La délocalisation raisonnée
La délocalisation raisonnée deviendra un moyen pour réussir la nécessaire montée en gamme de l’Europe.
La délocalisation raisonnée, avec une justification économico-industrielle, deviendra un moyen pour réussir la nécessaire montée en gamme de l’Europe.
Le mouvement de désindustrialisation est aujourd’hui bien connu et multi-causal : externalisation et déplacement vers les services, gains de productivité et délocalisations, perte de compétitivité et de parts de marché. Pour ce qui est de la délocalisation on a observé deux facteurs de déclenchement :
> un facteur rationnel relevant d’une logique de marché (volonté d’augmenter la compétitivité au sens large et la capacité de financement de l’investissement)
> un facteur plus irrationnel relevant de l’effet d’entrainement, voire de l’effet de mode.
Depuis quelques années, la maturité des industriels sur ce sujet a considérablement augmenté, grâce notamment à de multiples expériences de délocalisations pas toujours pleinement réussies, voire dans certains cas désastreuses.
Quels sont les écueils les plus fréquemment rencontrés ? Comment mettre à profit ces expériences pour repenser la «méthode» de délocalisation, tout en gardant à l’esprit la nécessité de réindustrialiser la France et dans une plus grande mesure l’Union européenne qui, rappelons-le, est encore la plus grande zone de libre-échange au monde, avec plus de 500 millions d’habitants et un PIB de plus de 12 000 milliards d’Euros ?
Afin de fixer les idées, prenons ici l’exemple de la Chine, mais le constat serait le même pour tout pays à bas coûts s’engageant dans une dynamique similaire à celle de la Chine. Voici cinq idées reçues, non exhaustives, qui montrent à quel point l’eldorado chinois peut se transformer en désillusion, voire en véritable cauchemar.
Idée reçue 1 : Produire en Chine est moins cher, car la main d’œuvre est beaucoup moins coûteuse
Il est vrai qu’il y a un ratio de 1 à 15 entre le coût complet de l’heure de travail de la Chine et celui de la France ou de l’Allemagne. Cependant, le bénéfice attendu n’est obtenu que si la part de la main d’œuvre dans le coût de revient du produit est importante. Par ailleurs les salaires augmentent de 20 à 30% par an dans les provinces côtières ou développées industriellement, et de 15% par an dans les zones moins développées. On estime que cinquante millions de Chinois accèdent chaque année au niveau de vie européen ; ceci expliquant cela…
Idée reçue 2 : Le différentiel de coût de la main d’œuvre (lorsque la structure de coût rend l’exercice pertinent) suffit à gagner en compétitivité
Là encore, l’expérience montre que les déconvenues sont nombreuses, notamment à cause du coût complet de la logistique et des surcoûts liés à la non qualité. Les Chinois sont très efficaces pour réaliser des produits d’entrée ou milieu de gamme, à partir du moment où les séries sont importantes, que le produit dans sa définition est stable et que les processus de production peuvent être industrialisés. Dans le cas contraire, les problèmes de non qualité et de surcoûts indirects peuvent rapidement devenir rédhibitoires.
Idée reçue 3 : Toutes les entreprises peuvent délocaliser en Chine
Au-delà de l’effet de mode, beaucoup de PME/ ETI ont été poussées par leurs donneurs d’ordres à les suivre dans des zones à bas coûts ou zones dollar lorsque jugé nécessaire. Le constat est souvent le même : pour réussir un transfert de production en Chine, il faut l’accompagner avec des compétences directes (industrialisation, achats et approvisionnement, production, qualité) et des compétences indirectes (management, formation, partenariats, lobbying). Ces compétences sont rares chez les PME et les petites ETI, et surtout elles coûtent très cher à l’entreprise. Cet accompagnement n’est donc pas accessible à toutes les entreprises. Il est nécessaire d’avoir une taille critique et surtout les moyens financiers pour transférer efficacement les savoir-faire, à défaut de quoi, les surcoûts sont à nouveau au rendez-vous…
Idée reçue 4 : Les Chinois sont disciplinés, ce qui permet une meilleure productivité
Il est intéressant de confronter cette idée largement répandue avec l’expérience des chefs d’entreprises européens en Chine. Ils expliquent que la réalité est tout autre. La nouvelle génération de managers chinois a un ego qui n’a rien à envier aux managers européens. La course aux responsabilités, au pouvoir, à la visibilité et au package financier existe bel et bien dans les entreprises chinoises, ce qui crée exactement les mêmes tensions et conflits entre les managers que dans les entreprises européennes. Par ailleurs, le taux de turnover dépasse régulièrement les 20% (le plus élevé en Asie) dans les secteurs industriels (il peut atteindre 50% dans d’autres secteurs !), avec comme moteur principal la course au package, les salaires hongkongais faisant référence pour les managers chinois. Enfin, rappelons que la Chine doit gérer des milliers d’émeutes par an, notamment dues aux 153 millions d’ouvriers migrants qui veulent avoir leur part du développement et de l’enrichissement du pays. L’environnement ne peut donc pas être qualifié de serein et de discipliné pour les entreprises.
