L’industrie de demain naît dans les meilleurs clusters scientifiques au monde

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ÉDITO
Partout, l’effort public pour soutenir l’innovation industrielle fait la part belle au principe de concentration territoriale : la microélectronique à Grenoble, l’aéronautique et la défense entre Toulouse et Bordeaux, le génie génétique à Cambridge… On peut même se demander, en constatant les efforts déployés par l’État français pour constituer un pôle d’excellence scientifique sur le plateau de Saclay, ou ceux de la Corée pour mettre sur pied un méga-cluster inédit de la microélectronique, si le monde entier ne s’est pas donné le mot pour faire du « cluster » un moyen d’action privilégié, comme pour se donner une représentation tangible de la compétition technologique en cours. Cela procèderait d’un certain sens de l’observation : des plateformes Internet en Californie aux microprocesseurs à Taïwan, en passant par les véhicules électriques en Chine, les foyers des industries de demain semblent concentrés en certains points du globe. Pourtant, la connaissance est universellement accessible. Pourquoi, dès lors, placer tous les espoirs d’innovation de rupture dans une poignée de territoires ? Parce que les territoires qui emportent la bataille de la découverte sont les mieux placés pour gagner la guerre de la concurrence manufacturière. À condition, du moins, d’y nourrir à la fois une recherche d’excellence et une industrie capable d’innover au meilleur niveau.
Les États-Unis, le Japon, la Corée et la Chine ressortent aujourd’hui comme les quatre premières puissances technologiques de la planète, à côté desquels les États européens paraissent en risque de décrochage (Bellit et Charlet, 2023). Bien sûr, on obtient des indicateurs plus flatteurs en reconstituant le périmètre de l’Union européenne, souvent sur la deuxième marche du podium. Mais cet artefact arithmétique ferait oublier deux faits essentiels. D’une part, les politiques communautaires de R&D et d’innovation ne sont pas intégrées au point de donner du sens à cette addition. D’autre part, dans certaines technologies, un pays comme la Corée fait parfois jeu égal avec l’UE tout entière.
C’est donc bien que les États sont engagés dans la course aux nouvelles technologies avec des outils et des résultats très variables. La science a beau être consultable depuis toutes les bibliothèques universitaires du monde, il faut encore que les entreprises puissent entamer des programmes d’innovation ambitieux.
À CHAQUE PAYS SON AVANTAGE COMPARATIF
L’importance des politiques publiques est plus frappante encore quand on suit pas à pas le processus d’innovation, qui commence schématiquement par des découvertes scientifiques et se prolonge, selon un cheminement plus ou moins direct, dans des brevets.
L’analyse des liens de citations entre publications et brevets (Charlet, 2025), sur un échantillon de douze technologies disruptives1, monte que les pays anglo-saxons et tout particulièrement les États-Unis font preuve d’un talent spécifique pour entretenir une recherche d’excellence, très fréquemment citée dans les brevets. Émettant 37 % des articles cités par les brevets, soit le double de ce que pèse la science américaine dans le monde, les États-Unis sont une mine incontournable pour les déposants de brevets de rupture. A contrario, le Japon et la Corée parviennent à accroître leur part mondiale à chaque étape du processus qui court de l’amont à l’aval, autrement dit de la science à l’innovation. Partant d’un poids mondial relativement modeste dans les publications scientifiques tous domaines confondus, ils occupent une place sans cesse croissante, au sein des articles repris par des brevets puis parmi les brevets de rupture proprement dits (voir graphique ci-après).
UNE CIRCULATION MONDIALE DE LA CONNAISSANCE
Le monde de l’innovation est donc tout sauf plat. Les quelques pays ou clusters engagés dans la course technologique s’en disputent le leadership en des termes particulièrement inégalitaires. « Et pourtant, elle tourne », pourrait-on dire en parlant de la connaissance. Elle circule, abondamment et librement, depuis les laboratoires où l’on produit de la science jusqu’à ceux où l’on dépose des brevets. À la seule exception de la Chine et des États-Unis, les pays développés sont même très semblables à cet égard: 80 à 90% des articles scientifiques issus des laboratoires français, japonais ou britanniques, pour ne prendre que ces exemples, alimentent des brevets inventés dans d’autres pays. Et, en sens contraire, une proportion tout aussi élevée des brevets inventés dans ces pays puise à des sources scientifiques étrangères.
