Pour une réduction du temps de travail subordonné
Thomas Coutrot1 est chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Pour lui, le travail est libérateur pour les humains… à condition que nous parvenions à lui attacher du sens. Alors que les expressions « grande démission » ou « démission silencieuse » ont succédé aux célèbres « burn, brown, bore out », comment (re)donner du sens à notre travail ?
Alors, ça y est, les gens refusent de travailler ?
THOMAS COUTROT : Non, les gens ne sont pas anti-travail par essence. Le travail reste une activité sociale et indispensable. Il est chargé de lourds enjeux normatifs, déterminants pour la santé publique comme pour la démocratie. En revanche, c’est bien l’importance du travail dans nos vies qui engendre la quête de sens observée depuis plusieurs décennies. Ce qui est en crise, en réalité, c’est l’organisation contemporaine du travail : les travailleurs et travailleuses s’élèvent désormais contre des pratiques qui leur semblent insensées.
Donc, les gens cherchent, ou du sens dans leur travail, ou un travail qui ait du sens. Mais cela veut dire quoi, précisément, le sens du travail ?
T.C : Avec Coralie Perez, nous proposons dans notre ouvrage « Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire » trois dimensions du sens du travail. En premier lieu, il s’agit du sentiment de faire quelque chose d’utile. Deuxièmement, cette finalité doit s’accomplir en cohérence avec les valeurs des personnes, sans porter préjudice aux autres ou à la planète. Enfin, il s’agit d’avoir la possibilité de monter en compétences, à l’inverse de certaines pratiques qui ont tendance à appauvrir les tâches. Selon les métiers, c’est l’un ou l’autre de ces déterminants qui est en crise. On constate, par exemple, que les ouvriers se posent davantage la question de leur utilité sociale, tandis que les professions de santé se débattent avec la cohérence éthique de leur travail, certes « essentiel », mais réalisé dans des conditions difficiles.
La quête de sens au travail ne date pas d’hier. Qu’est-ce qui a changé ?
T.C : Les enquêtes sur lesquelles nous nous appuyons datent de 2013 et 2016. On voyait donc déjà monter cette exigence avant la crise sanitaire. Elle est liée à l’intensification du management par le chiffre dans les années 1990 et à la financiarisation progressive des entreprises. La crise a agi comme le catalyseur d’un mouvement latent, en propulsant en place publique le débat sur les métiers qualifiés d’essentiels : nous nous sommes toutes et tous posé la question de notre utilité sociale à ce moment-là.
« Les travailleurs et travailleuses doivent pouvoir contribuer à la définition de leur travail. »
Le Covid a accéléré une autre évolution, celle du télétravail. Est-ce que cette nouvelle manière de travailler, que beaucoup réclamaient depuis longtemps, peut faire progresser cette quête de sens ?
T.C : Le télétravail n’impacte pratiquement aucune des trois dimensions du sens au travail. Durant la crise, celles et ceux qui ont gagné en sentiment d’utilité étaient majoritairement au contact du public ou dans des professions dites du « care », tandis que les professionnels de la communication ou encore les cadres commerciaux – davantage concernés par le télétravail – témoignent d’une hausse des conflits éthiques.
« Grande démission » aux États-Unis, « démission silencieuse » en France… Est-ce que la quête de sens au travail est plus qu’une quête individualiste ?
T.C : C’est un phénomène social donc éminemment collectif, voire politique au sens où il questionne l’organisation du travail imposée par le pouvoir économique. Mais c’est également une question majeure de santé mentale, qui mène pour le moment à des décisions individuelles salutaires. C’est donc encore un enjeu peu exploité par les luttes collectives, même si les syndicats commencent à se saisir de cette aspiration à mieux travailler. Par ailleurs, les personnes se disant plutôt mal payées dans les enquêtes – une considération principalement individuelle – ne démissionnent pas davantage, au contraire de celles qui estiment que leur travail a peu d’utilité sociale.
La préoccupation écologique est aujourd’hui particulièrement prégnante parmi les personnes qui questionnent leur emploi, futur ou actuel. Travail et écologie sont-ils conciliables ?
T.C : En 2019, on mesurait que les projets de reconversion concernaient davantage les personnes dont le travail a des conséquences négatives sur l’environnement. Pour autant, il est possible de concilier travail et écologie : nous faisons référence dans le livre au cas de l’usine de recyclage de papier de La Chapelle-Darblay. Symbole de la mémoire ouvrière normande, elle a vu syndicats et associations écologistes travailler ensemble pour éviter sa fermeture, et a finalement repris vie au service de l’économie circulaire.
Quelles pistes pour redonner du sens au travail aujourd’hui ?
T.C : Il est essentiel d’introduire de la démocratie dans les choix de production des entreprises. Les travailleurs et travailleuses doivent pouvoir contribuer à la définition de leur travail. C’est ce que nous appelons la « réduction du temps de travail subordonné » : il s’agit d’un temps d’échanges entre salariés et élus du personnel, en dehors de la présence de la hiérarchie, dédié à l’élaboration de propositions. Opter pour un modèle de gouvernance alternatif peut être une option, mais il s’agit dans tous les cas et dans toutes les entreprises de redonner du pouvoir d’agir aux personnes.
Propos recueillis par Mathilde Jolis, responsable des relations presse à La Fabrique de l’industrie. Cet article fait partie du mook « Faiseurs, Faiseuses », imaginé par La Fabrique de l’industrie, l’UIMM et l’École de Paris du management pour donner la parole à celles et ceux qui font l’industrie.
1- Thomas Coutrot est statisticien et économiste de formation. Il a dirigé de 2003 à 2022 le département Conditions de travail et santé à la direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares), rattachée au ministère du Travail. Dans la continuité de sa thèse, Thomas Coutrot défend que la démocratie dans nos sociétés est non seulement un principe éthique, mais également un vecteur d’efficacité, car plus économe en ressources. Il s’est ensuite intéressé à la manière dont l’organisation du travail dans l’entreprise impacte la vie démocratique.