Idée reçue 5 : En ne transférant que de l’assemblage ou de la production sur plans, les technologies sont protégées
C’est probablement l’idée reçue la plus fausse et la plus dangereuse. D’abord parce que dans certains cas, les facteurs de différenciation ou barrières à l’entrée sont davantage dans les savoir-faire industriels que dans les technologies. Par ailleurs, à travers les processus industriels, on peut apprendre beaucoup sur le produit, surtout dans les activités de test et de SAV. En outre, cela donne accès à la Supply Chain amont des composants (ou des équipements, selon les cas), ce qui permet d’avoir un accès accéléré aux fournisseurs référencés et à leurs méthodes de travail. Parfois, les fournisseurs clés accompagnent l’assembleur dans son mouvement de délocalisation et s’installent à proximité du site, ce qui là encore, augmente à terme les risques de transferts technologiques. Par ailleurs, même si cela est un effet indirect, le fait d’éloigner la production des centres de R&D diminue l’efficacité du développement produit, mais également appauvrit avec le temps la capacité de recherche technologique et d’innovation. Enfin, plusieurs expériences montrent que les Entreprises d’Etat chinoises, sous la pression du gouvernement (plan actuel dit du «Strong», après le plan dit du «Big»), ne se suffisent plus de prestations d’assemblage ou de production et exigent des transferts de technologies, avec des mesures de rétorsion à la clé en cas de refus…
Pour autant faut-il faire une croix sur les délocalisations en Chine ou autre pays à bas coûts du même type, et rapatrier toutes les activités d’assemblage et de production ? Passer d’un extrême à l’autre n’est certainement pas la solution, car la globalisation est une réalité que les industriels ne peuvent ignorer.
Tout d’abord, s’installer en Chine pour pénétrer le marché chinois, en intégrant les facteurs de coûts locaux (matières premières, main d’œuvre, tissu industriel…), ainsi que la spécificité des attentes locales, est une bonne chose.
Au-delà de cet impératif de proximité des clients pour des raisons commerciales, le processus de décision entre conserver, délocaliser ou rapatrier doit certainement démarrer par une segmentation des produits (en fonction de leur niveau de gamme, de leur image de marque, de leur valeur ajoutée…) et des flux industriels. Pour chaque type de produits, de composants ou d’activités industrielles, il devient nécessaire de se poser les questions suivantes :
> Quel est le véritable coût de revient (incluant celui de la logistique, des douanes, de la non qualité, du traitement administratif…) ?
> La devise est-elle favorable et stable ?
> Quel est le niveau de qualité exigé ?
> Les compétences et savoir-faire sont-ils disponibles ?
> Indépendamment des compétences, les capacités industrielles sont-elles disponibles ?
> Quels sont les risques de transferts de technologies et de savoir-faire ?
> La réactivité (temps de cycles de fabrication et de logistique) est-elle suffisante ?
> Le «made in China» pénalise-t-il les ventes (effet d’image) ?
> Les conséquences sociales et environnementales sont-elles acceptables ?
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle montre bien la nécessaire ingénierie pour élaborer une politique industrielle optimisant la compétitivité au sens large et donc in fine la création de valeur. Il s’agit de conserver ou relocaliser en France (a minima en Europe) ce qui doit l’être et de délocaliser dans les pays à bas coûts (ou zones dollar, lorsque la structure du marché l’exige) ce qui doit également l’être.
Pour conclure, il est illusoire de penser que nous pouvons encore revenir dans la course aux bas coûts sur des commodités. L’Europe et a fortiori la France ne pourront améliorer leur balance commerciale (déficit de 40 milliards pour la France en 2011) qu’en misant sur le haut de gamme et l’innovation. Une telle posture ne peut être mise en œuvre que si trois conditions sont réunies :
> un environnement pays, voire européen, favorable au développement des entreprises dans ce sens ;
> des entreprises faisant des profits et réinvestissant une part significative de leurs marges dans la R&D et l’innovation au sens large ;
> des partenaires financiers (equity et dettes) permettant de tenir les positions de trésorerie et de compléter le financement de la R&D, ainsi que le développement à l’international.
Or la deuxième condition ne peut être satisfaite que si les entreprises réalisent des marges suffisantes. En ce sens, délocaliser une partie de la production tel que défini plus haut, c’est-à-dire avec une véritable justification économico-industrielle, devient un moyen pour accélérer la mise en œuvre du nécessaire mouvement vers la montée en gamme et permet de contenir les activités stratégiques ou à forte valeur ajoutée.