Industrie 4.0 : quels enjeux pour la formation professionnelle ?

Point de vue de Jean-Daniel Weisz.

Le projet d’avenir Industrie 4.0 a été lancé en 2010 par le Gouvernement fédéral. C’est un intense effort de vision et de projection entrepris par les acteurs allemands de l’économie, de la science et de la formation pour anticiper et préparer la future vague de digitalisation des usines, la fusion de la production industrielle classique, de la construction mécanique et de l’électrotechnique, avec les technologies de communication modernes tout le long de la chaîne de valeur.

Ces acteurs ont très tôt reconnu que la mise en œuvre opérationnelle d’Industrie 4.0 aurait des impacts majeurs tant sur le contenu du travail que sur l’organisation de l’entreprise, les qualifications demandées et leur évolution au fil du temps. Le monde ultra-connecté de l’industrie 4.0 questionne bien évidemment le système de formation professionnelle initiale et continue, reconnu comme un des avantages compétitifs de l’industrie allemande et comme un pilier de sa capacité d’adaptation. Comme le souligne le rapport final du groupe de travail Industrie 4.0, « ce sont tout particulièrement les domaines créatifs d’une entreprise, comme par exemple le développement interdisciplinaire des produits et des processus, qui peuvent à l’avenir demander des qualifications totalement nouvelles » [1].

Pourtant, la formation professionnelle n’est pas reconnue par les entreprises allemandes comme le premier enjeu de cette 4ème révolution industrielle ; elle arrive même à l’avant-dernière place dans le classement des principaux enjeux induits par Industrie 4.0.

Comme nous allons le voir, cet apparent paradoxe s’explique moins par une sous-estimation du rôle que doit jouer la formation professionnelle dans la « révolution Industrie 4.0 » que par une relative confiance dans sa capacité d’évolution pour s’adapter aux futurs besoins.

Qu’est ce que cela implique en termes de changement organisationnel dans l’entreprise ? 

Il est encore difficile de se représenter à quoi ressemblera l’usine du futur. Une représentation d’artiste provenant du rapport sur « le travail de production de l’avenir » réalisé par l’institut Fraunhofer d’économie du travail et d’organisation montre néanmoins qu’elle impliquera, comme le montre cette illustration, une coopération homme-machine et une grande flexibilité pour répondre en temps réel aux commandes et aux besoins spécifiques du client.

L’interaction homme-machine dans l’usine du futur

Source : Spath Dieter (ed.) (2013) : Produktionsarbeit der Zukunft – Industrie 4.0, Fraunhofer-Institut für Arbeitswirtschaft und Organisation IAO, p.117.

Le rapport final du groupe de travail Industrie 4.0 [2], distingue de son côté deux grandes tendances ayant un impact important sur les tâches et les compétences :

  • une insertion du processus de production classique très segmenté dans une organisation différente, enrichie en termes de fonctions de décision, de coordination, de contrôle et de services attachés,
  • un besoin d’organisation des interactions entre les machines réelles et virtuelles, du pilotage des installations et de la gestion de la production.

L’industrie automobile est aujourd’hui la plus avancée dans ce processus de transformation. Un sous-traitant comme la société Festo, membre du groupe de travail Industrie 4.0, imagine déjà des collaborateurs déambulant dans l’usine avec des appareils mobiles constamment abreuvés en informations individualisées… permettant par exemple de surveiller en temps réel la consommation en énergie d’une machine et leur permettant d’intervenir immédiatement en cas d’irrégularités. » [3]

Mais cette transformation sera progressive, comme le souligne le Prof. Wolfgang Wahlster : « la plupart des usines existantes seront modifiées petit à petit, les anciens systèmes de pilotage de la production étant remplacés par plusieurs systèmes cyber-physiques pour atteindre une plus grande flexibilité et capacité d’adaptation dans la production de séries plus petites. » [4]

Quel impact sur les salariés ? 

Alors que les séminaires et les sessions de formation animées par le DGB et l’IG Metall se multiplient pour réfléchir à ces nouvelles formes de la flexibilité et anticiper leurs conséquences [5], le discours syndical est tout sauf alarmiste. Bien sûr, le DGB souligne que « lorsque les objets contiendront eux-mêmes à l’avenir l’information sur la manière dont ils doivent être produits, cela ne sera pas sans conséquences pour la force de travail humaine. » [6]

Pour Constanze Kurz, membre du directoire d’IG Metall en charge du sujet Industrie 4.0, « les hommes ne doivent pas devenir les rayons d’une usine cyber-physique, ce sont les humains qui doivent piloter le système, non le contraire. »

Mais le VDI (Association de l’Industrie Allemande) tout comme l’IG Metall sont d’accord sur un point : l’Industrie 4.0 ne verra pas l’homme disparaître de l’usine.

