Protectionnisme et défense de l’industrie : ce que les Américains ont à nous dire : image de couverture avec un homme face à un panneau lui proposant deux directions.

Protectionnisme et défense de l’industrie : ce que les Américains ont à nous dire

Le protectionnisme est un sujet souvent débattu, mais peu d’exemples sont aussi révélateurs de ses enjeux qu’aux États-Unis, où il s’est imposé comme un levier stratégique. Si le protectionnisme est perçu par certains comme un frein au commerce libre, d’autres, comme les chercheurs américains, le considèrent au contraire comme un moyen de défendre l’industrie nationale. Le protectionnisme est, en effet, de plus en plus vu comme une réponse potentielle à la fragilité de l’industrie américaine, face notamment à l’essor chinois. Pourtant, cette politique doit être adaptée, et il ne s’agit pas simplement d’adopter des mesures protectionnistes de manière aveugle. Le protectionnisme, bien que nécessaire dans certains contextes, doit être mis en œuvre de manière raisonnée pour soutenir une croissance industrielle durable et une compétitivité retrouvée.

 

Protectionnisme et défense de l’industrie : ce que les Américains ont à nous dire

Depuis 15 ans au moins, les États-Unis annoncent régulièrement avoir pris des mesures résolues pour renforcer leur appareil industriel, avec une détermination et des moyens tels que les Européens redoutent à chaque occurrence que leurs propres entreprises s’en trouveront gravement fragilisées. Rétrospectivement, il est difficile de faire la part des choses entre les déferlantes avérées et les « simples » vagues d’inquiétude. Nous traversons aujourd’hui un nouvel épisode de cette série. Or, derrière les postures tonitruantes de leur président, on trouve des chercheurs américains tout à fait sérieux pour considérer qu’un protectionnisme raisonné mérite d’être envisagé comme une option pour consolider l’industrie et garantir la souveraineté du pays face à la Chine.

Souvenons-nous des prophéties enthousiastes des années 2012-2013, quand les volumes de gaz de schiste extraits du sous-sol américain ont atteint des records historiques, et que plusieurs consultants ont annoncé sans nuance que cela permettrait aux États-Unis de devenir le nouveau pays atelier de l’économie mondiale, face auquel les industries européennes et japonaises allaient perdre l’essentiel de leur compétitivité-coût et de leurs parts de marché. Souvenons-nous aussi, à la même période, des annonces déterminées de Washington relatives à l’industrie 4.0, concernant en particulier la création du réseau NNMI (National Network for Manufacturing Innovation), devant lequel certains ont pu craindre que l’industrie française n’arrive pas à tenir son rang. Et ainsi de suite. Plus récemment, les annonces successives du CHIPS and Science Act puis de l’Inflation Reduction Act ont ravivé la stupeur dans les rangs des décideurs et conseillers des industries européennes, chaque fois convaincus d’engager un combat de la dernière chance.

Il est évident que les annonces et informations en provenance des États-Unis ont toujours eu de quoi surprendre les Européens, tant la rapidité d’action constatée et le montant des aides fédérales déployées ont pu donner le vertige [vertige auquel l’auteur de ces lignes a parfois succombé également]. Toutefois, quiconque s’est penché sur les politiques industrielles américaines et européennes des quinze dernières années percevra comme un air de déjà-vu dans cette angoisse qui nous étreint depuis le 20 janvier et les annonces protectionnistes décomplexées de Donald Trump (on ne conteste pas ici, en revanche, le caractère dangereusement inédit de ses déclarations sur d’autres plans, comme l’information, la science et bien sûr la géopolitique mondiale). Cette impression contradictoire doit nous pousser, d’une part, à observer ce que les faits nous permettent d’établir et, d’autre part, à lire ce que les Américains disent d’eux-mêmes en cette période.

 

Aucun remède à la désindustrialisation américaine n’a fonctionné à ce jour

Pour ce qui est des faits, tout d’abord, balayons quelques indicateurs rapidement. Premièrement, sur les 20 dernières années, le taux moyen des droits de douane appliqués par les États-Unis est resté quasiment stable, autour de 3,5 %, pendant que celui de l’Union européenne a très faiblement décru de 5,4 à 5 % (source OMC). Si l’on raisonne en moyenne pondérée pour tenir compte des flux plus ou moins importants des marchandises concernées, les taux sont légèrement plus bas mais le tableau d’ensemble reste identique : les États-Unis appliquent depuis 2005 des droits de douane qui sont à la fois stables et inférieurs à ceux imposés par l’Union européenne.

