La stratégie du jardinier : un défi pour les pouvoirs publics
Point de vue
Ce point de vue est extrait de la publication L’Industrie jardinière du territoire ou Comment les entreprises s’engagent dans le développement des compétences qui paraitra le 7 avril, premier jour de la semaine de l’industrie 2014.
Cette étude démontre, à travers des cas pratiques et la métaphore du jardinier, que les entreprises peuvent s’inscrire sur les territoires comme coproductrices des ressources humaines plutôt que comme simples consommatrices. Et entretenir avec les pouvoirs publics une collaboration étroite de fond, sur le long terme, pour un « rapprochement dynamique et en continu » de l’offre de formation et des besoins en compétences, distinct de la gestion mécaniste dominante et son adéquation illusoire mobilisant des dispositifs au coup par coup.
La logique systémique sous-jacente à cette stratégie du jardinier m’apparait déterminante : nous savons tous que l’ignorer génère blocages et gaspillages de toutes sortes… mais nous peinons à la faire vivre. Alors qu’elle constitue une des clés de réussite des politiques territoriales et d’interactions performantes entre les acteurs institutionnels aux différents niveaux de l’action publique.
Ainsi, les quatre types de rapport des entreprises aux territoires identifiés dans cette thèse sont souvent conditionnés en amont par les caractéristiques spécifiques du système d’intervention publique préexistant sur le territoire : concrétiser une stratégie du jardinier est grandement facilité si ces acteurs sont dans une logique de collaboration transversale active, avec un dialogue social capable de faire émerger une définition partagée des problèmes à résoudre et de déboucher sur des plans d’actions territoriaux. Inversement, si les acteurs institutionnels fonctionnent selon une logique de « guichets », en silos redondants voire parfois concurrents, la relation des entreprises à ces territoires peut-elle être autre que « instrumentale » ou « consommatrice » ? L’œuf et la poule… non, pas tout à fait !
En effet, les citoyens habitant sur un territoire en constituent la première richesse, ses « actifs » au sens comptable : les pouvoirs publics doivent garantir pertinence et efficacité du système d’intervention emploi-formation, car c’est un droit des citoyens. Concomitamment, les entreprises existantes, en création ou attirées par cette dynamique, « jardineront » d’autant mieux ces compétences que le système d’acteurs publics sera dans cette logique de « jardinage ». Un cas vécu depuis plus d’un an, accompagner l’implantation d’un groupe industriel sur un territoire lorrain, démontre le nécessaire changement de positionnement des acteurs publics, avec ses impacts sur la logique de l’entreprise, pour parvenir à faire vivre cette dynamique, et articuler les effets systèmes entre niveaux territorial et régional, développement économique et emploi-formation.
Réussir cette stratégie du jardinier interroge donc en profondeur le système et les acteurs (para)publics intervenant sur le champ emploi-formation : au-delà du problème bien connu de « l’enchevêtrement de compétences et de zones de régulation particulièrement complexe », c’est alors le positionnement, la stratégie et les activités de ceux-ci qui doivent évoluer. Ainsi, le conseil régional est amené à passer d’un rôle de financement de la formation professionnelle à une responsabilité de co-pilotage, avec ses partenaires régionaux comme territoriaux, de stratégies pour développer les compétences et qualifications professionnelles des demandeurs d’emplois, en intégrant les mutations socio-économiques régionales et territoriales : gérer un appareil et une offre de formation initiale et continue reste nécessaire, mais insuffisant… tout comme au sein des entreprises, gérer un budget formation n’est qu’un des leviers d’une stratégie de développement des compétences.
Ces évolutions concernent bien sûr tous les autres acteurs du système régional et territorial, et leurs interactions. Car nous sommes tous confrontés à un défi commun : gérer des mesures ou des dispositifs est devenu insuffisant, voire parfois contre-productif en enfermant chaque acteur dans « son » dispositif, avec « ses » publics et « ses » indicateurs… Cette stratégie du « jardinier » fait passer de la gestion de mesures vers la co-construction de solutions globales. Avec les entreprises et les actifs, à partir de leurs besoins mais au-delà des mesures disponibles. Elle interpelle chaque institution dans ses propres façons d’appréhender les dynamiques croisées des entreprises et des territoires, et exige ainsi un changement profond des organisations traditionnelles : au-delà de la technicité des mesures et dispositifs publics, il faut miser avant tout sur l’intelligence collective et la créativité dans leurs articulations, donc sur la capacité d’initiative et d’autonomie des différents acteurs à coopérer vite et bien.
Ces évolutions structurelles induisent un délicat travail sur la « boîte noire » des différentes institutions. Dans cette logique, nous avons conduit au sein du Conseil régional de Lorraine sur le champ formation, une démarche articulant évolutions du management et des processus de décision, de l’organisation du travail et du développement des compétences internes. Ce travail dans l’ombre nécessite temps et détermination : pour être une réalité sur les territoires, la stratégie du jardinier doit aussi (d’abord ?) être une réalité dans les institutions amenées à l’impulser !