. Incidemment, le choc de compétitivité proposé par le rapport Gallois, à l’origine du CICE mis en œuvre par le Gouvernement (dont on peut discuter les modalités) avait pour unique intention de restaurer les marges des entreprises pour aider à la reprise de l’investissement et de l’innovation.
Personne n’ignore, contrairement à ce que prétendent les auteurs, que l’industrie représente une part minoritaire du PIB comme de l’emploi. Dès lors, les taux de croissance relevés dans les différents pays sont majoritairement imputables au secteur des services : ce constat est un truisme et non un contre-argument opposable à ceux qui se soucient de la santé de l’industrie. Conclure de ce constat qu’un pays peut croître sans industrie prospère et que la désindustrialisation n’est pas un sujet d’inquiétude représente un deuxième syllogisme. On peut certes discuter de différents scénarios de redressement économique, qu’il soit productif ou non, mais partir de la situation actuelle comme d’une preuve que tout va bien, voilà qui est analytiquement osé…
La véritable question, en réalité, n’est abordée qu’à la marge : une économie totalement tertiarisée et désindustrialisée est-elle viable ? Les auteurs semblent convaincus que oui ; la question, complexe, mérite un débat d’une autre tenue que ce qu’offre ce livre.
La naïveté
Les auteurs abordent en des termes bien curieux le sort de la recherche scientifique. Ils considèrent en effet qu’elle constitue un domaine d’intervention légitime de la part de l’Etat et que, en prenant au pied de la lettre la définition d’une externalité positive, elle devrait être totalement gratuite pour tous les acteurs. En revanche, le développement applicatif, « protégé par des brevets et des clauses de non concurrence », et donc appropriable par les acteurs privés, n’a quant à lui aucune raison d’être soutenu par l’Etat. En ligne de mire : le crédit impôt recherche et plus généralement tous les dispositifs publics qui encouragent l’investissement privé en R&D, aussi coûteux qu’injustifiés selon les auteurs. Il faut ne pas connaître la réalité de terrain, ou feindre d’en ignorer la complexité, pour penser que la connaissance scientifique se résume aussi sommairement à deux catégories d’actifs, l’une purement circulable (la recherche) et l’autre purement appropriable (le développement). Comme l’ont montré des décennies d’études sur le sujet, la connaissance circule difficilement ; cela réclame au minimum une confiance mutuelle entre acteurs (par exemple entre un centre de recherche et une entreprise) et, dans le meilleur des cas, des échanges de personnels, des passerelles entre carrières publiques et privées. Tout cela ne se décrète pas d’un claquement de doigts et naît encore moins des forces naturelles du marché. Les dispositifs d’aide à l’innovation ou à la recherche collaborative, dont le fonctionnement est probablement perfectible et dont le coût public doit pouvoir être débattu périodiquement, s’attaquent précisément à ce type de défaillances systémiques.
Last but not least, les auteurs concluent leur ouvrage par une esquisse de ce que sera l’économie de demain : une frange hyper-compétitive, d’une part, constituée de petites entreprises industrielles ou tertiaires dotées d’équipes de vingt personnes très qualifiées et tournées vers l’export parce qu’elles savent par exemple remplacer un avertisseur sonore par un logiciel de reconnaissance d’image et, d’autre part, une masse d’emplois serviciels de proximité (commerce, santé, éducation…). Comment ne pas trouver cette prophétie simpliste ? En quoi vaut-elle mieux que la chimère d’une renaissance industrielle massive, qu’ils critiquent tout au long de leur livre et à laquelle ils prêtent un grand nombre de croyants ? Dans un ouvrage mieux « réfléchi », les auteurs se seraient abstenus d’une telle naïveté. Ils n’auraient pas passé sous silence des phénomènes mondiaux à l’œuvre, tels que l’arrivée à maturité du marché chinois, les bouleversements attendus en matière d’approvisionnement énergétique, le devenir des emplois industriels d’aujourd’hui, l’enjeu de la création des compétences, la qualité du dialogue social… toutes choses qui influeront à n’en pas douter sur le cours des événements et induisent, pour le moins, une nécessaire précaution prospective.
En résumé, ce livre aurait pu être un plaidoyer libéral intéressant, ouvrant un débat utile sur les limites et les excès possibles des politiques industrielles. A force de vouloir être brillant et incisif, il tombe dans l’effet de mode. Un bon clash en direct chez Ruquier, en somme.