Portraits de travailleurs
Une précédente note de la Fabrique de l’Industrie, « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité » mettait l’autonomie au cœur de la qualité de vie au travail et concomitamment au cœur de la performance. Il s’agit cette fois, en exploitant les données de l’enquête DARES « Conditions de travail », de dresser les portraits-types des travailleurs en fonction des « déterminants objectifs et subjectifs de la qualité de vie au travail ». Logiquement la relation hiérarchique, envers de l’autonomie, y joue un rôle essentiel.
Dans quelles conditions travaillez-vous ?
À partir des déterminants objectifs, ceux pour lesquels il existe toujours une réponse indépendante de ce que pense et ressent la personne interrogée (horaires, rémunération, exposition aux nuisances, contraintes physiques, etc.), huit profils se dégagent. Sans surprise, le domaine d’activité et le statut pèsent lourd. Deux exceptions toutefois. Les auteurs constatent que ceux qui ont un lien récent avec l’immigration (90 % des actifs occupés étrangers et près de 70 % des français par naturalisation ou mariage) « ont des conditions de travail tellement proches qu’ils émergent comme un profil en tant que tel ». De même pour ceux qui ont vécu un ou plusieurs accidents de travail.
Chaque profil a ses points forts et ses points faibles, souvent liés comme « le prix à payer ». On bénéficie de l’autonomie des indépendants et des cadres au prix d’un lourd volume de travail et d’un surcroît de stress. Des horaires « allégés » sont la contrepartie d’une grande pénibilité physique. « Il n’existe pas de profil objectif qui soit préférable à tous les autres sur l’ensemble des dimensions, ni même par rapport à une majorité de dimensions ». Un profil mérite qu’on s’y arrête, celui que les auteurs appellent « Santé ». Il inclut des personnes travaillant dans le secteur de la santé et du médico-social, mais aussi près de 50 % des policiers et militaires. Leurs contraintes horaires, travail le dimanche et le soir, les contraintes physiques, charges lourdes, station debout, ou relationnelles, contact avec des personnes en situation de détresse, le poids des décisions qu’ils ont à prendre, les rapprochent et en font un groupe « objectivement » mal loti quant aux conditions de travail.
Comment vous sentez-vous ?
En considérant cette fois les déterminants subjectifs, leur ressenti, les travailleurs peuvent être regroupés en six portraits-types. Beaucoup plus contrastés, il est possible de les classer. Les Heureux ont les scores les plus élevés sur toutes les dimensions de la Qualité de vie au travail (celles retenues par Emma Davies et détaillées dans le document). Ils déclarent ne jamais travailler sous pression (58 %), se disent toujours de bonne humeur (38 %), n’ont pas à cacher leurs émotions (65 %). Ils sont fiers de leur entreprise (72 %), sont soutenus par leur hiérarchie (62 %) et 83 % d’entre eux n’ont jamais le sentiment d’être exploités. Ajoutons qu’ils sont presque 16 % à partager cet excellent score de bien-être (20,4 sur l’échelle de l’OMS qui va de 0 à 25) et Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, a raison de pointer dans la préface du document les convergences avec l’enquête « Parlons travail » de la CFDT, d’où il ressort que ceux qui disent aimer leur travail sont les plus nombreux.
Le groupe le plus important (22,5 % des répondants) est malgré tout celui qui obtient le score le plus faible : 10,3 sur cette même échelle de l’OMS. Les auteurs lui donnent le nom de ce qui apparaît comme la cause principale de ce mal-être : les tensions avec la hiérarchie – que les travailleurs de ce profil vivent mal. Ils se disent ignorés (64 %), critiqués injustement (69 %), empêchés de s’exprimer (52 %). Ils sont 74 % à déclarer recevoir des ordres contradictoires, 37 % à travailler toujours sous pression et 31 % à ne pas pouvoir discuter avec leur chef. Ce sont ceux dont la philosophe Simone Weil disait que dans leur entreprise ils ne se « sentent pas chez eux ». Ils y sont comme des étrangers qui n’ont pas droit de cité.