Deuxièmement, les mesures fédérales précédemment rappelées n’ont absolument rien changé aux tendances dominantes qui caractérisent l’industrie américaine. Les États-Unis ont ainsi continué à se désindustrialiser graduellement, suivant d’ailleurs en cela une courbe très proche de celle de la France, ce qui signifie que le phénomène de désindustrialisation y est plus actif et plus prononcé que dans l’Union européenne tout entière. En outre, les déficits commerciaux des États-Unis avec l’Union européenne et la Chine n’ont jamais cessé de s’aggraver, eux non plus, ayant aujourd’hui atteint respectivement 250 et 300 milliards de dollars par an environ. Les États-Unis ont certes créé 1,3 million d’emplois dans le secteur manufacturier depuis 2010 mais, par comparaison aux 29 millions d’emplois créés dans l’ensemble de l’économie, cela n’a pas suffi à stopper l’érosion (de 9 % à 8 %) de l’industrie dans l’emploi total.

Le seul indicateur macroéconomique à l’aune duquel les États-Unis confortent leur avance à l’égard de l’Europe et la Chine est celui de la productivité par tête, un atout important qu’ils doivent essentiellement au secteur de la fabrication de produits électroniques (dans l’industrie) et aux deux secteurs (hors industrie) qui les adoptent massivement, les télécoms et les services informatiques.

En d’autres termes, en ce début 2025, un observateur Américain, même modéré et bien informé, ne peut que constater la faiblesse relative du tissu industriel de son pays au regard de celui de ses deux principaux partenaires commerciaux que sont l’Europe et la Chine et, pire encore, l’absence d’effet significatif des mesures prises depuis quinze ans – même si de notre côté de l’Atlantique nous les avons à chaque fois perçues comme des coups de tonnerre. Au fond, avec le style outrancier qui est le sien, Donald Trump ne fait qu’appliquer aux États-Unis une politique souvent appelée de leurs vœux par des commentateurs plus policés en France et en Europe : une action politique déterminée pour renforcer la base industrielle de son pays, et qui puisse le sortir de dépendances commerciales perçues comme pénalisantes. D’où l’intérêt de nous pencher sur des analyses récentes publiées par des auteurs sérieux officiant aux États-Unis.

 

Une fragilité manufacturière qui place le pays en situation de faiblesse par rapport à la Chine

On doit à William Bonvillian, du MIT, le mérite de réaliser une sélection régulière d’articles éclairants, dont cinq se détachent tout particulièrement parmi ceux publiés entre début novembre 2024 et la mi-février 2025. La première conclusion qui se dégage de cette lecture, qui peut paraître évidente mais qu’il est bon de rappeler, est que le débat économique qui a cours aujourd’hui aux États-Unis est totalement polarisé sur un sujet ou plutôt un objet : la Chine. C’est vrai tout à la fois sur les plans géopolitique, économique, industriel et social. Pour le dire plus précisément, le diagnostic autour duquel s’accordent tous ces auteurs est que la base industrielle américaine est aujourd’hui trop affaiblie pour permettre à leur pays de se prémunir comme il le devrait des velléités de son nouveau rival. On peut résumer ce diagnostic en trois points.

D’abord, comme le déplore Robert Atkinson, la productivité des entreprises manufacturières américaines suit une tendance préoccupante. Après des gains continus jusqu’en 2019, sa progression est totalement brisée depuis le Covid et suit depuis une pente descendante (rappelons que les gains de productivité agrégés de l’ensemble de l’économie américaine sont tirés par deux secteurs serviciels, intensément utilisateurs des technologies numériques). Atkinson s’alarme à la fois du recul de la productivité manufacturière et du fait que personne ne semble s’en préoccuper. Il en appelle à une action résolue en faveur de la diffusion des technologies modernes de production au sein des industries, qui n’est pas sans rappeler la mobilisation que nous avons connue en Europe il y a dix ans autour de « l’industrie du futur ». Notons au passage qu’il identifie pour ce faire le CHIPS Act (et non l’IRA) comme la politique centrale autour de laquelle articuler cette mobilisation.

La deuxième fragilité tient à la maîtrise insuffisante des technologies de rupture par les entreprises industrielles américaines : les capacités impressionnantes de leurs concurrentes chinoises pour prendre pied rapidement dans les secteurs high-tech semblent en effet saisir d’effroi ces analystes américains. William Bonvillian va jusqu’à avancer que l’industrie américaine s’est littéralement endormie sur ses lauriers : hégémonique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elle n’a pas fait l’objet des attentions politiques du moment – contrairement à la science fondamentale et aux start-up dans la tech et la santé. Résultat, toujours selon cet auteur, l’industrie US manque aujourd’hui de profondeur technologique et capitalistique pour répliquer à son nouveau concurrent.

