L’intelligence de l’industrie, un enjeu pour les territoires
L’étude « la stratégie du jardinier » met en exergue trois phénomènes importants et significatifs des enjeux contemporains de la relation industrie/territoire.
L’exemple de Dunkerque LNG, filiale d’EdF en charge de la construction d’un terminal méthanier, vient à propos pour souligner l’importance dans l’économie d’un territoire de la gestion de chantier, qui mobilise sur une période déterminée un vaste ensemble de ressources locales. La période contemporaine est moins caractérisée par des immobilisations longues et stables que par une série d’investissements ponctuels et limités dans le temps.
L’exemple des pratiques de revitalisation des territoires initiées par certaines entreprises en restructuration (la loi les y oblige) permet de montrer que l’attractivité et le marketing territorial ne sont pas les seuls enjeux de développement industriel des territoires. Gérer les effets locaux des désengagements et des restructurations constituent un enjeu aussi (voire plus) fréquent, et au moins aussi crucial.
Enfin, en mentionnant le travail de la filiale GERIS de Thalès, le document signale que les grands groupes ne sont pas unanimement insensibles aux devenirs de leurs territoires d’implantation. Ils ont, pour certains d’entre eux au moins, maintenu en leur sein une sensibilité à leurs territoires d’implantation et ont inventé pour ce faire des instruments de gestion originaux (cf. la notion suggestive d’ « empreinte territoriale »).
La focalisation sur ces trois phénomènes constitue un apport indéniable pour réfléchir sur les rapports industrie/territoire aujourd’hui. Nous proposons, à partir des trois « faits stylisés » ainsi mis en scène, d’approfondir l’analyse selon trois perspectives. La première se penchera sur l’importance, soulignée dans le document, de l’emploi et du travail dans l’analyse des rapports industrie/territoire. La seconde perspective focalisera l’attention sur la pertinence de l’unité « entreprise » (centrale dans le document). Enfin, la troisième perspective reviendra sur l’intérêt de la métaphore du « jardinage » pour penser l’articulation industrie/territoire.
Le travail et l’emploi, des variables indépendantes ? L’enjeu du couplage emploi/développement industriel
Le document met au centre de l’analyse industrie/territoire la relation d’emploi. Ce centrage sur l’emploi et le travail est indéniablement pertinent. En effet, le recrutement apparaît effectivement comme le domaine de gestion privilégié du management local (dans les entreprises multisites), contrairement aux décisions relatives à l’investissement ou à la masse salariale ([1]). Toutefois, produire ne consiste pas seulement à embaucher (ou débaucher) ; la production (a fortiori industrielle) est un art de la combinaison de ressources hétérogènes (a minima du travail ET du capital). Focaliser l’attention sur le seul marché (local) du travail, indépendamment des projets productifs (de combinaison de ressources), apparaît insuffisant pour décrire les rapports industrie/territoire. La question essentielle est alors moins celle de l’appariement plus ou moins harmonieux de l’offre et de la demande de travail, que celle du couplage entre gestion des ressources humaines et stratégies de développement industriel. La création des DIRECCTE, qui associe dans une même entité les anciennes directions du travail et directions du développement industriel, constitue une piste de réponse potentiellement intéressante pour organiser ce couplage. Par ailleurs, les politiques industrielles et d’innovation ont récemment accru le rôle du territoire dans la création/mise à disposition des ressources (autres que le travail). C’est par exemple le cas de la politique des pôles de compétitivité. L’enjeu, pour le développement industriel, est alors bien celui de l’articulation entre celles-ci et les politiques de l’emploi.
L’entreprise est-elle la bonne unité d’analyse ?
Les décisions qui affectent un site d’entreprise (un établissement) procèdent d’un processus collectif, dans lequel le directeur du site, quand il y est associé, n’est qu’un membre participant parmi d’autres. Dans de telles configurations organisationnelles, le responsable du site, interlocuteur naturel du territoire, n’est pas le décideur économique ([2]).
Emerge alors pour les territoires un problème nouveau, celui de l’identification du décideur. Dans une telle configuration, il s’agit plus largement de comprendre la façon dont les firmes (en réseau, multilocalisées) sont aujourd’hui managées et dont les implantations s’inscrivent dans des chaines de valeur ajoutée étendues. C’est alors moins l’entreprise que d’une part, le management et d’autre part, les filières et réseaux de production qui sont au centre des enjeux de développement industriel des territoires.
Les rapports actuels entre entreprise et territoire ne relèvent pas majoritairement de la relation jardinier/jardin
La figure du jardinier et, par suite, la métaphore du jardinage ([3]) sont suggestives et stimulantes. Sont-elles pour autant ajustées aux situations contemporaines de l’industrie dans les territoires ? L’image qu’elles sous-tendent peut-elle constituer un horizon pertinent pour agir pour l’industrie dans les territoires ?
