De nouvelles pistes de recherche passionnantes à explorer

Cette recherche conduite sous la responsabilité de T. Weil et d’A.-S. Dubey est particulièrement bienvenue. Appuyée sur des cas concrets à l’aide d’une grille d’analyse transversale, elle permet d’entamer une montée en généralité et d’aboutir de façon sérieuse à des conclusions qui méritent réflexion.

Les entreprises « libérées » ont déjà fait couler beaucoup d’encre. À ce jour, nous ne disposons pourtant que de trop peu de travaux de qualité pour appréhender empiriquement comment, en pratique, se déclinent les ambitions d’autonomie et de responsabilité des organisations qui en appellent à la « libération ». Cette recherche conduite sous la responsabilité de T. Weil et d’A.-S. Dubey est donc particulièrement bienvenue. Appuyée sur des cas concrets à l’aide d’une grille d’analyse transversale, elle permet d’entamer une montée en généralité et d’aboutir de façon sérieuse à des conclusions qui méritent réflexion. Comme pour toute étude stimulante, la valeur de ce travail se mesure autant à la solidité et l’originalité des résultats obtenus qu’aux nouvelles questions et pistes de recherche que ceux-ci suscitent immédiatement. Ce commentaire donne la priorité à ce volet. À la lecture, pour être plus exact, trois ensembles de réflexions me sont venus à l’esprit.

Le premier concerne les déterminants sociaux de la propension à l’innovation organisationnelle ainsi que les liens entre action managériale et espace organisationnel. Les auteurs de cette recherche constatent que l’initiative en faveur de la « libération » est le fait d’individus en position de responsabilité, ayant déjà un statut de leader, etc. L’ouvrage fournit quelques éléments pour interpréter un tel état de fait. Mais ce fil ne mériterait-il pas d’être tiré plus fermement, en regardant avec plus d’attention encore les trajectoires sociales des un.e.s et des autres, ainsi que la façon dont les innovations en faveur d’un surplus d’autonomie et de responsabilité s’accordent, ou non, avec des pratiques antérieures informées par ce que J.-D. Reynaud appelait les régulations autonomes ? Dans un esprit similaire, doit-on conclure que l’action dirigeante est la seule à pouvoir déboucher vers plus d’autonomie et de responsabilité, les organisations syndicales de salariés étant condamnées, comme le laissent penser les cas étudiés, à accompagner, de façon plus ou moins critique, l’initiative de l’employeur ? En tentant de répondre à ces questions, on chemine sur une ligne de crête qui peut faire basculer soit du côté de l’optimisme béat soit, à l’inverse, du côté de la dénonciation (celle de l’instrumentalisation par la mobilisation de thèmes et la formalisation de pratiques traditionnellement associées à la régulation autonome). Une des forces de cette recherche est de ne jamais verser dans l’un ou l’autre de ces registres d’interprétation mais d’esquisser une analyse bien plus nuancée de l’action managériale.

Le deuxième ensemble de réflexions a trait aux liens entre profils identitaires, cultures organisationnelles et pérennité des expériences de « libération » analysées. Les auteurs de cet ouvrage remarquent à juste titre que, en situation de travail, certaines personnes n’ont cure de l’autonomie qu’on peut leur proposer. Plus que la contradiction classique qu’une telle option porte avec elle (l’injonction à l’autonomie est par définition un processus hétéronome), cette recherche incite à remettre sur le chantier les travaux déjà anciens de Renault Sainsaulieu, afin de lier plus fermement des configurations identitaires (forgées classiquement à partir des variables comme le genre, l’âge, la génération, la qualification, la carrière, etc.) et l’engagement vers plus d’autonomie, étant entendu que, comme le notent justement les auteurs, les paramètres constitutifs de l’autonomie sont également pluriels. En un mot, il serait passionnant d’évaluer l’implication (et la durabilité de cette dernière) des salariés selon leurs trajectoires et leurs profils. Il découle de ces considérations un deuxième questionnement relatif aux conditions de pérennité de ces expériences, dont on peut faire l’hypothèse qu’elles ont à voir avec les configurations identitaires dont il vient d’être question mais aussi avec l’histoire et la culture des entreprises considérées. Ce type d’innovation est-il condamné à réussir à court terme pour s’essouffler ensuite rapidement ? Et si non, à quelles conditions ? En quoi l’histoire organisationnelle et les ressources symboliques de l’entreprise aident-elles, ou non, à faire vivre un projet « émancipateur » ? Cette recherche ne fournit pas d’éléments de réponse assurés à ces questions, mais ce n’était probablement pas son ambition initiale.

Le dernier ensemble de réflexions s’appuie sur le constat que, pour des raisons méthodologiques aisément compréhensibles, l’enquête a été menée dans un cadre hexagonal. Sans tomber dans le piège d’un culturalisme caricatural, il serait loisible de se questionner sur l’existence, ou non, d’un « effet pays », en confrontant notamment les résultats de cette étude à d’autres comparables, si elles existent, qui ont pu être menées hors de nos frontières. Dans un esprit un peu différent, la question de la circulation des idées et de l’impact de leur importation hors des espaces où elles ont vu le jour mériterait également attention. Pour le dire plus clairement : telles qu’elles sont valorisées dans les pays anglo-saxons ou les pays nordiques, l’autonomie et la responsabilité correspondent-elles à terme aux pratiques et aux orientations latines ? Si non, à quelles conditions peut-on mettre en musique des diagrammes organisationnels innovants qui prétendent le plus souvent à l’universalité ? Enfin, il serait probablement heuristique d’historiciser les discours et les pratiques qui sont ici observés afin de mieux comprendre la portée réelle de ces expériences à l’aune d’une histoire qui a parfois recouvert d’une épaisse couche d’amnésie des innovations comparables. On pourrait probablement, de la sorte, tirer des conclusions utiles pour notre présent et notre futur. Mais cela est déjà, il est vrai, un tout autre programme de recherche encore.

Michel Lallement

Michel Lallement est professeur du Cnam, titulaire de la chaire d’Analyse sociologie du travail, de l’emploi et des organisations. Il est membre du Lise, UMR CNRS-Cnam n°...

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