Cette circulation de la connaissance signifie qu’un premier réflexe consistant à protéger le patrimoine scientifique national d’une prédation industrielle étrangère n’est pas suffisant. En effet, si les États-Unis apparaissent comme le grand gagnant au jeu des échanges mondiaux de connaissance, ce n’est pas parce qu’ils protègent mieux leurs résultats scientifiques (ils sont au contraire le premier pourvoyeur mondial de science brevetable), mais parce que les entreprises américaines déploient un effort inégalé pour s’inspirer de travaux de recherche réalisés dans d’autres pays.
La captation des fruits de la science au meilleur niveau est donc moins une affaire de protection que de démarche proactive de la part des inventeurs. D’ailleurs, les pays qui affichent les meilleurs taux d’appropriation domestique de « leur » recherche sont des contributeurs modestes à la science mondiale, de surcroît exportateurs nets de science à l’égard du reste du monde quand on tient compte de leur propension encore plus faible à se nourrir de la recherche étrangère. Le taux de retour géographique n’est donc probablement pas un bon critère pour orienter les politiques de recherche et d’innovation.
LES ATOUTS DE LA CONCENTRATION LOCALE
Comment se fait-il que la connaissance circule abondamment entre universités et entreprises si, à l’arrivée, les innovations de rupture n’éclosent que dans une poignée de territoires ? Un cluster peut schématiquement être défini comme un endroit où les gains économiques de la concentration l’emportent sur les coûts de congestion qu’elle induit. En clair, les entreprises sont prêtes à payer leurs salariés ou leur terrain plus cher pour bénéficier des bienfaits de leur voisinage, à commencer par l’abondance de collègues et de sous-traitants qualifiés. Même si les flux de connaissance sont largement transnationaux, comme en attestent par exemple les réseaux dessinés par les co-publications scientifiques ou par les citations académiques de brevets, la coopération scientifique public-privé plus aboutie, celle qui s’incarne dans des contrats, se déploie principalement à une échelle locale.
CONCLUSION
Il découle de ce tableau trois conclusions. D’abord, l’innovation de rupture est, encore aujourd’hui, massivement nourrie par l’activité scientifique. Les politiques publiques qui soutiennent le transfert de technologies et la valorisation économique des connaissances n’ont rien perdu de leur nécessité.
Ensuite, la réussite des innovations de rupture n’est pas qu’une affaire de « passerelle » entre la science et l’industrie. Si la France affiche aujourd’hui un rang décevant dans les innovations de rupture étudiées, ce n’est pas parce que scientifiques et innovateurs se parlent peu ou mal, mais parce que l’industrie et la recherche françaises sont toutes deux trop fragiles : la première faute de masse critique, particulièrement dans les secteurs innovants, la seconde faute d’un soutien public à la juste hauteur et d’une capacité à donner la priorité à des activités d’excellence.
Enfin, tout effort pour améliorer l’efficacité du système d’innovation se heurte immanquablement à des courants de fuite : pour un pays comme la France, la grande majorité des résultats scientifiques alimentent l’innovation étrangère et inversement. Cela n’est pas nécessairement un jeu perdant: plus notre recherche produira de grandes quantités de résultats d’excellence, plus les entreprises françaises en capteront une part importante. De leur côté, ces dernières doivent redoubler d’efforts pour renouveler leur activité et, à cette fin, aller puiser la connaissance dont elles ont besoin aux meilleures sources.
- 1. Ces technologies ont été identifiées à partir de documents stratégiques et d’auditions d’experts : hydrogène dans les transports, batteries pour véhicules électriques, photovoltaïque, éoliennes en mer, recyclage des métaux stratégiques, carburants durables pour le secteur aérien, nanoélectronique, spintronique, ordinateur quantique, ARN messager, acier bas carbone et recyclage biologique des plastiques.
En savoir plus
Bellit, S., & Charlet, V. (2023). L’innovation de rupture, terrain de jeu exclusif des start-up ? L’industrie française face aux technologies clés, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
Charlet, V. (2025). Aux sources de l’innovation de rupture. Qui cherche ? Qui innove ?, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
Bergeaud, A. (2024). The past, present and future of European productivity. Monetary policy in an era of transformation, Sintra.
Jonkers, K., & Sachwald, F. (2018). The dual impact of ‘excellent’ research on science and innovation : The case of Europe. Science and Public Policy, 45(2), 159-174.
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