Mondialisation, désindustrialisation ? Arrêtons de « déplorer », agissons !
Quelle relation de cause à effet entre mondialisation et désindustrialisation ?
Le débat s’est invité à nouveau sur les plateaux de télévision, dans les commentaires quotidiens de la presse, sur la scène politique : quelle relation de cause à effet entre mondialisation et désindustrialisation ? Y a-t-il une « bonne » et une « mauvaise » mondialisation ? L’investissement hors de nos frontières ne s’effectue-t-il pas aux dépends de nos emplois industriels nationaux ?
Ces questions ne sont pas nouvelles. A la fin des « Trente glorieuses », dans un contexte économique radicalement différent, le pays avait commenté avec les mêmes accents de détresse la fermeture des mines, la délocalisation vers des pays à bas salaires d’industries à forte contribution de main d’œuvre comme le textile, le choc des nouvelles concurrences japonaises (« Lip, c’est fini ! », s’écriait le Premier Ministre de l’époque), tandis que disparaissaient les protections douanières, en premier lieu en Europe.
Plus récemment, en 2005, le Rapport au CAE des économistes Lionel Fontagné et Jean Hervé Lorenzi, sous un titre provocateur (Désindustrialisation, délocalisations), analysait de manière approfondie ce phénomène. Le rapport répondait à la destruction de 100 000 emplois industriels par an en 2002 et 2003.
Depuis lors, une crise majeure s’est propagée dans le monde, qui accélère l’histoire, dans toutes ses dimensions, financières, mais aussi géo-économiques, géo-politiques, et transforme encore le cadre d’analyse de ce sujet épineux. C’est une banalité de rappeler que l’économie est dorénavant devenue globale pour la majorité des entreprises industrielles. D’un clic de souris, à chaque instant, de par le monde, une multitude d’acteurs décident de répondre à des appels d’offre, ou de choisir des fournisseurs, sur la base d’informations techniques et économiques largement accessibles, dans un univers sans frontières. Pour une PME à la recherche de la valorisation d’une innovation, pour toutes les entreprises dites « de taille intermédiaire», comme pour les échelons économiques élémentaires des plus grandes entreprises (les « business units »), qui fonctionnent de façon fortement décentralisée, l’équation stratégique est identique, articulée autour des trois fonctions essentielles de l’acte industriel : la technique, ou l’art de concevoir et développer le concept ; la logistique, ou l’art de fabriquer ou de faire fabriquer les éléments du produit ; le commerce, ou l’art de sécuriser les partenariats vers le marché visé.
Commerce, logistique, technique : concernant ce triptyque, les acteurs industriels français se sentent-ils favorisés, ou défavorisés, par leur environnement, pour prendre des initiatives de développement, par rapport à leurs homologues et concurrents des pays voisins, d’Allemagne, de Suisse, d’Italie du Nord ou de Catalogne, par exemple ?
Le commerce
C’est, à vrai dire, le domaine qui a été le moins revisité ces dernières années. Notre appareil de support à l’international a été bâti, il y a quelques décennies, pour promouvoir la grande exportation vers des pays acheteurs, le plus souvent sans ambitions et sans compétences industrielles. Le contexte a évidemment radicalement changé. L’analyse de l’environnement économique local, l’identification des partenaires (commerciaux, mais aussi le plus souvent industriels) est un enjeu majeur dans tous les pays « émergents » (qu’il s’agisse des « BRIC » ou des pays de la « nouvelle frontière », comme la Malaisie, l’Indonésie, la Turquie..). Les plus grandes entreprises y parviennent à peine. Qu’en est-il des entreprises de « taille intermédiaire » ? Que faut-il faire ? Le chantier est vaste, mais le « retour sur investissement » peut être considérable. Les postes d’expansion économique dans les pays à forte croissance, sont des forces d’action majeures. Comment évaluent-ils l’évolution récente et les perspectives de développement de nos entreprises, comparées à celles de nos principaux concurrents ? Faut-il renforcer leurs moyens ? Peut-on bâtir une cartographie des objectifs accessibles à cinq ans, pour nos exportations industrielles, dans un contexte qui s’est radicalement transformé ? Cette analyse, plus que les statistiques du passé, est essentielle pour caractériser les enjeux.
