Un capitalisme d’ingénieurs : sociologie d’une stratégie industrielle dans l’aéronautique
La thèse de sociologie d’Hadrien Coutant Un capitalisme d’ingénieurs. Construire un groupe aéronautique après une fusion soutenue en 2016 à Sciences Po est le fruit d’un travail de six ans de recherche au Centre de Sociologie des Organisations sous la direction de Pierre-Éric Tixier. Retrouvez ici un résumé de son travail.
La thèse se focalise sur la construction du groupe aéronautique Safran, né en 2005 de la fusion conflictuelle d’une entreprise privée – Sagem – et d’un groupe public – Snecma. Elle examine comment la direction et les équipes d’ingénieurs sont parvenues à construire le groupe malgré les nombreuses contraintes organisationnelles, marchandes, politiques et financières qui pesaient sur l’entreprise.
L’organisation, la stratégie et l’intégration de Safran ont été structurées par une idéologie d’ingénieurs, conception technocratique qui fait de l’innovation et de la maîtrise technologique la clé de la survie et du développement de l’entreprise. Dans un contexte de financiarisation de l’action industrielle de l’État, ce « capitalisme d’ingénieurs »est ancré dans la trajectoire longue de la politique industrielle technocratique française. L’entreprise est mise en récit autour d’un imaginaire, de représentations et d’un langage partagés par ses salariés (principalement des ingénieurs et de techniciens supérieurs), ainsi que par certains interlocuteurs institutionnels. Ceci permet d’articuler un contrôle du marché, un enrôlement des actionnaires et de l’État (à la fois actionnaire et régulateur) tout en assurant l’intégration, à la fois idéologique et organisationnelle des diverses composantes de l’entreprise autour d’un projet très politique de mutualisation de certaines activités de R&D. Les projets de développement technologique produisent alors de l’intégration sociale en faisant adhérer les salariés à l’entreprise.
Enfin, alors que le débat s’intensifie sur les participations de l’État dans les entreprises privées, publiques ou mixtes, cette thèse fournit, après le récent rapport de la Cour des Comptes (janvier 2017), un examen de l’action de l’Agence des participations de l’État créée en 2004, en montrant le cas d’un secteur où l’État est non seulement actionnaire, mais aussi client de la firme.
Intérêt pour l’industrie
Alors que la compétitivité industrielle de la France a été sérieusement mise à l’épreuve ces dernières années, cette thèse permet de mieux comprendre comment la France a pu garder sa compétitivité dans le secteur des moteurs d’avion. Elle lie objectifs industriels, investissements technologiques et répartition de la conception et de la production entre la firme et ses équipementiers et sous-traitants. Elle examine notamment l’impact de la création d’une entité consacrée au logiciel, Safran Electronics.
À l’heure où la question de la financiarisation de l’économie fait débat, ce travail décrit un modèle qui permet de concilier la profitabilité à long terme avec les enjeux d’innovation, de croissance, d’ordre social interne et de gouvernance de la filière industrielle. Cette thèse contribue ainsi à une réflexion sur la variété des formes économiques et des voies potentielles de développement pour l’industrie française, loin d’une alternative simpliste entre la financiarisation et ses opposants. Elle montre que dans un secteur oligopolistique où la perspective financière est bel et bien présente, y compris chez les représentants de l’État, il existe des moyens concrets et éventuellement pertinents dans d’autres entreprises et secteurs d’enrôler les actionnaires autour d’une vision industrielle de long-terme.
Elle montre enfin les généalogies multiples des choix contemporains des industriels de l’aéronautique, entre technocratie française, stratégie mondiale et contraintes des marchés financiers.