Après trois ans de politiques de filières, il est temps d’évaluer le dispositif !
La note « A quoi servent les filières ? » réalisée par La Fabrique de l’industrie a le grand mérite de proposer une lecture très détaillée et rigoureuse d’un sujet où la diversité des intentions, des compréhensions et des usages s’est sédimentée depuis plus de 50 ans. De telle sorte que nous pourrions craindre le glissement de terrain… étant donné l’ampleur des ondes sismiques provoquées par les évolutions des marchés et des technologies, l’accélération des transformations dans les modes de production et leur internationalisation.
Les auteurs, Louisa Toubal et Thibaut Bidet-Mayer, expliquent les ressorts de cette étonnante longévité et comment la croyance dans le pouvoir du terme « filière » a fini par se substituer au sens initial de ce mot. En quelques années, nous sommes passés d’une notion descriptive à un outil de politique industrielle, voire même à la représentation d’une vision industrielle par les filières. La filière ne décrit plus un état existant mais se présente désormais comme la projection d’un état désiré avec, et c’est là toute la force de l’esprit français et de sa méthode cartésienne, la capacité à décrire précisément la multitude d’actions qui pourront conduire à la réalisation de cet état projeté.
La tâche est immense tant la liste des objectifs est longue et variée : « mieux faire communiquer grandes et petites entreprises, désamorcer les litiges, avoir des sous-traitants plus compétitifs, faire respecter des codes de bonne conduite, promouvoir des démarches de lean management […], définir des projets collectifs, se donner une vision de la France industrielle dans dix ou vingt ans… » bref, « sauver l’existant » tout en « faisant émerger les filières de demain » et en « préparant l’industrie d’après demain ».
A l’évidence, les Allemands ont fait le choix d’un autre chemin et d’une autre finalité. L’Allemagne pose la question de son positionnement en termes de marchés et de produits à l’échelle internationale tandis que la France semble d’abord poser la question de son devenir industriel en termes de SWOT pour chaque filière, d’organisation, d’articulation entre grandes entreprises et sous-traitants et enfin en termes de projets d’avenir.
La France reste dans une approche hexagonale de ses enjeux industriels et s’oriente vers une prise en charge des acteurs industriels qui va jusqu’à la formalisation de feuilles de route.
Cette manière de faire suppose, d’une part, une organisation hiérarchique entre Etat et régions et entre grandes entreprises et sous-traitants, la reconnaissance de l’Etat comme médiateur et régulateur de certains déficits du marché et, d’autre part, la capacité de mener avec un grand niveau de concertation des actions correctrices, de préservation et de développement économique où le rythme politique se synchronise avec le rythme industriel. Le niveau d’ambition donne au terme de filière une dimension mythique qui n’est pas sans rappeler, en éveillant la gourmandise de certains, les grands programmes pompidolien.
La note de La Fabrique analyse avec minutie l’ensemble du dispositif de la CNI (Conférence nationale de l’industrie) qui devient le CNI (Conseil national de l’industrie), puis les CRF (Comité stratégique de filière) qui se déclinent en CRSF (Comité régional stratégique de filière) placés sous la présidence des Préfets de région. Il dénombre les contributions, donne des exemples de projets, explique le maillage des différents acteurs entre pôle de compétitivité, IRT, créateurs de pactes, tout en soulignant avec finesse l’habileté qu’il faudra à une entreprise, PME ou ETI, pour ne pas s’égarer. Et si tout ce dispositif finissait par renforcer le pouvoir des donneurs d’ordre mieux armés pour gérer des dispositifs administratifs lourds et complexes ? Les auteurs ont le courage de formuler l’hypothèse.
Louisa Toubal et Thibaut Bidet-Mayer donnent la mesure de l’ampleur du travail accompli par les acteurs politiques et économiques dans les régions et leur mobilisation sur le sujet « filières ». La convergence des efforts entre les acteurs est une étape décisive. Mais l’organisation matricielle que l’on devine semble très sophistiquée et on peine à chiffrer le coût de déploiement d’un tel projet, à saisir quels résultats concrets seront disponibles, à quelles échéances, et comment seront évalués ses résultats.
Le risque de bureaucratisation est fort. Les Allemands en ont fait le douloureux constat lorsqu’ils ont déployé leurs programmes d’innovation « ZIM » et les ont faits évaluer au bout de trois ans par l’institut Fraunhofer ISI (Institut pour la recherche sur les systèmes et l’innovation) et une société de conseil en recherche et en innovation (GIB). La chasse à la bureaucratisation et un accompagnement de proximité de meilleure qualité pour les petites entreprises ont figuré parmi les priorités du changement dans la conduite de ce projet.
Trois ans après le lancement de la politique de filières peut-être est-il désormais opportun de lancer une première évaluation nationale auprès de ses premiers « clients », à savoir les chefs d’entreprise et de les interroger directement pour recenser les apports concrets de l’approche filière qu’ils ont pu voir se manifester en matière d’identité et d’actions collectives, de visibilité sur leur carnet de commande, de partage de marges, d’amélioration de leur trésorerie…
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