Pour Constanze Kurz (IG Metall), il est encore difficile de savoir quel sera l’effet de cette révolution sur le volume d’emploi, mais une chose est sûre : « il restera des hommes dans les halles de production, quel que soit leur degré d’automatisation et même si elles sont gérées de manière décentralisée. » [7] L’être humain dispose en effet d’une capacité que la machine n’a pas : la créativité. Elle est essentielle pour trouver des solutions notamment aux problèmes de qualité, de disponibilité et de sécurité de l’information. « Nos collaborateurs qualifiés compenseront les manques des senseurs qui existeront toujours. Ils disposent d’une expérience de plusieurs années pour apprécier et résoudre les situations exceptionnelles. Et ils apportent comme force de travail leur créativité et leur flexibilité dans les processus. » [8]

Le discours est même plutôt positif, puisque Industrie 4.0 offrirait aux collaborateurs des opportunités nouvelles caractérisées par « plus de responsabilité individuelle, des possibilités multiples d’épanouissement et de créativité au travail, une augmentation de la qualité de travail, de coopération et de participation. » [9]

Quelles compétences attendues et pour quoi faire ? 

Le travailleur 4.0 devra résoudre des problèmes de disponibilité, de sécurité et de qualité de l’information dans une usine 4.0 dont les installations virtuelles et réelles seront d’une grande complication.

Cette capacité de résolution de problèmes demandera d’abord une montée en gamme des qualifications, plus de connaissances et de qualifications dans des domaines comme l’ingénierie des systèmes et l’infrastructure IT, les logiciels et la sécurité des données et des flux.

Mais au-delà du « plus de connaissance », l’enjeu principal de la formation dans le cadre d’Industrie 4.0 réside dans de développement de profils interdisciplinaires voire hybrides. Comme le souligne le Prof. Wolfgang Wahlster, « Industrie 4.0 demande une nouvelle formation interdisciplinaire. Les CV des informaticiens devront inclure des connaissances sur la construction mécanique et à l’inverse, les contenus de formation des ingénieurs et techniciens de la construction mécanique devront incorporer encore plus de composantes liées aux technologies de l’information. » [10]

Dans l’usine connectée les compétences s’étendront aussi à d’autres fonctions aux interstices entre la production et les services clients ou la logistique et le marketing, voire le contrôle de gestion.

L’usine connectée impliquera des hiérarchies plus plates et une montée en puissance du travail collaboratif où la qualité relationnelle entre les collaborateurs 4.0 deviendra cruciale. Les « compétences sociales » seront essentielles, voire une forme de leadership pour la gestion de projets. Comme le reconnaît le rapport final du groupe de travail Industrie 4.0 : « la capacité à détecter des domaines d’application dans des branches différentes, et à mobiliser des partenaires de développement dans un contexte global deviendra prioritaire par rapport à la figure du spécialiste concentré sur son domaine technologique. » [11]

L’autre enjeu majeur d’industrie 4.0 sera ainsi le développement de compétences interactionnelles favorisant autant la qualité des interactions humaines que la capacité à décider vite et bien en prenant en compte une représentation globale du système sur lequel le collaborateur 4.0 intervient.

Le collaborateur 4.0 est un acteur qui a su avant tout développer des qualités interactionnelles avec les autres collaborateurs, mais aussi avec le système virtuel qui l’environne.

Dès lors, l’évolution de la formation professionnelle tant initiale que continue peut se lire à l’aune de ces deux enjeux : interdisciplinarité et compétences interactionnelles.

Quels besoins en termes de formation professionnelle initiale et continue ?

Le rapport final du groupe de travail Industrie 4.0 souligne que la diversité des domaines potentiels d’intervention dans l’Industrie 4.0 remet en question une formation standardisée : « il s’agit d’ouvrir les frontières entre les sciences naturelles et les sciences de l’ingénieur, d’adresser de manière plus offensive l’acquisition de compétences transdisciplinaires comme le management ou la gestion de projet. Les maîtres des horloges dans cette évolution de la formation académique des collaborateurs IT sont les entreprises et leurs clients. » [12]

Selon le VDI, il ne sera pas nécessaire de mettre en place de nouvelles filières de formation pour les ingénieurs : « une formation solide, par exemple en électrotechnique ou en construction mécanique suffira aussi à l’avenir comme base pour se maintenir dans l’usine de la « quatrième génération industrielle ». Mais en plus de l’interdisciplinarité, les entreprises devront muscler le « training on the job ».