Trois points saillants encore. L’importance négative des changements subis sans qu’il y ait eu une consultation préalable. Ils pèsent lourd, même lorsqu’ils sont considérés comme positifs. Un message pour les managers ensuite : les tensions avec les collègues restent acceptables lorsque ceux qui en souffrent se sentent par ailleurs aidés et écoutés par leur chef. Leur score de bien-être est dans la moyenne sur l’échelle de l’OMS. Et enfin la perception toute subjective du salaire. La corrélation est faible entre le profil « heureux » et le niveau « objectif » de la rémunération. Elle est en revanche très forte avec le sentiment d’être bien ou très bien payé. Ceux qui sont regroupés en fonction des « tensions avec la hiérarchie » qu’ils subissent estiment très largement être mal payés et même très mal payés, alors que leur rémunération est également répartie dans toutes les tranches de revenu.
Une synthèse difficile
Le quatrième chapitre explore les relations, « parfois contre-intuitives », entre profils objectifs et subjectifs. Il revient sur la relation entre le salaire et le bonheur en s’appuyant sur des recherches antérieures. Elles confirment « qu’un individu n’évalue pas son bien-être dans l’absolu, mais par comparaison aux autres » et que « le travail constitue en soi une source de satisfaction ». Les plus heureux sont aussi ceux qui sont les plus fiers de leur travail. Les « faibles conflits de valeur » participent également au bonheur. C’est vrai que l’on soit ouvrier ou cadre CSP+. Un chiffre à méditer encore : les chances de se déclarer insatisfait sont trois fois plus élevées pour les personnes recevant des aides sociales.
Le dernier chapitre revient – dans la suite de la note « Qualité de Vie au travail : un levier de compétitivité » – sur le lien entre QVT et autonomie, l’autonomie variant très sensiblement selon les profils type présentés dans les chapitres précédents. Les profils jouissant d’une plus faible autonomie sont ceux dont la QVT est la plus faible, mais à l’inverse le profil dont la QVT est maximale (les heureux) n’est pas celui dont l’autonomie est la plus élevée, « au-dessus d’un certain seuil d’autonomie, la charge mentale résultante finit par en atténuer les effets positifs ».
Il faut enfin signaler le commentaire, en fait tout un chapitre : « Les fonctionnaires au travail : quelle réforme ? » À partir de la même enquête de la DARES sur les Conditions de travail (2013), Martin Richer (que vous lisez régulièrement dans Metis) y déconstruit un certain nombre d’idées reçues sur le travail des fonctionnaires, qu’ils appartiennent à la Fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière. La question du management y est centrale. Ils sont plus nombreux que dans le privé à déclarer : « avoir toujours ou souvent des désaccords avec leur supérieur hiérarchique sur la façon de bien faire leur travail, mais ne pas pouvoir en discuter ». Martin Richer plaide pour une réforme ambitieuse qui remette « le travail et son sens au centre des pratiques professionnelles », et qui soit « mieux anticipée, préparée et bien davantage concertée ».
À la recherche de la preuve
Le document s’inscrit explicitement comme un maillon entre le précédent (déjà cité) et qui passait en revue les travaux académiques et les expériences en cours dans onze entreprises, et des travaux à entreprendre pour « établir la preuve d’une causalité entre l’amélioration de la QVT et celle de la performance des entreprises ».