La logistique
De manière visible, ce sont d’abord les « usines », ces établissements souvent nés dans un passé lointain, mais dont la fermeture provoque le plus grand émoi, avec une grille de lecture selon laquelle « la mondialisation crée la délocalisation ». La fermeture d’un établissement est généralement la conséquence d’un échec, parfois largement antérieur, de la stratégie de l’entreprise, qu’il est évidemment bien trop tard pour conjurer… Mais le monde a bien changé, là encore. Comme l’affirmait, avec force, l’une des conclusions de l’étude du CAE, citée plus haut, l’investissement à l’étranger d’une entreprise en expansion s’exerce rarement aux dépends du devenir de l’emploi national. Les représentants des salariés au Comité d’Entreprise d’une grande société le comprennent toujours (je puis en témoigner). Les unités d’assemblage, pour l’essentiel des produits finis, seront de plus en plus localisées sur les marchés en expansion.
Mais « l’art de faire » reste critique, ne serait-ce que pour bien « faire-faire » ; là est l’enjeu : conserver des plates-formes d’intégration des produits nouveaux ou complexes, un réseau de sous-traitants partenaires, partageant la compétence technique, capables de co-investir sur les futures productions. On aborde ici le thème des « clusters », ces réseaux de proximité technique, bien illustré en Bavière, en Suisse, en Californie bien sûr, dans le Grenoblois pour la micro-électronique, en Midi-Pyrénées pour l’aéronautique. Dans tous les pays affirmant une forte ambition industrielle (des Etats-Unis à l’Allemagne et à la Chine), l’intervention des entités locales (les Régions), est très forte, notamment en matière de formation technique, de stratégie des Universités, d’infrastructures d’accueil. Un exemple à l’appui : le succès des Grenoblois dans l’accueil des familles anglo-saxonnes. En faisons-nous assez ?
En matière de logistique industrielle, c’est-à-dire de fabrication, notre compétitivité ne s’inscrit plus dans l’acte individuel d’assembler, sous le verdict radical du taux horaire, mais de mobiliser les énergies et les compétences pour s’adapter, avant les autres, aux attentes souvent versatiles du marché (exemples : le succès des produits d’habillement haut de gamme italiens, des produits de luxe français..), et s’articuler sur une réelle avance technique. Cette conjugaison s’impose au niveau de la fabrication des produits finis, mais plus encore au niveau des productions intermédiaires, qui se mondialisent elles aussi. Le couple « technique-industrie » s’impose, plus que jamais. Beaucoup de nos établissements industriels associent dorénavant les deux activités, avec une proportion croissante d’ingénieurs, et moins d’ouvriers, le long d’une chaîne logistique extrêmement ouverte sur l’extérieur.
La technique
C’est évidemment la fonction d’ancrage et de développement essentielle du développement industriel. Les gouvernements de tous les pays affichant une ambition cohérente dans ce domaine ne s’y sont pas trompés, et conduisent depuis longtemps une action structurée au profit des capacités de R&D de leurs entreprises, à travers la politique d’achats publics (civils et militaires), les subventions, les réglementations non tarifaires. L’Union Européenne, depuis sa création, souffre d’un handicap radical, puisque le principe fondateur du Marché Unique interdit aux Etats toutes les initiatives jugées contraires à l’expression d’une saine concurrence, sous la férule déterminée des Institutions de la Commission et de la Cour de Justice. Dans le contexte de la nouvelle compétition mondiale, la situation paradoxale de l’Europe s’affirme plus encore. Alors que l’on prend conscience, tardivement, de ce que l’institution d’une monnaie unique implique, corrélativement, une convergence obligée des politiques financières et budgétaires nationales, l’existence du marché unique devrait impliquer l’établissement d’une « politique industrielle européenne », à l’instar des politiques industrielles de toutes les grandes puissances. Les prémices d’une telle politique ne sont pas encore mentionnées dans les traités.
Mais la mondialisation révèle un autre enjeu de très grande importance, celui de la délocalisation des activités de R&D, engagée depuis les années 90, au profit des pays assurant la formation d’une population considérable de personnels techniques de très bon niveau, dont l’Inde, Singapour, par exemple, furent les promoteurs, sans attendre, bien sûr, la Chine et beaucoup d’autres. Cet enjeu majeur est aujourd’hui bien compris. L’institution du Crédit impôt-recherche, et, surtout, son renforcement depuis 2008, engage aujourd’hui un investissement public élevé, sous forme de moins-value fiscales, de l’ordre de 4,8 milliards en 2010, 5 milliards en 2011, au profit de plus de 16 000 entreprises, dont 2/3 pour l’industrie manufacturière. Les bénéficiaires n’en sont plus seulement les grandes entreprises, puisque plus de 70% d’entre eux emploient moins de 250 salariés. L’impact sur le coût des chercheurs est patent, mais l’effet d’entrainement sur la dynamique industrielle reste à évaluer. On eût aimé enregistrer une augmentation immédiate et significative de l’activité R&D du secteur privé, ce qui n’est pas le cas avéré dans cette période de crise. Reste à savoir ce qui se serait passé, en l’absence du CIR. L’Administration des Finances a sagement recommandé d’attendre 2013 pour porter un jugement. Mais encore ? Ne devrions-nous pas engager sans attendre une analyse concrète des investissements, et des plans d’affaires qui ont pu être engagés grâce à ce support, et dresser un panorama prospectif des réactions des quelques 20 000 entreprises industrielles du territoire à ce dispositif important mais coûteux, consenti par la collectivité, en cette période de disette budgétaire.