Les entreprises s’impliqueront plus comme partenaires des Hochschulen (IUT) et proposeront plus tôt, en complément d’une formation initiale comprimée, une entrée dans la pratique d’entreprise et des périodes d’approfondissement. La société Wittenstein, fabricant d’éléments mécatroniques, et champion caché selon les critères définis par Hermann Simon [13], construit ainsi un campus industriel destiné à former aux sciences de l’ingénieur et de l’informatique.

La formation permanente sera aussi essentielle pour maintenir les compétences fondamentales et les capacités d’adaptation tout au long de la vie professionnelle.
L’enjeu pour la formation professionnelle réside donc dans la capacité à intensifier et démultiplier les dispositifs existant, notamment dans un contexte national de pénurie d’ingénieurs qualifiés et dans la possibilité de les faire évoluer.

Les entreprises auront besoin d’un cadre et de repères pour s’impliquer davantage dans la formation professionnelle, d’où leur demande de standard destinés aussi à développer des processus d’évaluation de ces nouvelles compétences en entreprise, des « standard pour la reconnaissance de la formation non-formelle et informelle. »

Enfin, l’acquisition et le développement des compétences comportementales nécessaires au collaborateur 4.0 induira probablement une demande de formation et d’accompagnement individuel, de développement personnel, une sorte de coaching 4.0, que des formations standardisées ne pourront dispenser.

Conséquence inévitable de ces évolutions, des dispositifs d’accompagnement seront à mettre en place pour aider ceux qui, insuffisamment qualifiés ou incapables de développer les compétences interactionnelles requises, pâtiront de l’effet d’éviction que ces changements induiront.

Comment l’industriel est-il accompagné pour gérer ces mutations ?

Si l’Etat a donné l’impulsion du projet Industrie 4.0, les industriels sont aujourd’hui autonomes pour défricher le terrain. Il est fort probable que l’Etat s’impliquera de nouveau lorsqu’il s’agira de déployer les standard et les enseignements d’Industrie 4.0 au sein du Mittelstand qui reste, à quelques exceptions près, encore loin du sujet.

A ce stade, les demandes des industriels vont avant tout vers un échange d’expérience, comme le montre le graphique ci-dessous.

Le réseau des instituts de recherche est bien sûr mobilisé, notamment pour identifier les évolutions attendues en termes d’organisation du travail [14].

De son côté, le groupe de travail Industrie 4.0 a identifié plusieurs mesures en faveur de la formation professionnelle initiale et continue, notamment le développement de réseaux de bonnes pratiques, la recherche de nouvelles solutions, l’expérimentation de modèles pour l’acquisition de connaissances et de compétences « proches du poste de travail », le développement de techniques d’apprentissage digitales et le développement de contenus de formation spécifiques à Industrie 4.0 et à un travail en commun interdisciplinaire.

Enfin, une plateforme de e-learning, l’Academy Cube, a été lancée début 2013 à l’initiative d’institutions publiques et d’entreprises pour répondre au besoin de nouvelles qualifications et contenus liés à Industrie 4.0 (cf. encadré).

L’Academy Cube

« L’Academy Cube est une initiative d’entreprises industrielles allemandes et internationales ainsi que d’institutions publiques qui a pour objectif d’adresser la question des nouveaux besoins en termes de forme et de contenu des qualifications émergeant avec Industrie 4.0…

L’Academy Cube donne à des diplômés dans les domaines des technologies de l’information et de la communication et aux ingénieurs une possibilité de qualification ciblée et de prise de contact concrète avec des entreprises industrielles.

A cette fin, ils utilisent une plateforme cloud sur laquelle les entreprises et les institutions proposent des cours en e-learning et publient des offres d’emploi concrètes. Les personnes recherchant un emploi peuvent acquérir sur la plateforme les qualifications qui leur manquent pour répondre à certaines offres d’emploi et obtenir les certificats nécessaires. Les certificats qui se basent sur des cursus standard, sont pour les employeurs potentiels un gage de sécurité pour ce qui concerne la qualité de la formation et de transparence, notamment pour les contenus.