Les auteurs sont, me semble-t-il, confrontés à deux défis. À juste titre sans doute, ils craignent que l’influence de leurs travaux ne reste marginale en l’absence d’arguments chiffrés. Il se dit et se répète que les dirigeants d’entreprises ne lisent le monde qu’au travers des chiffres, le reste n’étant que « littérature ». C’est à mon avis un propos très hâtif, mais admettons. N’est-il pas pour autant exorbitant de faire d’une régularité statistique, une preuve ? La note « Qualité de Vie au travail : un levier de compétitivité » insistait sur la logique systémique « trop rarement comprise ». Les auteurs devront être très prudents avant de transformer une corrélation en une cause, aussitôt transformée en cause produisant mécaniquement et à elle seule les mêmes effets. J’ajoute que dans mon esprit cette réserve n’enlève rien à l’intérêt d’avoir des données quantifiées et des repères statistiquement construits. Le calcul enrichit le jugement, qu’il faut penser comme un travail, un processus plutôt que comme un acte de pure clairvoyance ou de magie. Mais le calcul ne peut pas se substituer à lui comme il ne peut pas se substituer à la parole des travailleurs eux-mêmes.
Cette remarque conduit au deuxième défi. Il concerne les chercheurs en sciences humaines eux-mêmes. Comment utiliser les immenses possibilités que le big data offre sans tomber – c’est moi qui l’ajoute – dans les pièges de la gouvernance par les nombres ? Je n’ai pas qualité pour discuter en termes de méthode. Mais, celle qui part du niveau de proximité des réponses indépendamment des catégories en place – data driven disent les auteurs (même si la présente étude exploite les réponses à une enquête et non les traces de nos activités que nous laissons en permanence et à notre insu sur le net) -, est indéniablement féconde. Elle ouvre à un renouvellement, un pas de côté, dans nos analyses et propositions. Elle doit, à mon sens, se méfier de sa plus grande pente, celle que suit Chris Anderson, un des gourous de la Silicon Valley, lorsqu’il annonce la « fin de la théorie » puisqu’« avec assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes ». Dominique Cardon dans A quoi rêvent les algorithmes ? analyse précisément cette tentation et ses dangers. Le plus important n’est pas que ses promoteurs prétendent faire l’économie des sciences humaines et sociales, mais qu’en « calculant la société par en bas », depuis les comportements individuels, ils disqualifient les catégorisations sociologiques ou politiques qui permettent à une société, et à une entreprise, de se comprendre et de se représenter, et disqualifient par avance tous les médias, corps intermédiaires et institutions qui leur permettent d’être gouvernées.
La clé réside probablement dans l’attention portée au travail des managers. La coopération et le management, auquel les auteurs confient très justement un rôle essentiel dans leur conclusion, sont des activités hautement langagières. Les temps de retour d’expérience, de débats sur les différentes manières de faire, sur les options choisies en situation, sur les valeurs morales qui ont été en jeu, sur ce à quoi collectivement et individuellement on tient, ont besoin de statistiques, de quantifications, de repères et de benchmark. Aux managers d’en faire un « bon usage » en n’oubliant jamais le grain fin de la vie, le vif du travail, le pouvoir des mots.
Une recherche à l’épreuve du plein air
« Portraits de travailleurs. Comprendre la qualité de vie au travail » est un document très utile. Il donne des arguments précieux pour qu’on cesse d’opposer QVT et performance et qu’au contraire on traite ensemble ces deux questions. Il permet aussi de dissocier travail et souffrance au travail, celle-ci n’étant qu’une des conséquences possibles du travail, dépendante aussi bien de ses conditions objectives de réalisation que de l’expérience subjective que chacun en fait. « Portraits de travailleurs » s’inscrit parfaitement dans l’esprit général des notes de la Fabrique de l’industrie, ce « laboratoire d’idées » dont la mission affirmée est d’organiser « la confrontation des points de vue et des analyses pour rendre intelligibles des réalités complexes et nuancées ». Que ces notes aient été successivement préfacées par Denis Ranque, Jean-Dominique Sénart et Laurent Berger atteste du sérieux de cette affirmation. La recherche en sciences humaines y fait l’épreuve du plein air, à nous de nous y oxygéner.
La version originale de cet article a été publiée sur le site de Metis.