L’innovation
Cette « idée qui a trouvé son marché » résulte d’une boucle courte entre les trois fonctions analysées ci-dessus, commerciale, technique et logistique, qui représentent les axes d’investissement des entreprises, en proportions à peu près équivalentes. Elle assure la différenciation indispensable dans un marché mondialisé, dont la dynamique est de plus en plus gouvernée par la diversification et le perfectionnement des usages, rendus possibles par les technologies disponibles, sur un rythme très rapide. Cette réactivité, fondée sur la mobilisation de toutes les compétences spécifiques appropriées, relève évidemment de paramètres nombreux, bien au-delà des simples coûts des tâches élémentaires que l’on commente habituellement dans les comparaisons économiques internationales.
Chacun a en tête le modèle toujours envié de la Silicon Valley, carrefour exceptionnel de la haute éducation, technique et managériale, de l’esprit et du goût partagés d’entreprendre, et des capacités d’investissements associées. Sous des formes différentes, les fameux « clusters » existent aussi en Europe, nous l’avons vu. En France, l’initiative des « pôles de compétitive », lancée avant la crise, quoique sympathique, ne fait plus beaucoup parler d’elle. Ces pôles, trop nombreux, aux périmètres et à l’organisation compliquée, relevant de savants compromis politiques entre les collectivités impliquées, suscitent, dans les grandes entreprises, des commentaires souvent désabusés, sur le coût d’entretien des animateurs de ces réseaux, tandis que les représentants des plus petites entreprises restent peu loquaces, occupés, en temps de crise, par des impératifs plus urgents. Pourtant, là aussi, un bilan des actions de coopération engagées entre grandes entreprises, centres de recherche, universités (via, notamment, l’engagement beaucoup plus fréquents de doctorants), et les plus petites entreprises innovantes, serait à conduire.
Plus stratégiques, sans doute, sont à considérer les initiatives décidées dans le cadre du « Grand emprunt », en faveur d’une relance de la recherche universitaire sur des campus rénovés, ainsi que des projets proposés par l’industrie (pour un montant programmé de 6,5 milliards). Trop tardives ? Trop lentes à mettre en œuvre, au terme de processus administratifs très lourds ? En tout cas, ces actions révèlent la relance d’une ambition stratégique de développement de long terme, bien oubliée depuis les « grands programmes » des années soixante. Faire, par exemple, du plateau de Saclay, autour du campus rénové de Paris XIII, de l’Ecole Polytechnique, des autres Grandes Ecoles, des centres de recherche publics ou d’entreprises déjà installés ou en cours de ralliement, le plus grand centre de recherche d’Europe est une réelle ambition d’avenir. L’ignorance générale du grand public, la lenteur des processus de concertation entre une multitude d’institutions indépendantes n’enlèvent rien à l’ampleur du projet, si, toutefois, il n’arrive pas trop tard, dans un monde en si rapide transformation (on songe, par exemple, à la croissance stupéfiante des plateaux de recherche en Asie…).
L’accélération de la transformation du monde nous incite à nous concentrer sur la construction d’une vision Nous devons restaurer l’analyse prospective pour maitriser l’accélération du monde présent. Bien évidemment, il ne s’agit pas de revenir aux « Plans quinquennaux », de nature normative, que l’on aimait à construire dans les décennies d’après-guerre ! Mais des réflexions globales, comme le « Livre Blanc de la Défense » (en cours de réactualisation) ou le « Grenelle de l’Environnement », constituent de bons exemples de ce qu’il faudrait engager pour bâtir cette vision de notre développement industriel, et de tout l’environnement associé : formation, marché du travail, infrastructures, financement et services.
Après tout, ce dont ont le plus besoin nos compatriotes aujourd’hui – les politiques en charge des arbitrages globaux, les jeunes à la recherche d’une orientation, les décideurs économiques – c’est d’une vision articulée, cohérente et crédible, d’un avenir accessible de notre développement industriel, à partir de laquelle des arbitrages pourront être opérés et mis en œuvre avec vigueur… pour que « mondialisation » ne rime plus avec « délocalisation ».