Faut-il un principe d’innovation « équilibrant le principe de précaution » ?

Les exigences toujours plus grandes du public en matière de sécurité conduisent à un foisonnement réglementaire qui complique fortement l’action des entreprises, et peut constituer un handicap si leurs concurrents étrangers ne subissent pas les mêmes contraintes. Le principe de précaution, souvent invoqué pour justifier cette accumulation de règles, semble alors s’opposer à la compétitivité des entreprises et les dissuader d’innover. Certains proposent donc d’équilibrer le principe de précaution par un principe d’innovation. Une fausse bonne idée ?

Pourquoi un principe de précaution ?

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

L’article IV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, texte fondateur de notre République, de ses constitutions et de ses institutions est invoqué pour défendre la liberté d’entreprendre, et en particulier d’introduire des innovations. L’article V précise que « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »

Par ailleurs, s’il s’avère que l’action d’une personne physique ou morale a provoqué un dommage, celle-ci est tenue de le réparer. A ces réparations civiles s’ajoute une mise en cause pénale si l’auteur du dommage a enfreint la loi.

Faut-il attendre que les dégâts soient manifestes pour invoquer a posteriori la responsabilité civile de celui qui les a causés ? L’auteur d’une imprudence, d’une négligence ou d’une malversation pourrait ne pas les moyens d’indemniser ses victimes. Parfois, il aura même disparu au moment où les dommages se manifesteront. C’est pourquoi le droit reconnaît le délit de mise en danger d’autrui. C’est aussi pour cela que la puissance publique peut imposer des règlementations pour limiter le droit de porter des armes à feu ou de rouler dans un véhicule mal entretenu. Ces réglementations sont justifiées par la conviction partagée que l’action prohibée fait courir un risque.

Peut-on cependant interdire une action dont le caractère nuisible n’est pas prouvé ? On pourrait penser que non, puisque « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société ». Cependant l’analyse de nombreuses crises sanitaires et environnementales montre qu’il est souvent plus avisé d’agir pour prévenir un risque plausible mais incertain que d’arguer de l’incertitude pour ne pas agir. Ainsi est né, dans divers traités internationaux et textes européens, le principe de précaution. La loi Barnier de 1995, sa première transposition en droit français, précise que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».

Pourquoi le principe de précaution agace-t-il ?

Abuse-t-on en France du principe de précaution ? L’Agence européenne de l’environnement[1] a étudié les cas avérés de « faux positifs », ces situations où la précaution a conduit à des mesures parfois coûteuses ou gênantes pour les acteurs économiques et qui se sont révélées a posteriori inutiles. Par exemple, le fait de commander des vaccins à temps pour faire face à un risque d’épidémie, alors que ce risque ne se réalise pas. L’étude montre que les coûts parfois substantiels de ces « faux positifs » sont dérisoires par rapport à ceux des « faux négatifs », c’est-à-dire des situations où les incertitudes ont conduit à différer toute action préventive et où les dégâts et les coûts ultérieurs ont souvent été considérables.

D’où vient alors ce « ras-le-bol » contre le principe de précaution ? De son invocation abusive par des activistes opposés à certaines technologies, certes, mais surtout d’un processus réglementaire souvent inadapté. Les pouvoirs publics mettent parfois en œuvre des réglementations qui visent surtout à protéger leurs auteurs ou ceux qui les font appliquer contre tout recours ou toute mise en cause. Ce faisant, ils gênent les acteurs économiques, particuliers et entreprises, bien au-delà de ce qui est justifié par les objectifs légitimes d’action mesurée face à des risques plausibles de dommages graves et irréversibles.

Ce n’est donc pas le principe du principe de précaution qui est en cause mais son invocation abusive ou l’emballement du processus réglementaire. Dans un climat de suspicion où les citoyens n’ont pas confiance dans la capacité de leurs institutions à bien les protéger et ne tiennent pas pour acquise la bienveillance et la compétence des dépositaires de l’autorité, chaque décideur est tenté de « se couvrir », éventuellement au détriment de l’intérêt public ou du confort des administrés.

Un principe d’innovation, mais pour quoi faire ?

Peut-on lutter contre ces dérives en énonçant un nouveau principe de droit ? Faut-il limiter les limitations à la liberté d’agir et d’entreprendre ? Nous avons vu que notre Constitution pose d’abord le principe de liberté d’action et précise ensuite les circonstances qui peuvent limiter celle-ci. Espère-t-on faire mieux au moyen d’un édifice juridique plus bavard et plus compliqué ?

C’est plutôt dans la manière dont les pouvoirs publics font face aux situations d’incertitudes que d’immenses progrès peuvent être faits. Comment agir lorsque le savoir des experts ne permet pas d’estimer avec une confiance suffisante la possibilité et l’ampleur d’un risque ? Comment entendre les préoccupations de toutes les parties prenantes ? Comment prendre en compte les connaissances et le ressenti des non spécialistes ? Comment définir ce qui constitue une action mesurée, dont il soit justifié de subir les coûts afin d’en éviter de bien plus grands ? Comment mettre en œuvre avec intelligence les décisions prises pour protéger efficacement sans imposer trop de contraintes et de sacrifices ?

L’innovation est le moteur du progrès. Elle est nécessaire pour faire face aux défis auxquels nos sociétés sont confrontées. Il est donc indispensable de créer dans notre pays un cadre plus favorable à l’innovation, mais probablement hasardeux de vouloir en faire un principe de portée juridique.

Téléchargez gratuitement la note « Précaution et compétitivité : deux exigences compatibles ? » en cliquant ici.


[1] Late lessons from early warnings : science, precaution, innovation, Agence Européenne de l’Environnement, 2013

Thierry Weil

Docteur en physique, ingénieur général des mines, membre de l’Académie des technologies, Thierry Weil est professeur à Mines Paris – PSL (Centre d’économie industrielle) et...

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