Les émissions indirectes, prochain chantier de décarbonation de l’industrie

Les émissions indirectes, prochain chantier de décarbonation de l’industrie

@Shutterstock/ESB Professionnal

 

ÉDITO

Les entreprises industrielles sont arrivées à une étape charnière de leur décarbonation. Alors qu’elles accélèrent leurs efforts pour réduire leurs émissions directes et atteindre les objectifs de la Stratégie nationale bas carbone, elles voient poindre un autre chantier, plus complexe et plus ambitieux encore : celui de la réduction de leurs émissions indirectes, produites par leurs partenaires et clients tout au long de leur chaîne de valeur. Ces émissions, plus diffuses, pèsent lourd dans leur empreinte carbone et, dans la plupart des secteurs d’activité, même davantage que les émissions directes. Pourtant, malgré ce poids, le chantier de la réduction des émissions indirectes est encore balbutiant. Comment les entre- prises peuvent-elles se mettre en mouvement ? L’intégration des « émissions indirectes significatives » dans les bilans d’émissions des grandes entreprises françaises, depuis le 1er janvier 2023, sera-t-elle suffisante ?

UNE RÉGLEMENTATION NAISSANTE CONCERNANT LE « SCOPE 3 »

Les différents postes d’émissions de gaz à effet de serre (GES) sont définis dans la nomenclature du GHG Protocol. Les entreprises distinguent les émissions qu’elles génèrent elles-mêmes du fait de leur activité productive et de leur consommation de combustibles (scope 1), celles qui découlent de la production d’électricité, de chaleur et de vapeur qu’elles consomment (scope 2) et celles enfin qui émanent de leurs partenaires (fournisseurs, sous-traitants, prestataires et clients) en amont et en aval de la chaîne de valeur (scope 3).

La répartition de l’empreinte carbone totale des entreprises entre ces trois scopes d’émissions varie fortement selon leur secteur d’activité et leur positionnement sur la chaîne de valeur. Ainsi, les industries d’assemblage (automobile, ferroviaire, etc.) génèrent peu d’émissions directes comparées aux industries de base (métallurgie, chimie, etc.) mais héritent, dans leur empreinte carbone, de celles de leurs fournisseurs et sous-traitants. D’après les estimations de l’Ademe, le scope 3 représenterait en moyenne 30 % de l’empreinte carbone des entreprises « intensives en carbone »1 contre 83 % pour toutes les autres.

Or, lorsqu’elles réalisent leur bilan carbone et qu’elles élaborent leur plan de décarbonation, les entreprises se concentrent sur leurs émissions de scopes 1 et 2, et portent encore peu d’efforts sur leurs émissions de scope 3. Il faut dire que la réglementation environnementale est, à ce jour, essentiellement portée sur les émissions directes. D’une part, le système européen des quotas d’émissions (SEQE-UE), qui constitue le principal outil communautaire contraignant en vue de la neutralité carbone, raisonne sur la base des émissions générées à l’échelle des installations industrielles. D’autre part, si les entreprises de 500 salariés ou plus installées en France métropolitaine sont tenues, depuis 2012, de produire périodiquement un bilan d’émissions de GES, l’intégration des émissions de scope 3 était facultative avant le 1er janvier 2023. Résultat, parmi les entreprises ayant déposé un bilan carbone auprès de l’Ademe entre 2018 et 2021, 57 % ont renseigné au moins un poste d’émissions de scope 32 et seules 22 % en ont renseigné 6 ou plus. Publié en juillet 2022, le décret ministériel qui introduit l’obligation de chiffrage des « émissions indirectes significatives » vient, au passage, majorer les sanctions financières en cas de manquement à l’exercice et de récidive. En parallèle, la nouvelle directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) généralisera, dans les prochaines années, les exigences de reporting environnemental, dont le chiffrage du scope 3, à plus de 50 000 entreprises européennes, soit un volume cinq fois plus élevé que la directive existante. De nouvelles attentes réglementaires qui participent donc à un changement au sein des entreprises.

DES INCITATIONS ÉCONOMIQUES ÉMERGENTES

Outre la réponse réglementaire, le chantier du scope 3 s’inscrit également dans les intérêts économiques à long terme des entreprises. En effet, leurs partenaires financiers (fonds d’investissement, actionnaires, banques, etc.) ainsi que leurs clients, eux-mêmes engagés dans leur propre transition environnementale, portent une attention croissante au reporting extrafinancier dans leurs arbitrages. Les retours de terrain témoignent notamment d’une prise en compte croissante des émissions indirectes issues de l’amont de la chaîne de valeur. Ainsi, d’après une enquête réalisée par La Fabrique de l’industrie et KPMG en 2023, 72 % des grandes entreprises interrogées travaillent avec leurs fournisseurs pour produire des biens écoresponsables et 48% vont jusqu’à revoir leur stratégie d’approvisionnement pour réduire leurs émissions de scope 3. En 2021, l’équipementier automobile Faurecia a par exemple signé un contrat auprès d’un consortium industriel européen pour se fournir en acier décarboné à partir de 2026. L’entreprise industrielle Aluminium Dunkerque confirme, par effet miroir, cet infléchissement de la demande: « nos clients, notamment de l’automobile, nous questionnent et nous challengent sur notre propre scope 3, indique Laurent Courtois, directeur Énergie Climat de l’entreprise, en anticipant que demain, le niveau de notre scope 3 sera soit un avantage compétitif, soit une barrière à l’entrée sur nos marchés clients. » Dans une certaine mesure, cette incitation est déjà visible du côté de la commande publique : la loi Industrie verte, publiée en octobre 2023, prive désormais des marchés publics les entreprises qui manquent à leur obligation de publier un bilan d’émissions de GES.