Le troisième point de ce diagnostic partagé découle directement du conflit en Ukraine. Selon ces auteurs, l’aide militaire apportée à Kiev par les États-Unis a privé ces derniers d’une part significative de leur stock d’armement, et l’affaiblissement du tissu industriel est tel qu’il faudra environ dix ans, en moyenne selon les équipements concernés, pour que les armées puissent le reconstituer. On pourrait même lire entre les lignes de ces articles que c’est à cette faiblesse particulière que l’on peut imputer le revirement soudain des États-Unis dans le conflit. Or, souligne Suzanne Berger, le lien entre le Department of Defense et les entreprises industrielles du pays est tellement étendu (40 % des PME qu’elle a interrogées dans l’Ohio rapportent avoir eu au moins un contrat militaire dans les dix ans passés) qu’il n’existe pratiquement pas de différence entre la santé de la base industrielle de défense et celle de l’industrie tout court. Dit autrement, la fragilité actuelle de l’industrie US entraîne, selon les auteurs, une fragilité opérationnelle immédiate de l’armée et donc une exposition du pays à un risque géopolitique.

 

La faute au libre-échange ?

Ces auteurs s’accordent non seulement sur la nature de la fragilité de l’industrie américaine mais également sur ses causes. Peu diserts sur de possibles considérations d’affection ou de prestige (que l’on entend volontiers en France, selon lesquelles l’industrie, dépréciée, a été abandonnée par les élites dirigeantes), ils jugent surtout que les économistes – et les décideurs qu’ils ont conseillés – ont gravement sous-estimé l’impact social et industriel d’un commerce délibérément organisé sans entraves, et plus particulièrement de l’entrée de la Chine dans l’OMC. Rosalsky expose ainsi de manière captivante les résultats d’un groupe de chercheurs emmenés par David Autor, sur ce qu’il est convenu d’appeler le « Choc chinois ». Les pertes d’emplois industriels directement imputables aux importations de produits manufacturés chinois, plus importantes et plus brutales que ce qui avait été anticipé, sont présentées rétrospectivement comme une évidence dont les décideurs auraient dû être conscients quand ils ont ouvert en grand les vannes du « doux commerce » avec un pays comptant un milliard de travailleurs pauvres. Ce que les économistes avaient sous-estimé par-dessus tout, c’est la difficulté des travailleurs industriels américains ayant perdu leur emploi à cause de ces importations chinoises à en retrouver un ensuite, sur un marché du travail pourtant réputé si fluide (La Fabrique de l’industrie l’a montré dans le cas français dans une Note parue en 2018). Aux yeux de Rosalsky, les meilleurs économistes américains ont donc découvert fort tard que l’ajustement entre offre et demande de travail, même aux États-Unis, n’allait pas toujours de soi et que l’amélioration du pouvoir d’achat des consommateurs, certes permise par le commerce transpacifique, s’était payée au prix de drames sociaux territorialisés. De sorte que, pour le citer en substance, les territoires affectés par le « choc chinois » ont mis environ dix ans à s’en remettre mais que les individus directement touchés, eux, ne s’en sont jamais remis.

 

Le protectionnisme envisagé comme une option

On comprend dès lors pourquoi le protectionnisme est envisagé par ces auteurs comme une réponse possiblement sérieuse aux problèmes qu’ils ont diagnostiqués – comme apparemment 42 % des Américains, qui estiment que les droits de douane devraient améliorer l’économie américaine. Ce n’est pas tant qu’ils se posent en thuriféraires du protectionnisme mais plutôt qu’ils affirment, parfois sans détours, que le libre-échange sans nuance ni concession est devenu objectivement indéfendable.

C’est justement de nuances et de modalités qu’il est ensuite question, et c’est tout l’intérêt de ce débat. Pour Atkinson, le mercantilisme radical auquel Trump s’est toujours déclaré attaché, et qui fut d’ailleurs une proposition politique majeure au sein du parti républicain jusqu’au début du xxe siècle, aboutit, s’il est mené tous azimuts et sur tous les plans, à une erreur symétrique à celle qu’il prétend corriger. Pour reprendre son expression mordante, la faute des libre-échangistes est de ne pas avoir compris la différence entre produire des potato chips et fabriquer des computer chips, comme si les États-Unis pouvaient éternellement s’approvisionner auprès de leurs partenaires commerciaux quel que soit le produit envisagé. Symétriquement, l’erreur des mercantilistes consiste à penser qu’il faut impérativement produire les deux sur le sol américain. Aussi plaide-t-il pour une politique commerciale sur-mesure, qui non seulement priorise les industries avancées dans ses intentions de relocalisation mais qui, surtout, s’accompagne d’une politique industrielle complémentaire et cohérente. Rosalsky ne dit pas autre chose quand il estime qu’une politique tarifaire astucieuse, couplée à une politique d’investissement ciblés, pourrait aider de nouveaux secteurs industriels à émerger aux États-Unis, quand bien même les premières tentatives menées sans nuance ni discernement n’ont pour l’instant pas produit les effets escomptés.

