Refonder les organisations du travail : une urgence pour la compétitivité
L’innovation organisationnelle permet aux entreprises de réaliser des gains de productivité : le taylorisme, le fordisme ou le toyotisme en sont des exemples historiques. Aujourd’hui, il est parfois question de « libérer l’entreprise ». Or, selon une étude récente « »La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité »de La Fabrique de l’industrie, l’Aract Ile-de-France et Terra Nova (2016), c’est plutôt le travail qu’il faut libérer, en donnant aux collaborateurs les moyens de faire du bon travail dans de bonnes conditions. L’engagement et la santé de ces derniers en dépendent et la compétitivité de nos entreprises aussi. Voici quelques pistes pour passer à l’action.
Pourquoi libérer le travail ?
En France plus qu’ailleurs, les organisations du travail sont encore marquées par les pratiques tayloriennes. Dans les dernières enquêtes « Conditions de travail » de la DARES (1998, 2005 et 2013), l’autonomie régresse, le travail s’intensifie et la monotonie des tâches augmente pour tous les salariés. La distance hiérarchique entre actifs est forte (Bloom et al., 2011) ; et la part des salariés pouvant s’impliquer et s’exprimer dans l’entreprise est plus faible que dans la moyenne des pays de l’UE, en Allemagne ou au Royaume-Uni (respectivement 31 % contre 40 %, 38 % et 40 %, selon l’enquête EWCS sur les conditions de travail d’Eurofound, 2012). Délégation du pouvoir, dialogue et confiance sont loin d’être la règle dans nos structures privées et publiques.
Pourtant, de puissants leviers poussent à envisager de nouvelles organisations du travail : plus souples, plus transversales, plus collaboratives et laissant plus d’autonomie aux collaborateurs. François Pellerin, animateur du programme « Usine du futur » en Nouvelle-Aquitaine, y voit l’influence conjointe des technologies numériques, de l’arrivée sur le marché du travail des digital natives, de la complexité inhérente à notre environnement économique, et de la créativité nécessaire pour rester dans la compétition internationale et conquérir des marchés.
Comment refonder nos organisations de travail ?
La qualité de vie au travail, ou QVT, est un outil efficace pour le faire. Pour certains, cette notion renvoie plus spontanément à la décoration des bureaux ou aux tables de ping-pong qu’à la stratégie d’entreprise. C’est une lourde erreur : la QVT consiste avant tout à imaginer des actions portant sur le travail et sur son organisation. C’est pour cela qu’elle est un sujet stratégique, à forte résonance économique et sociale, et qu’elle relève de la responsabilité des équipes dirigeantes.
Un aspect essentiel de la QVT est la possibilité donnée à chacun de s’exprimer et d’agir sur son travail. Concrètement, cette marge d’autonomie peut s’appliquer à plusieurs niveaux : l’organisation du travail individuel et du poste de travail (niveau des tâches), le fonctionnement de l’équipe (niveau collectif), la participation à la gouvernance de l’entreprise et à la définition des objectifs (niveau de la gouvernance). On retrouve cette pluralité de niveaux d’autonomie dans de nombreuses démarches expérimentées à l’heure actuelle : la « libération » d’entreprises comme Poult ou Lippi La Clôture, le dialogue sur le travail organisé dans l’usine de Renault Flins, l’organisation en îlots de production responsabilisants chez Michelin, l’expérimentation de « mini-usines » à Airbus Saint-Nazaire, la politique RSE du groupe Aigle International… Quel que soit le nom donné à ces expériences, il s’agit avant tout de « transformer des entreprises obéissantes (à des managers, à des référentiels, à des procédures…) en des entreprises intelligentes », comme le relève Jean-Dominique Senard, président de la gérance du groupe Michelin.
Redéfinir les rôles
L’engagement des salariés ne découle pas automatiquement d’une nouvelle organisation, de conditions de travail favorisant l’autonomie ni même d’un management plus responsabilisant. Cela demande également au dirigeant – et à toutes les parties prenantes – d’accepter la controverse sur le travail et d’animer le dialogue professionnel. Donner du sens aux transformations est un exercice exigeant, qui requiert une formation, des expérimentations et des retours d’expérience.
Le rôle des encadrants de proximité (chefs d’équipe, responsables d’îlots, responsables de ligne de production…) est déterminant dans la mise en place de nouvelles formes d’organisation. C’est pourquoi le déploiement de la QVT nécessite un accompagnement spécifique de la ligne managériale (Richer, 2016). Le témoignage de Dominique Foucard, du groupe Michelin, sur la mise en place des îlots de production au milieu des années 2000 est intéressant à cet égard : « Avec les responsables d’îlots et les chefs d’équipe, nous avions beaucoup insisté sur la technique et les outils et pas suffisamment sur le sens de ces transformations. Dans les îlots de production en 2/4, les managers de proximité ne sont plus ceux qui résolvent les problèmes mais ceux qui aident les gens à les résoudre eux-mêmes. Certains sont en difficulté, encore à mi-chemin entre les deux rôles ; nous n’avons pas fait assez de coaching. Parfois, ils n’ont pas pu incarner complètement leur nouveau rôle parce que leur hiérarchie elle-même n’avait pas assez évolué, en leur demandant toujours un reporting très étroit de la performance. Nous avons donc également un travail à réaliser jusque dans les services centraux. »
Notons pour finir que les syndicats de salariés sont une partie prenante essentielle de ces démarches alliant QVT et compétitivité. Ainsi par exemple, une trentaine d’équipes syndicales de la FGMM-CFDT portent des expérimentations sur le terrain, en concertation avec les autres partenaires sociaux. C’est le cas en ce moment sur une ligne pilote d’assemblage chez Toyota. Les syndicats peuvent trouver dans ces démarches une bonne occasion de renouer avec le thème du travail et les préoccupations concrètes des travailleurs.
Sont mentionnées dans cet article les contributions de Jean-Dominique Senard, Dominique Foucard et François Pellerin publiées dans la note de La Fabrique de l’industrie suivante : Bourdu E., Péretié M-M., Richer M., 2016, La qualité de vie au travail, un levier de compétitivité, Note de La Fabrique de l’industrie n° 15, Presses des Mines, 188 p.
Autres références
Bloom N., Genakos C., Sadun R., Reenen J-V., 2011, « Management Practices Across Firms and Countries », CEP Discussion Papers dp1109, Centre for Economic Performance, LES.
Richer M., 2016, « Démarches QVT : la nécessaire refondation du rôle du manager de proximité » in Anact, « Qualité de vie au travail : négocier le travail pour le transformer ; enjeux et perspectives d’une innovation sociale », Revue des Conditions de travail (RDCT) n° 4, mai.
Cet article a été rédigé à l’occasion des 9èmes journées de l’économie de Lyon (Jéco) dans le cadre de la conférence « Santé et performance au travail – quel rôle pour le management ? ». Pour visionner la conférence, cliquez ici.