ENTREPRISES LIBÉRÉES : CHI VA PIANO VA SANO
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RÉSUMÉ
La notion d’entreprise « libérée » doit son succès au best-seller d’Isaac Getz et de Brian Carney, Liberté & Cie, paru en 2012 ainsi qu’au documentaire Le bonheur au travail diffusé en 2014 sur Arte. Depuis, un nombre croissant d’organisations, particulièrement en France, cherchent à s’inspirer de cette forme organisationnelle dans laquelle « les employés ont une complète liberté et responsabilité pour faire les actions qu’eux-mêmes, et non leur supérieur, estiment les meilleures » (Getz, 2009). Parmi les exemples les plus connus de mise en pratique, on peut citer Décathlon, Kiabi ou encore Airbus Saint-Nazaire. Il existe aussi des cas d’échec célèbres, comme la biscuiterie Poult, où l’on a constaté un retour en arrière, notamment suite au départ de l’initiateur de la transformation (souvent appelé le « leader libérateur »). Se pose donc la question des facteurs qui favorisent, pérennisent ou au contraire entravent la « libération » des salariés vers plus d’autonomie et de participation. Si Isaac Getz insiste pour dire qu’il n’y a pas un modèle ni une méthode à respecter, il existe néanmoins un certain nombre de bonnes pratiques à mettre en œuvre pour réussir une telle transformation.
L’ENTREPRISE LIBÉRÉE : UN ENSEMBLE DE PRATIQUES MANAGÉRIALES EN « GRAPPES »
Caroline Mattelin-Pierrard (2019) a relevé une dizaine de pratiques managériales caractéristiques de l’entreprise libérée, telles que le droit à l’erreur, la transparence de l’information ou encore l’organisation flexible du travail (voir le schéma infra). Appréhender la libération comme un processus avant tout organisationnel invite à dépasser la seule figure du «leader libérateur» et rend donc le succès de la démarche moins dépendant de la personnalité charismatique du dirigeant. D’autre part, étudier les pratiques managériales permet de mesurer l’étendue des changements effectivement opérés, au-delà des discours et des promesses de la direction à des fins de communication (happy washing ou social washing).
Le travail de recherche sur lequel repose ce Cube va plus loin et propose de regrouper ces pratiques managériales en trois grappes. Chacune désigne un sous-ensemble de pratiques cohérentes entre elles, partageant une même finalité : une grappe de communication, une grappe d’accompagnement des salariés et une grappe d’autonomisation (voir le schéma).
PRIVILÉGIER UNE MONTÉE EN AUTONOMIE PROGRESSIVE
Une fois ces pratiques clairement identifiées, reste à s’interroger sur la temporalité de leur adoption : dans quel ordre les mettre en œuvre afin d’augmenter les chances de réussir cette transformation ? Y a-t-il de grandes étapes à suivre ou, du moins, des points de vigilance à garder en tête dans la conduite d’un projet de libération ? Pour ce faire, nous nous sommes intéressés aux difficultés rencontrées par deux PME françaises que l’on peut qualifier de « libérées » au regard de leurs pratiques. Si la première a choisi de basculer d’un seul tenant vers l’entreprise libérée, en adoptant le modèle de l’holacratie (voir encadré), la seconde a opté pour une démarche plus expérimentale, avec une mise en œuvre des pratiques de libération au fil de l’eau.
La comparaison de ces deux entreprises fait notamment ressortir que certaines pratiques en soutiennent d’autres, et peuvent ainsi pérenniser la libération. À ce titre, nous distinguons les pratiques « capacitantes » (c’est-à-dire qui donnent les moyens d’agir aux salariés) et celles « d’action » (qui leur permettent d’agir en toute autonomie), les premières favorisant la mise en œuvre des secondes. Il existerait donc bien un ordre d’adoption à privilégier : œuvrer d’abord à la fluidification de la communication (par exemple en créant des espaces d’échanges ouverts à tous) et à la mise en place de dispositifs d’accompagnement (par exemple avec des séances de coaching) tend à faciliter la montée en autonomie des salariés (par exemple en matière de participation à la décision). Le basculement « direct » d’un modèle classique à un modèle d’entreprise libérée, quand il ne suit pas cette logique de mise en œuvre, offre aux salariés moins d’opportunités de s’approprier le processus et d’en adapter les contours.
En d’autres termes, il apparaît judicieux de libérer une organisation progressivement, en combinant prudence et pragmatisme. En effet, agencer des pratiques managériales de manière cohérente ne signifie pas qu’il faille les graver dans le marbre : les ajustements au contexte organisationnel sont toujours souhaitables. Une approche expérimentale semble donc préférable. La meilleure illustration en est que, paradoxalement, moins d’itérations ont eu lieu dans la seconde organisation, celle qui a fait le choix de « se hâter lentement » en laissant émerger les pratiques de libération à partir des envies et besoins exprimés par les salariés (par exemple, la participation au processus de recrutement a été testée dans un service avant de se répandre en tache d’huile dans le reste de l’entreprise). À l’inverse, dans l’autre organisation étudiée, plus d’allers-retours ont eu lieu, surtout concernant le rôle du manager. Les pratiques libérées ayant été adoptées d’un seul tenant, en suivant à la lettre le modèle de l’holacratie, leur assimilation a été plus délicate.
CONCLUSION
La libération d’une organisation s’apparente à un jeu d’équilibre entre planification et adaptation. Comme il n’existe pas de modèle unique et figé pour réussir une libération, les managers ont un rôle important à jouer en tant qu’acteurs du changement, en construisant un environnement propice à l’autonomisation des salariés tout en restant ouverts aux suggestions de ces derniers. Consacrer des efforts importants à l’amélioration de la communication et aux dispositifs d’accompagnement peut se révéler particulièrement utile. Sans cette implication prudente et pragmatique des managers, le risque de dégradation voire d’abandon des pratiques dites libérées est élevé. Mieux vaut donc ne pas les adopter « en bloc » au lancement de la démarche mais plutôt de manière progressive, en privilégiant une approche expérimentale qui tolère des adaptations itératives et en restant à l’écoute des salariés.
En savoir plus
Carney B. M. & Getz I. (2009), Freedom, Inc.: Free Your Employees and Let Them Lead Your Business to Higher Productivity, Profits, and Growth, New York City, Crown Business.
Getz I. (2009). Liberating Leadership: How the Initiative-Freeing Radical Organizational Form Has Been Successfully Adopted. California Management Review, 51(4), 32-58. DOI: 10.2307/41166504.
Lee M. Y., & Edmondson A. C. (2017), Self-Managing Organizations: Exploring the Limits of Less- Hierarchical Organizing. Research in Organizational Behavior, 37, 35-58.
Mattelin-Pierrard C. (2019), Des antécédents managériaux à la performance sociale de l’entreprise libérée : une lecture intégrative par l’innovation managériale. Thèse de doctorat, Université Savoie Mont Blanc.
Mattelin-Pierrard C., Battistelli M., Dubey A.-S. (À paraître), Libérer l’entreprise en lâchant les grappes ? Vers une double cohérence du processus d’adoption des pratiques managériales, M@n@gement.
Meissonier R. (2014), Le bonheur au travail, Arte, https://boutique.arte.tv/detail/bonheur_travail
Weil, T., Dubey, A.-S. (2020), Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
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