Associer les salariés à l’effort de réindustrialisation en les associant au capital des entreprises
Des pays comme les États-Unis ont mis en place des fonds de retraite par capitalisation qui contribuent fortement à la puissance de leurs entreprises. Pourquoi ne pas mettre à contribution l’épargne des Français via un modèle plus sécurisé que le modèle américain, en mutualisant l’actionnariat des salariés des entreprises industrielles au sein d’un fonds ? Associer les salariés au capital des entreprises permettrait de combiner partage du profit et relance de l’industrie.
La force du capitalisme américain vient de sa capacité à lever des fonds pour développer ses entreprises. Selon la Banque mondiale, la capitalisation boursière des entreprises américaines représente 40 % de la capitalisation mondiale avec plus de 50 000 milliards de dollars. La capitalisation de ses champions, Apple et Microsoft, dépasse respectivement celle du CAC 40 et du DAX allemand.
Le retard par rapport au modèle américain ne peut être comblé qu’à l’échelle européenne mais dégager les moyens de financer la relance des entreprises industrielles françaises dépend de la volonté politique nationale.
Car le gouvernement français affiche bien une volonté de réindustrialiser son économie. Le plan France 2030 s’accompagne d’une enveloppe de 54 milliards d’euros pour servir cette ambition. Cependant une étude de PwC présentée lors de Global Industrie montre que l’accroissement de la part de l’industrie dans le PIB français ne sera à cet horizon que de 2 points passant de 10 à 12 %. C’est probablement insuffisant pour redresser la balance commerciale française. Les subventions accordées sont assorties d’un co-investissement des entreprises, mais celles-ci doivent alors lever des fonds propres.
L’effort d’investissement en fonds propres des entreprises bénéficiaires du plan devrait donc atteindre également 50 milliards d’euros. L’État peut-il être moteur pour mobiliser ces montants alors que nous ne disposons pas en France d’un fonds souverain ? À l’étranger, la plupart sont alimentés par les ressources financières issues de la production d’énergie, mais nous n’exportons pas assez d’énergie électronucléaire pour créer de telles ressources.
Les Français détiennent 6 000 milliards d’euros d’épargne
Pour éviter de recourir à la dette, la solution pourrait venir des Français eux-mêmes. Leur épargne est colossale avec près de 6 000 milliards d’euros1 à fin 2021, mais elle reste orientée aux deux tiers vers des produits de taux (livret A et assurance vie principalement) et insuffisamment vers des produits de fonds propres (moins du tiers). C’est sur la répartition de cette allocation que peut se dégager une solution. Le ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire, a affiché dès 2017 sa volonté de porter à 10 % la part de l’actionnariat salarié dans les entreprises françaises. Le dispositif législatif a été amélioré pour faciliter ce projet, mais à ce jour le taux moyen au sein du SBF 120 n’est que de 2,4 %.
À fin 2022, l’État disposait, principalement à travers l’Agence des participations de l’État (APE), de participations valorisées à 125 milliards d’euros dans les entreprises dont plus de 40 milliards dans des entreprises cotées en Bourse (en excluant EDF). La conversion des participations de l’État en actionnariat salarié permettrait presque d’atteindre 5 % du capital du SBF 120.
Transférer les fonds détenus par l’État aux salariés des entreprises
La mécanique pour atteindre cet objectif est simple. L’État pourrait créer, par le biais d’une structure financière qu’il contrôlerait, un fonds mutualisé accueillant l’ensemble des actions détenues. Il s’agirait alors, via des cessions, de transférer progressivement des parts de ce fonds mutualisé aux salariés des entreprises. Le fonds serait un fonds éligible aux dispositifs d’épargne retraite des entreprises (PERECO) afin que les salariés puissent bénéficier de la déductibilité fiscale de leur investissement (dans la limite du plafond annuel de leur feuille d’imposition). Les entreprises proposant un abondement des souscriptions de leur Plan d’Épargne Retraite (PER) en feraient bénéficier leurs salariés pour apporter un complément de sécurisation de l’investissement. Le critère de mutualisation du fonds est fondamental pour limiter le double risque de l’actionnariat salarié portant sur le salaire et le patrimoine en cas de défaillance de l’entreprise. Lors du lancement de ce fonds, l’ensemble des salariés des entreprises cotées ayant l’APE au capital serait concerné.