Cette perspective s’accompagne pour Atkinson d’un autre codicille : les États-Unis ont besoin d’alliés, sans lesquels ils sont sûrs de perdre face à la Chine. La voie de l’isolement international suivie par Trump n’est autre que le chemin de la défaite selon lui. Au passage, l’auteur relève que les contre-arguments classiques au protectionnisme restent sans effet sur le nouveau président. S’agit-il d’une politique inflationniste ? Certes, et c’est précisément le but recherché par le nouvel exécutif (du moins sur certains produits) ! Les nouvelles mesures pourraient-elles déclencher une guerre commerciale ? La réponse est la même : c’est bien la souveraineté américaine que Trump entend défendre, même si cela accentue les rapports de force. Quant au fait de violer des accords internationaux à commencer par ceux de l’OMC, ce n’est pas ça qui fera changer d’avis le président et son électorat, qui y voient bien davantage un honneur plutôt qu’un opprobre. Ce n’est donc pas en soulignant en chœur les insuffisances économiques classiquement imputées au protectionnisme que l’on saura infléchir la politique américaine du moment, ce qui fait dire à Susan Berger que les barrières douanières vont probablement augmenter encore dans un futur proche et que les pays européens doivent désormais apprendre à vivre sans leur allié historique. 

 

Quelle politique d’investissement public pour renforcer l’industrie ?

Investir, certes, mais comment ? En des termes qui sembleront familiers aux observateurs de l’industrie européenne, Bonvillian se demande à haute voix comment pourrait fonctionner une agence de type « ARPA » et qui serait dédiée à l’innovation industrielle. Lui aussi pense que l’industrie américaine a besoin d’être tirée vers le haut, renouvelée en profondeur et orientée vers de nouvelles activités de rupture, ce que l’écosystème américain ne permet pas de garantir aujourd’hui : d’un côté, la communauté très active constituée par les start-ups et leurs investisseurs ne s’intéresse qu’à deux domaines d’activité (les tech et la santé, pour résumer) et, de l’autre, les Instituts de manufacturing avancé n’ont produit que des résultats décevants.

Cet excellent connaisseur de la DARPA rappelle néanmoins que le succès de cette agence tient à deux caractéristiques. La première, c’est qu’elle doit rester ni trop proche ni trop éloignée du gouvernement, ce qu’il appelle le « modèle de la presqu’île » (la véritable expression est island-bridge model). Il est essentiel que l’agence dispose de latitudes suffisantes pour tester de nouvelles voies technologiques, prendre des risques et assumer la part d’échecs qui vont avec. Mais elle doit en même temps rester à relative proximité, ne serait-ce que, par exemple, pour pouvoir accueillir périodiquement des ingénieurs, techniciens et cadres de très haut niveau, menant des projets de recherche dans les universités, les organismes et les agences, et y retournant ensuite.

La deuxième nécessité, précisément, c’est qu’une agence comme la DARPA ne peut mettre ses recherches à profit que si elle est couplée à un ministère lui-même doté d’un très fort budget d’acquisition et d’équipement, canal privilégié pour passer à l’échelle et lancer les nouveaux produits dès qu’ils ont passé avec succès le stade de la preuve de concept. Or, les ministères dotés d’une telle capacité d’équipement ne sont pas très nombreux, tant en France qu’aux États-Unis. On peut penser à ceux chargés de la défense ou de la santé ; mais le ministère en charge de l’industrie, Bercy en France et le Department of Commerce aux États-Unis, ne rentrent pas dans cette catégorie. Si la DARPA doit son succès au relais puissant que lui a apporté le Department of Defense, reste donc à trouver comment une ARPA-M dédiée au manufacturing pourrait s’arrimer de la sorte. De toute façon, conclut-il, ne serait-ce qu’à cause du manque de talents et du difficile renouvellement des compétences dans les métiers industriels, on aurait bien tort de considérer qu’une ARPA serait un remède suffisant pour résoudre les problèmes de l’industrie américaine.

À bon entendeur…

 

Vincent Charlet

Vincent Charlet

Après une formation d’ingénieur, Vincent Charlet s’est consacré à l’analyse des systèmes publics et à la conduite du changement.
Il a d’abord participé aux réflexions et...

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