Les candidats au top sont automatiquement mis en relation avec les meilleures offres d’emploi des entreprises participantes.

L’Academy Cube a été spécialement conçu par le groupe de travail n°6 « Formation et recherche » piloté par le ministère fédéral des Finances et la société SAP… et lancé officiellement lors du salon CeBIT 2013. Depuis mars 2013, le programme propose 6 cursus complets et 12 cours concrets dans le domaine d’Industrie 4.0. Les contenus concernent entre autre les domaines de l’automation, de l’analyse Big Data, des processus de production et des processus logistique, de la sécurité et de la protection des données. »

Source : Forschungsunion Wirtschaft und Wissenschaft, Acatech : Umsetzungsempfehlungen für das ZukunftsprojektIndustrie 4.0, Abschlussbericht des Arbeitskreises Industrie 4.0, avril 2013, p. 60.

 

Conclusion

Avec Industrie 4.0, le système de formation professionnelle initiale et continue fait face à un double enjeu de développement de l’offre en qualifications d’ingénieurs et de spécialiste IT et en même temps de décloisonnement des disciplines, pour répondre à la demande d’interdisciplinarité.

L’organisation décentralisée de ce système et la mobilisation des acteurs en Allemagne laisse espérer qu’il saura s’adapter suffisamment rapidement à cette nouvelle donne.

L’enjeu principal réside à notre sens dans le volet pratique de la formation professionnelle et notamment dans le développement de compétences non-formelles, qui s’acquièrent bien sûr avec l’expérience, mais restent largement tributaires du développement de la personnalité de chacun.

En ce sens, des standard et des règles seront nécessaires pour normer ce champ, permettre une évaluation transparente de ces qualités, et maintenir un savant équilibre entre les contraintes économiques et la liberté de chacun.


[1] Forschungsunion Wirtschaft und Wissenschaft, Acatech : Umsetzungsempfehlungen für das ZukunftsprojektIndustrie 4.0, Abschlussbericht des Arbeitskreises Industrie 4.0, avril 2013, p. 59.
[2] Op. Cit. p.59.
[3] Die Fabrik der Zukunft, Human Resources Manager : http://www.humanresourcesmanager.de/ressorts/artikel/die-fabrik-der-zukunft
[4] Computerwoche : Prof. Wolfgang Wahlster « Ausbildung muss an vernetzte Fertigung angepasst werden ». http://www.computerwoche.de/a/ausbildung-muss-an-vernetzte-fertigung-angepasst-werden,2549580
[5] Par exemple, comment une institution comme le Conseil d’Entreprise (Betriebsrat) doit-elle s’adapter aux enjeux induits par Industrie 4.0, notamment en termes de gestion de la flexibilité ?
[6] DGB de Bade Württemberg (12/12/13) :  Industrie 4.0 – Zur Zukunft der Arbeit (Abw.dgb.de/themen/++co++5198c416-633e-11e3-bc4d-00188b4dc422)
[7] Interview de Constanze Kurz (IG Metall) dans le journal Ampere, magazine de l’industrie électrique, janvier 2013, p. 32.
[8] Ralph Appel (Directeur du VDI), « Industrie 4.0 – Schlüssel für Beschäftigung am Standort Deutschland », conférence de presse lors du séminaire du VDI sur Industrie 4.0 le 04.02.2014.
[9 et 10] Computerwoche : Prof. Wolfgang Wahlster « Ausbildung muss an vernetzte Fertigung angepasst werden ». http://www.computerwoche.de/a/ausbildung-muss-an-vernetzte-fertigung-angepasst-werden,2549580
[11 et 12] Forschungsunion Wirtschaft und Wissenschaft, Acatech : Umsetzungsempfehlungen für das ZukunftsprojektIndustrie 4.0, Abschlussbericht des Arbeitskreises Industrie 4.0, avril 2013, p. 59.
[13] Simon H. Guinchard S. (2012) : Les champions cachés du XXIème siècle, Paris, Economica, p.40.
[14] Voir à ce sujet le rapport de l’Institut Fraunhofer : Produktionsarbeit der Zukunft – Industrie 4.0, Fraunhofer-Institut für Arbeitswirtschaft und Organisation IAO.

 

Jean-Daniel Weisz

Jean-Daniel Weisz, docteur en économie, diplômé de l’EM Lyon, est spécialiste des questions économiques et industrielles en Allemagne et en France. Après avoir été doctorant...

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