L’organisation libérée
Stephane Lescure évoque des formes d’organisation du travail de type autonomes mises en oeuvre dans les « entreprises libérées ». Il en donne les principes directeurs et évoque les freins à lever pour une réorganisation du travail effective.
La nécessité de passer de l’entreprise du « Comment » à l’entreprise du « Quoi » :
L’environnement des entreprises n’est plus celui que nous avons connu pendant près d’un siècle. Il est devenu hyper complexe, fragmenté, incertain. Dans ce contexte, seules des entités réduites et autonomes peuvent s’adapter et s’épanouir, telles des cellules biologiques fonctionnant de manière autonome mais coordonnée avec les autres, au service de nos organismes. Pour y parvenir, il faut donc rompre avec les organisations bureaucratiques au sein desquelles, les cellules opérationnelles sont de plus en plus enfermées dans l’exécution d’ordres provenant d’un cerveau souvent débordé et mal informé.
Pour cela, il est nécessaire de respecter trois principes. D’abord, changer l’état d’esprit. Il faut laisser faire les cellules, lâcher prise, faire confiance. Cela passe par les comportements mais aussi par la refonte des processus, notamment ceux de décision. Deuxième principe, repositionner la technostructure de l’entreprise au service des opérationnels plutôt que la laisser s’enfermer dans l’établissement des procédures de travail et le contrôle de leur exécution. Enfin, simplifier l’environnement de travail des cellules autonomes, facilitant ainsi l’accès aux informations nécessaires pour décider vite et bien.
Plus encore, le nombre de relais doit être réduit entre le sommet stratégique et le centre opérationnel de l’entreprise. Plus il y a de relais, plus les décisions sont longues à prendre et, dans un univers imprévisible, cette lenteur est extrêmement préjudiciable. De même, l’agilité du centre opérationnel passe par l’établissement des fameuses cellules autonomes. Une cellule, c’est un équipage, à taille humaine et le cas échéant constitué uniquement d’ouvriers multi-compétents, avec des activités et des moyens dédiés, réalisant une mission claire. Le contrôle n’est pas exclu, mais il est réalisé a posteriori de manière à promouvoir l’initiative et l’engagement. Les managers s’évertuent aussi à ne plus penser à la place des collaborateurs, mais plutôt à leur donner les clés pour agir efficacement. Enfin, il faut accueillir l’intelligence collective, c’est-à-dire redonner les temps de respiration nécessaires pour s’adapter et s’engager mais également développer les pratiques d’innovation collaborative et les communautés. Bref, il faut investir dans le temps long et remettre au cœur de l’entreprise ce qui l’a fait naître : l’envie d’entreprendre.
L’exemple de l’entreprise Poult
Prenons par exemple le cas de la société Poult, un leader du marché français des biscuits sous MDD. Pour devenir une entreprise résiliente dans un monde qui bouge, l’entreprise a décidé de pousser son avantage sur l’innovation et l’intrepreneuriat. Sur le site de Montauban, elle a fait évoluer son organisation pour donner plus de responsabilités et d’autonomie à ses salariés. Cela s’est traduit par une division par quatre du nombre des niveaux hiérarchiques ainsi que par une révolution concernant la posture attendue des managers : ce ne sont plus des « chefs » mais des animateurs au service de leurs équipes, préparateurs du futur. Les salariés ont la liberté de définir leur poste, ils sont libres de proposer et de mener de nouveaux projets, du moment qu’ils convainquent d’autres de les suivre. L’affectation des ressources dans l’entreprise tant financières qu’humaines est également collaborative. Par exemple, 95% des investissements sont validés par un collectif de 10 à 15 personnes issues des différentes communautés de l’entreprise. Enfin, le temps n’est plus un problème mais un investissement au service de la cohésion, de l’engagement et de l’innovation. D’ailleurs, les reportings fastidieux vers la direction ont disparu, libérant ainsi de l’énergie et de l’intelligence pour investir dans de nouvelles idées.
Les freins potentiels
Bien évidemment, tout cela ne se fait pas sans difficulté, ni du jour au lendemain. Les opérationnels sont souvent méfiants au départ, les managers ainsi que les personnes des fonctions supports ont du mal à remettre en cause leurs pouvoirs. Pourtant, il y a bien souvent des rôles valorisants pour tout le monde, car il s’agit avant tout d’éliminer les activités devenues inutiles et de réinvestir les champs oubliés de la coopération, de la veille et de l’innovation. L’idée d’ailleurs n’est pas de rendre autonome chaque salarié individuellement, au risque de mettre en difficulté certains, mais de rendre autonome des collectifs réduits qui s’autorégulent. Pour les entreprises qui ont réussi à franchir le pas, les résultats sont extrêmement probants (FAVI, POULT, SEW USOCOME, GORE, CHRONOFLEX, etc…) et nul envie chez leurs salariés de revenir en arrière. Mais attention, les organisations sont des entités systémiques. Chaque dimension du système étant en connexion les unes avec les autres, n’oser avancer que sur une des dimensions est voué à l’échec. C’est le cas par exemple des entreprises entreprenant de grands programmes de formation des managers pour développer une culture managériale plus équilibrée et responsabilisante, mais sans remettre en cause leurs processus de reporting et de décision. Bien souvent des processus de plus en plus coercitifs et donc en antagonisme avec l’idée de confiance. Il faut aligner l’ensemble des dimensions du système, rassurer, communiquer et ne pas reculer au moindre obstacle, ce qui requiert de la part du dirigeant une vision, des convictions solides et, aujourd’hui, beaucoup d’audace.
Pour entrer de plain-pied dans le XXIè siècle, nous devons donc chercher à nous débarrasser de nos réflexes cartésiens et tayloriens et passer de l’Entreprise du « Comment » à l’entreprise du « Quoi », de l’organisation bureaucratique à l’organisation organique. Dans ce type d’organisation, la valeur entrepreneuriale est en effet partagée et l’intelligence collective est libérée à son maximum pour traiter au bon niveau la complexité du travail.