Deux millions de bébés chinois nourris au lait normand

Les initiatives se multiplient pour favoriser la renaissance de l’industrie, en difficulté au sein de certains territoires. Toutefois, dans tous les secteurs, même ceux en déclin, on observe de belles réussites, des « pépites » qui parviennent à se hisser parmi les meilleurs mondiaux dans leur domaine et qui font la richesse du tissu industriel français. Ce sont ces « Aventures Industrielles » que La Fabrique de l’industrie, en partenariat avec L’Ecole de Paris du management et l’UIMM, met en avant lors de séminaires dédiées à l’histoire de ces champions français.

7 000 kilomètres, cette distance paraît colossale pour une coopérative laitière nichée au cœur du bocage normand, entre les marais du Cotentin et du Bessin. Pourtant, l’histoire d’Isigny-Sainte-Mère est bien celle d’une véritable conquête internationale, entre la Normandie et la Chine.

Quelques chiffres, d’abord : la coopérative regroupe 630 producteurs de lait, réunis au sein de 420 exploitations. En 2018, son chiffre d’affaires a atteint 373 millions d’euros, en hausse de 30 % aussi bien pour les ventes en France qu’à l’export. Aujourd’hui, l’entreprise collecte 220 millions de litres de lait par an, et produit du beurre, de la crème, du fromage et du lait infantile. Daniel Delahaye, Directeur général, s’en félicite « ce sont des chiffres dont nous sommes extrêmement fiers, et nous les devons à quatre-vingt-sept années de travail coopératif ».

Choix du modèle coopératif, terroir particulièrement fertile, collaborateurs impliqués à tous les échelons : la recette du succès « made in Isigny » est efficace. Depuis 1932, l’attention portée au processus de fabrication – à travers les nombreuses procédures d’audit et les 3 % du chiffre d’affaires consacrés aux équipements chaque année – offre une garantie de qualité indispensable pour fabriquer du lait infantile, production emblématique de l’entreprise mais particulièrement délicate.

S’il y a un très grand consommateur de lait infantile, c’est bien le pays le plus peuplé au monde. « La moitié du lait infantile dans le monde est consommé en Chine », souligne Daniel Delahaye. Depuis un énorme scandale sanitaire en 2008 impliquant du lait infantile frelaté à la mélamine, les Chinois sont prêts à le payer plus cher pour s’assurer de sa qualité.

Dès 2011, Isigny-Sainte-Mère commence à vendre du lait infantile à la société chinoise Biostime (devenue aujourd’hui le groupe Health & Happiness ou H&H). Le partenariat fonctionne, les garanties de qualité du lait normand séduisent les Chinois, qui augmentent leurs approvisionnements et vont jusqu’à investir directement dans la coopérative afin de répondre à la demande des deux millions de bébés du pays.

Le partenariat va encore plus loin : à force de travailler main dans la main, la satisfaction des deux parties se confirme et Lui Fei, fondateur et PDG de Biostime (H&H), propose de devenir actionnaire d’Isigny-Sainte-Mère.

Une fois encore, c’est une réussite : une fois les obstacles juridiques surmontés et les préjugés culturels dépassés, Biostime entre au capital en 2013, à hauteur de 20 %, sous le statut d’adhérent non coopérateur. Les deux entreprises continuent de se développer, avec des résultats exemplaires : aujourd’hui, la moitié du lait infantile commercialisé en Chine est importé, dont 10 % en provenance d’Isigny !

Isigny-Sainte-Mère a embauché 250 personnes aux cours des trois dernières années. Une nouvelle usine devrait être opérationnelle dans les prochains mois. Depuis toujours impliquée dans des démarches d’innovation – la crème chantilly en bombes aérosols, technologie inspirée des bombes de laque utilisées par les femmes à l’époque, ce sont eux ! – l’entreprise continue de progresser aux côtés de son partenaire chinois. Et voit l’avenir en rose. La production n’est pas extensible puisqu’elle provient intégralement du terroir AOP limité à 193 communes mais, pour Daniel Delahaye, la pérennité de l’entreprise n’est pas en danger : « Nous allons entrer dans un monde de rareté, où nous devrons opérer des arbitrages, et nous continuerons à soutenir les jeunes éleveurs passionnés. Nous souhaitons continuer à produire ce que le terroir nous offre, tout en restant accessibles. Un grand beurre reste un beurre, et il faut pouvoir tartiner épais le matin, c’est notre devise ! »

Philippe Frocrain

Philippe Frocrain est économiste à l’Agence d’urbanisme de la région nantaise (Auran). Il analyse les dynamiques économiques du territoire et accompagne les collectivités dans...

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