L’intégration dans un dispositif d’épargne retraite est également très important pour garantir le maintien à long terme de ce fonds de substitution dans le financement des entreprises. L’APE serait d’ailleurs le meilleur gestionnaire de ce fonds pour en assurer la pérennité à long terme. Pour sa gouvernance, l’APE pourrait organiser un conseil de surveillance intégrant un représentant des salariés de chacune des entreprises qui composent le fonds (a priori le président du fonds d’actionnariat salarié de l’entreprise). L’APE peut coordonner la délégation des votes du fonds, dans les assemblées générales de chaque entreprise, au salarié représentant l’entreprise dans le conseil de surveillance du fonds. Ainsi les intérêts stratégiques nationaux de ces participations seraient préservés, et ces blocs défensifs au sein du capital des entreprises seraient conservés dans la durée.
Avec la quarantaine de milliards d’euros dégagés par les cessions, l’État retrouverait alors un rôle d’investisseur à risque dans les entreprises des nouvelles filières stratégiques de France 2030. Il pourrait alors structurer le développement des filières en intervenant fortement au capital des entreprises. Bpifrance serait probablement le meilleur gestionnaire de ce nouveau fonds d’investissement ; gérant déjà les 54 milliards de subventions, la Banque publique d’investissement pourrait déclencher de façon synchrone l’entrée au capital des start-up et PME innovantes pour doper leur croissance.
L’État pourrait également inciter ces nouvelles entreprises à développer leur actionnariat salarié. Ainsi, une fois atteint le niveau de maturité requis (dont la cotation), elles pourraient intégrer à leur tour le fonds d’actionnariat salarié mutualisé et permettre à l’État de céder à nouveau des participations pour retrouver une nouvelle capacité d’investissement2.
Avec une telle noria, intégrant aussi l’entrée progressive de nouvelles sociétés cotées qui n’avaient pas l’APE au capital, l’objectif ministériel des 10 % d’actionnariat salarié pourrait se concrétiser en 2030. En effet, le fonds mutualisé pourrait atteindre près d’une centaine de milliards d’euros en une décennie (en tablant sur un rendement annualisé moyen de 7 à 8 %), ce qui augmenterait de moitié ce type d’actif en France (en Californie le fonds de retraite des enseignants dépasse déjà les 180 milliards de dollars).
Inventer les solutions techniques pour relever les défis environnementaux, énergétiques et sociétaux est une opportunité de retrouver une place parmi les nations les plus innovantes et retrouver ainsi rapidement des capacités d’exportation. Les capacités technologiques de recherche et d’ingénierie sont là, il faut maintenant mobiliser le financement en fonds propres de nouvelles filières pour les accélérer. La valeur créée pourra à la fois contribuer au désendettement de la France et à la restauration de ses marges de manœuvre financière (à l’image de ce que notre voisin allemand a su créer en quelques décennies). Ce projet de financement souverain pourrait également apporter aux Français un modèle économique plus redistributif et apte à relancer leur pouvoir d’achat, en particulier par le recours à cette épargne dans la phase de retraite. Un tel projet suppose une collaboration forte de nombreux acteurs pour dégager un maximum de synergies. Et, s’il est partagé largement, il peut nous permettre d’atteindre un résultat aussi spectaculaire que la Corée du Sud qui, en moins de vingt-cinq ans, a réussi à devancer la France au classement des puissances industrielles et fait aujourd’hui quasiment jeu égal avec l’Allemagne. Notre capacité d’innovation associée à une volonté étatique forte peut nous faire rattraper ce retard, afin que l’industrie retrouve toute sa part dans le PIB.
[1] Source : Fédération française bancaire.
[2] En partant du principe que le fonds mutualisé permet de se préserver d’une variation à la baisse, même importante, d’une des valeurs.