La réduction volontaire des émissions de scope 3 est, enfin, l’occasion pour les dirigeants de témoigner de leur bonne volonté et de leur conviction environnementale dans une démarche d’éthique d’entreprise ou de raison d’être. Ce volontarisme corporate ressort nettement de l’enquête chiffrée réalisée par l’Ademe en mai 2022. Parmi les entreprises qui n’ont pas attendu le décret ministériel pour chiffrer leurs émissions indirectes, près de 80 % souhaitaient avoir une vision complète de leurs émissions, disposer de connaissances sur des postes stratégiques ou confirmer la prépondérance du scope 3 dans leur empreinte carbone.

UN DÉFI OPÉRATIONNEL DE TAILLE

Il n’empêche : la réduction des émissions indirectes constitue un véritable défi opérationnel sur le terrain. Le chiffrage des émissions de scope 3 se heurte d’abord à des difficultés bien connues des entreprises. L’exercice dépend fondamentalement de la capacité et de la propension des partenaires des entreprises à produire et à partager leurs propres données ; or, cela n’est pas acquis tout au long d’une même chaîne de valeur, compte tenu de l’asymétrie des politiques climatiques à l’échelle mondiale. C’est d’ailleurs dans ce contexte que le groupe Schneider Electric a fait le choix, en 2021, de partager ses outils numériques de chiffrage d’émissions à ses fournisseurs dans le cadre du Projet Zéro Carbone. Pour les mêmes raisons susmentionnées, les tentatives de collaboration peuvent ne pas aboutir ; les partenaires extra-européens, qu’ils soient fournisseurs ou logisticiens, n’évoluent pas dans le même environnement réglementaire et peuvent, de fait, passer outre les exigences environnementales d’une frange de leurs clients.

Dans l’attente d’un nivellement par le haut des politiques climatiques mondiales, ce chantier de la réduction des émissions indirectes constituerait également une opportunité de relocaliser des activités sur le territoire européen, dans une double perspective de régionalisation des chaînes de valeur et de sécurisation des approvisionnements. Cette démarche permettrait effectivement d’abattre les émissions importées : les travaux de l’Insee (2022, 2023) démontrent que l’intensité carbone de la production française et européenne est moins élevée que celle de la moyenne mondiale et que, de ce fait, le choix de localiser une activité en France plutôt qu’à l’étranger fait baisser les émissions mondiales de CO2. Mais cette promesse environnementale peine encore à l’emporter face à des contre-arguments de poids, comme la forte concentration et la compétitivité prix de l’offre étrangère sur le marché mondial. Seules 17 % des grandes entreprises envisagent, dans un tel contexte, de relocaliser des activités amont, d’après l’enquête de La Fabrique de l’industrie et de KPMG. Signe que les conditions économiques de la décarbonation complète des entreprises ne sont pas encore réunies.

  • 1. Voir les huit secteurs concernés dans l’encadré « Chiffres-clés ».
  • 2. La part tombe à 40 % en excluant le poste « émissions liées à l’énergie non incluses dans le scope 1 et 2 », dont l’Ademe indique qu’il est facilement chiffrable. Ce poste couvre les émissions liées à l’extraction, la production et le transport des énergies consommées par l’entreprise (combustibles, électricité, chaleur, vapeur).

CONCLUSION

Avec la mondialisation des échanges, les émissions indirectes produites sur les chaînes de valeur sont devenues une composante importante, et même souvent majoritaire, de l’empreinte carbone des entreprises. Pourtant, si des initiatives émergent sur le terrain pour réduire les émissions de scope3, le chantier n’en est qu’à ses débuts et souffre de l’asymétrie persistante des politiques climatiques à l’échelle mondiale. La relocalisation d’activités à l’échelle européenne se présente comme une réponse prometteuse d’un point de vue environnemental, mais ce levier de décarbonation avéré ne sera activable que lorsqu’il sera également conforme à l’intérêt économique des entreprises. À défaut, celles-ci privilégient pour le moment la collaboration avec leurs fournisseurs, un axe qui augure des retombées environnementales plus faibles et plus lentes.

En savoir plus

Ademe (2022), Évaluation 2021 de la réglementation des bilans d’émissions de gaz à effet de serre, Rapport.
Autorité des marchés financiers (2021), Panorama financier et extra-financier du reporting carbone des entreprises, Rapport.
Diop, A., Lolo, D. (2023). Les grandes entreprises sur la voie de la transition énergétique, Les Notes de La Fabrique, Paris, Presse des mines.
Insee (2022), Un tiers de l’empreinte carbone de l’Union européenne est dû à ses importations. Insee Analyses, no74.
Insee (2023), Produire en France plutôt qu’à l’étranger, quelles conséquences ? Insee Analyses, no89. Pour accéder aux estimations ministérielles de l’empreinte carbone de la France entre 1990 et 2022 :
https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/lempreinte-carbone-de-la-f rance-de-1995-2022
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