Le rapport fait référence aux propos très instructifs du directeur du GERIS, fin connaisseur des rapports entre industriels et politiques publiques locales. Le diagnostic qu’il porte sur la situation des rapports industrie et territoire indique l’absence d’une « vision transversale des actions locales sur l’emploi » et d’une « relation cohérente entre les stratégies industrielles et les priorités du territoire » , une faible communication des grands groupes « sur leur stratégie industrielle à moyen-terme auprès des décideurs publics », une « compréhension très limitée du système institutionnel et des politiques publiques » par les « les dirigeants d’unités et responsables RH ».
La méconnaissance réciproque et le découplage des stratégies apparaissent ainsi comme les traits principaux de la relation contemporaine entreprise/territoire.
En outre, le chantier d’un terminal méthanier ou la restructuration d’un site, exemples symptomatiques de la vie économique dans les territoires contemporains, sont des évènements limités dans le temps mais ayant des effets déstabilisateurs sur le territoire sous jacent. Leur gestion, qui s’apparente à une gestion de crise, ne semble pas relever du développement graduel et paisible suggéré par la métaphore du jardinage.
Plus généralement, l’image du « jardin » correspond-elle bien au fonctionnement des territoires économiques contemporains ? Si l’on en croit le dictionnaire historique de la langue française (dirigé par Alain Rey), l’étymologie du mot « jardin » est attachée à la notion d’enclos. Le jardin est ainsi un espace aménagé et cultivé, mais aussi et surtout un espace clôturé. La métaphore du jardin maintient ainsi une conception des territoires économiques comme espace-conteneur, conception qui, si l’on croit le sociologue U. Beck ([4]), semble inadaptée et désuète à l’ère de la globalisation et des réseaux. Signalons au passage que, partant d’une conception réticulaire de l’économie contemporaine (celle promue par U. Beck), nous avions proposé il y a quelques années ([5]) la métaphore de la commutation, pour penser la façon dont les territoires pouvaient s’inscrire dans cette nouvelle économie des réseaux. Le territoire peut alors être assimilé à un commutateur, autrement dit un dispositif permettant d’établir des relations temporaires avec des partenaires multiples.
L’entreprise est-elle le bon jardinier ?
Point de jardin sans jardinier. Si donc les rapports entreprise/territoire doivent se penser à travers la métaphore du jardinage, une question aussitôt se pose : qui donc sera le (bon) jardinier ?
Peut-on considérer le territoire comme l’aire de jardinage de l’entreprise ? Les entités qui occupent le territoire peuvent-elles être assimilées à des plantes dont l’entreprise-jardinière accompagnerait la croissance ? Une telle image est peut-être utile pour décrire les cités minières du XIXème ou certains espaces économiques contemporains captifs du pouvoir des multinationales ([6]). Mais tel ne semble pas être le cas dans les territoires français contemporains. L’entreprise individuelle n’est pas le seul acteur stratège à concevoir (parfois) des projets pour le territoire. L’enjeu pour les territoires consiste alors moins à cultiver son jardin qu’à construire des actions collectives au sein d’une (éventuelle) communauté politique locale. De ce point de vue, il n’est pas certain que le mouvement de RSE, qui promeut les pratiques individuelles d’ « accountability », encourage les entreprises individuelles à s’investir dans des actions collectives territoriales, où leur nom et leur marque ne sont pas en première ligne.
S’il s’agit d’organiser une fonction de jardinage pour soutenir l’industrie dans les territoires, il est fort probable qu’il faille l’envisager comme une fonction hors-entreprise.
Pour une version « marchienne » de la fonction de jardinage ?
Nous voudrions pour finir indiquer une piste possible pour envisager tout à la fois la situation contemporaine des relations industrie/territoire et la façon d’y intervenir. Elle mobilise aussi la métaphore du jardinier ou du jardinage, mais selon une conception très spécifique, celle développée par James March. Nous citerons ici l’ouvrage écrit par T. Weil et inspiré d’un cours de March sur le leadership ([7]).
La pratique qualifiée par March de « jardinage » se déploie moins dans l’espace bien ordonné du jardin que dans « un monde complexe, déroutant et ambigu, où nos actions interfèrent avec celles des autres et avec de nombreuses évolutions imprévues » ([8]). C’est moins le bel ordonnancement que l’obscurité voire l’absurdité qui caractérise les situations. Il nous semble qu’une telle image sied assez bien à la situation des rapports entreprise/territoire aujourd’hui : les acteurs y interfèrent sans véritablement se connaitre ; les décisions qui affectent les sites sont très largement obscures et difficiles à déchiffrer ; des séries d’évènements chaotiques et des flux de toutes natures agitent les territoires.
Dans un tel contexte, si « l’ingénieur apparaît désarmé », « le jardinier accepte cette impuissance face aux forces de la nature qui le dépassent, mais sait qu’il peut néanmoins semer au bon moment, arracher les mauvaises herbes régulièrement et adapter son arrosage à l’ensoleillement » ([9]). Pour qualifier plus généralement ce type d’attitude, March suggère d’abandonner la « raison » au bénéfice de l’ « intelligence ». L’intelligence de l’industrie est bel et bien un enjeu pour les territoires. Sous réserve que l’industrie fasse, dans les territoires, effectivement l’objet d’une attention.