Poussée de fièvre scientiste chez quelques économistes mainstream
Quelle mouche a donc piqué des économistes aussi respectables que Pierre Cahuc et André Zylberberg ? Dans un livre dont un récent numéro de Challenge fait sa couverture, ils dénient toute légitimité aux nombreux confrères qui ont le tort de ne pas penser comme eux, allant jusqu’à les traiter de négationnistes et à suggérer leur éradication dans le sous-titre (« comment s’en débarrasser »). Eux qui ne jurent que par les revues scientifiques ne dédaignent pas de vilipender leurs collègues dans un livre destiné au grand public et dans la presse généraliste.
Une prétention ridicule à la vérité scientifique définitive
Claude Lévi-Strauss raillait la prétention des sciences sociales à asseoir leur légitimité en s’abusant sur la fiabilité de leurs méthodes. Certains économistes croient établir leur respectabilité en présentant l’économie comme une science exacte, où des vérités pourraient être établies de manière expérimentale de la même manière qu’en physique, ou démontrées comme en mathématiques à partir d’un système d’axiomes auxquels le monde réel aurait la bonne grâce de se conformer. Il n’en est rien.
De nombreux auteurs, comme André Orléan, Philippe Aghion ou Pierre-Noël Giraud, ont appelé les économistes à plus de modestie et à plus de réflexion critique sur l’épistémologie de leur domaine d’étude. Les cas d’expériences contrôlées, où l’on compare deux populations en étant sûr de bien prendre en compte toutes leurs différences significatives, sont exceptionnels en économie. L’économétrie est un outil puissant. Encore faut-il considérer tous les paramètres qui ont une influence sur les relations observées et s’assurer que le contexte dans lequel les observations ont été faites est suffisamment proche de celui auquel on veut les transposer.
Le dossier de Challenge autour du brûlot de Pierre Cahuc cite d’ailleurs de nombreux cas problématiques. Ainsi, selon ses rédacteurs, une augmentation du salaire minimal sur l’emploi peut avoir des effets favorables aux États-Unis, mais désastreux en France. Patrick Artus y explique dans un encart que Ricardo et Keynes, malgré leur opposition célèbre, auraient tous les deux raison, tout dépendant du contexte.
Bref, l’économie abonde en vérités en deçà des Pyrénées qui deviennent des erreurs au-delà, et c’est souvent longtemps après qu’une mesure catastrophique a été mise en place sur l’injonction de savants économistes que d’autres économistes peuvent expliquer en quoi le contexte différait au point de rendre la thérapeutique inadaptée voire dangereuse. Keynes résumait cette situation en déclarant que « les hommes politiques sont les esclaves d’économistes morts ».
Défense de l’industrie
Les auteurs rangent La Fabrique de l’industrie parmi les nombreux négationnistes, en tant qu’éditeur et diffuseur d’une étude de Gilles Koléda sur les effets des allègements de charge.
Contrairement à ce que Pierre Cahuc laisse entendre, cette étude ne conteste aucunement que la baisse des charges aux abords du smic serait le moyen le plus efficace pour créer rapidement des emplois non qualifiés. Mais elle raisonne à moyen terme (cinq à dix ans). Les entreprises exposées à la concurrence internationale ont des emplois qualifiés et des salaires plus élevés. Les aider contribue à leur compétitivité, ce qui leur permet de gagner des parts de marché et de créer des emplois, directs et induits, de tous niveaux de qualification.
Une simulation, dont on peut bien sûr discuter le modèle sous-jacent, montre qu’une stratégie de montée en gamme génère, au bout de quelques années, des emplois aussi nombreux et en moyenne plus qualifiés que ceux qui auraient été obtenus plus rapidement en limitant les allégements de charges aux salariés les moins bien payés. Cette montée en gamme conduit également à une croissance plus forte et à une balance commerciale plus favorable. Elle s’appuie sur l’élévation du niveau de qualification des salariés et évite la création de trappes à bas salaires.
Selon Pierre Cahuc, l’effet d’un allègement de charges sur les salariés qualifiés serait immédiatement dissipé en augmentation de salaire. Mais il en donne pour seule preuve empirique robuste l’observation de la politique économique du Chili dans les années 1980, alors que le poids du commerce mondial et le taux d’ouverture du pays n’ont rien à voir avec la situation de la France d’aujourd’hui.
On ne peut négliger ce risque de « capture ». Il est cependant limité par le fait que travailleurs qualifiés sont en concurrence avec leurs collègues du monde entier. Airbus ou Solvay peuvent ouvrir une nouvelle unité de production ou un centre de R&D aussi bien en France qu’en Slovaquie ou en Chine, ce qui limite le pouvoir de négociation de leurs employés français. A contrario, les travailleurs peu qualifiés semblent a priori en position de négociation défavorable, puisque de nombreux chômeurs sont disponibles pour prendre leur place. Cependant, une étude récente de S. Catherine, A. Landier et D. Thesmar pour l’Institut Montaigne montre qu’une fois embauchés, ils bénéficieraient d’augmentations salariales d’un niveau comparable à celle des travailleurs qualifiés.
Quel que soit le scénario retenu pour les allégements de charges, il y a un risque que leur effet soit annulé par une augmentation rapide des salaires. De telles mesures économiques ne sont donc efficaces que si une concertation avec les partenaires sociaux permet d’obtenir une certaine modération salariale et si le « ballon d’oxygène » temporaire donné à l’économie est utilisé pour investir dans sa compétitivité, en formant les employés et en modernisant l’outil de production.
Les travaux d’évaluation des effets du CICE devraient apporter très prochainement au débat quelques éléments empiriques précieux pour mieux comprendre le poids de mécanismes aux effets contradictoires dont la résultante reste aujourd’hui incertaine.
La controverse est loin d’être close et les hypothèses que tel ou tel modèle met en œuvre doivent faire l’objet de critiques, de débats et de tests. Un résultat important du travail de Gilles Koléda est de montrer la fragilité du dogme constamment invoqué depuis trente ans pour subventionner les emplois peu qualifiés au détriment de la compétitivité des secteurs les plus exposés à la concurrence internationale. Nous ne contestons pas que ces mesures en faveur des seuls bas salaires sont favorables à court terme à l’emploi peu qualifié, mais nous constatons qu’elles pèsent sur la compétitivité des entreprises, donc sur la bonne santé de notre économie, et qu’elles créent des trappes à emplois faiblement qualifiés en rendant ceux-ci artificiellement bon marché.
Pierre Cahuc a par ailleurs parfaitement raison de signaler que les premiers résultats de Koléda doivent faire l’objet d’une publication académique pour bénéficier des critiques d’autres économistes. Rappelons néanmoins qu’ils ont déjà été soumis aux divers économistes du conseil d’orientation de La Fabrique ainsi qu’à quelques experts, dont Pierre Cahuc lui-même, qui n’a pas daigné alors expliciter les objections qu’il aurait pu avoir.
Vive la controverse
Nous ne pouvons qu’approuver qu’un économiste développe ses arguments dans des livres ou revues tournées vers le grand public, mais nous ne pensons pas que telle ou telle discipline scientifique maîtrise seule tous les éléments nécessaires pour déterminer les meilleurs choix collectifs.
Nous avons donc besoin d’encourager et de nourrir un dialogue respectueux des interlocuteurs et qui se garde de caricaturer leurs thèses, afin d’aider chacun à comprendre ces enjeux essentiels et à participer de manière éclairée à la vie de la Cité.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Crédit photo : Morgan Brown/Flickr, CC BY-SA