Si la crise est économique, la résilience est humaine
RÉSUMÉ
La crise de la Covid-19 a crûment reposé la question du maintien de l’emploi industriel dans nos territoires. Pour y faire face, on a beaucoup invoqué la notion de « résilience », mais peu expliqué par quelles actions concrètes on construit celle-ci.
Dans son ouvrage Fonder une industrie contributive et résiliente, Alain Verna pose les fondations d’une industrie pérenne, responsable et intégrée dans son environnement. À travers son expérience à la tête du site de Toshiba TEC à Dieppe, il partage sa vision et ses pratiques
– managériales, industrielles et relationnelles – pour assurer le succès durable d’une entreprise industrielle à la fois ancrée dans son territoire et ouverte sur le monde.
S’il fallait résumer son expérience entière en une seule phrase, c’est : « faire de l’entreprise un lien entre les personnes ». En effet, surmonter le risque de délocalisation exige une amélioration constante de la valeur ajoutée produite pour le client, qui repose elle-même sur deux fondamentaux : la capacité d’adaptation et une culture d’entreprise forte.
Dans son ouvrage Fonder une industrie contributive et résiliente, Alain Verna revient sur son expérience à la tête du site de Toshiba TEC à Dieppe. Il y relate les aventures d’un site industriel en perpétuel renouvellement et du territoire qui l’accueille, depuis les débuts de la mondialisation « heureuse » jusqu’à l’irruption de la Covid-19.
LA FORCE DE LA CULTURE D’ENTREPRISE
Les femmes et les hommes de l’entreprise sont au cœur de toute démarche d’amélioration continue, car le succès des transformations successives repose sur leur adhésion à une vision collective, inscrite sur le long terme. Les méthodes japonaises dites de « Totale Productivité » encouragent l’implication et l’appropriation, par les salariés, de méthodes de travail imprégnées de bon sens.
Au sein du « territoire » que représente l’usine, elles créent les conditions de l’autonomie et de la transparence : ainsi les indicateurs de pilotage et de résultats sont partagés dans le cadre d’un management dit «de proximité» qui accorde un rôle essentiel à l’expérience professionnelle
– plutôt qu’à la consigne hiérarchique. Cette forme de management consiste, par exemple, à attribuer un rôle à chacun, tout en favorisant la polyvalence, par l’assimilation de l’ensemble des processus, et le transfert de compétences.
Ensuite, cette culture d’entreprise fondée sur les principes de l’amélioration continue peut être étendue aux fournisseurs et sous-traitants. En développant le sourcing local des composants, Alain Verna a, par exemple, construit et structuré une communauté de partenaires, bien plus riche que la simple juxtaposition de relations bilatérales entre donneurs d’ordres et sous-traitants.
Mais cela ne suffirait pas sans la capacité de l’usine à convertir son socle d’activités pour répondre aux changements de l’environnement international et des marchés. L’entreprise, qui fabriquait à sa création, à la fin des années 1980, des copieurs a dû faire face à la saturation progressive de ce marché en Europe et à la concurrence chinoise à partir des années 2000. Simultanément au développement de compétences dans la fabrication d’encres toner, la filiale normande s’est réinventée au fil des années autour de la distribution logistique de ses produits et de services associés, jusqu’à assembler et configurer les machines à la commande. Enfin, dans une période plus récente, elle a su saisir le mouvement de la French Tech pour proposer à des start-ups l’industrialisation de leurs produits naissants, ce qui, là encore, nécessite une remise en question des modes de décision au sein d’un grand groupe.
Cette transformation permanente de sa proposition de valeur, sur fond de concurrence mondiale par les prix et de progrès technique galopant, suppose de fortes capacités d’adaptation. D’où le besoin de déployer un modèle d’organisation hyper-flexible pour répondre aux variations de coûts et tendances du marché. La polyvalence des opérateurs au sein d’un même atelier, voire entre activités et rythmes de travail différents, constitue un facteur déterminant de réussite, de même que la confiance créée avec la direction. En trente ans, le seul plan social de l’usine, anticipé en 2003 et limité à une trentaine de personnes, eut le mérite de dissuader l’actionnaire de se livrer à des coupes plus franches.
« FAIRE TERRITOIRE » : PENSER GLOBAL, AGIR LOCAL
Éloignement des centres de décision, globalisation et virtualisation des échanges, immédiateté des flux d’information, succession des crises : on dit souvent que la mondialisation met les territoires en tension, voire en concurrence. Mais on peut également conclure de l’expérience de Toshiba à Dieppe qu’elle renforce le besoin pour les entreprises de s’enraciner localement. Paradoxalement donc, il s’agit tout à la fois pour les entreprises de tirer parti de la mondialisation et de s’en affranchir.
À tout le moins, Alain Verna raconte comment il a joué la carte de l’implantation locale comme une réponse aux risques de délocalisation. C’est ainsi que le site normand a réussi à garder longtemps une partie de la fabrication de pièces en France, en investissant dans des outillages réalisés à moindre coût en Asie ou en Europe de l’Est et en aidant ses sous-traitants partenaires, français pour la plupart, à s’autonomiser pour se développer.
Préserver l’activité locale est par ailleurs une responsabilité partagée par les acteurs et institutionnels du territoire. Parmi les écosystèmes durables et performants, les grappes d’entreprises collaboratives, organisées en clusters ou en filières, illustrent cette capacité à « penser global et agir local ». La diversité et la complémentarité des activités ouvrent un champ d’opportunités variées. En l’occurrence la constitution du groupement d’entreprises Vialog dans le domaine des services logistiques innovants, est fondée sur une analyse des ressources du territoire : proximité avec l’Angleterre, bassin portuaire, zone d’activité Eurochannel, savoir-faire industriels et pôle de compétitivité Logistique Seine Normandie. Surtout, cette démarche permet de dépasser l’engagement classique entre donneurs d’ordres et sous-traitants au profit d’une collaboration inter-entreprises, fondée sur l’engagement réciproque des parties prenantes.
C’est bien sur le territoire que se diffuse l’innovation, que se structurent les projets collectifs et que se mutualisent les compétences entre les grandes entreprises et leur environnement de PME, start-up et laboratoires universitaires. Le rôle socio-économique du site industriel prend alors tout son sens. Ses actions concrètes, outre la fierté d’appartenance qu’elles suscitent auprès des salariés, manifestent sa responsabilité vis-à-vis de la collectivité qui l’accueille et qui l’a aidé à s’implanter.économiques
Double pyramide de la conduite du changement1
CONCLUSION : RÉUSSIR LA QUATRIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
Avec l’interconnexion des machines, des systèmes et des produits, c’est un nouveau cycle de transformation qui est en marche. Au-delà de la technologie, l’industrie du futur appelle selon Alain Verna une démarche de «Lean durable», qui conjugue l’optimisation des processus, l’amélioration des conditions de travail et la responsabilité sociétale et environnementale (RSE). L’industrie du futur requiert un ensemble de compétences afin de transformer en permanence les processus pour rendre l’entreprise plus agile face à de nouveaux marchés. L’offre de Manufacturing as a Service (MaaS) consiste notamment à proposer à des clients (par exemple, des start-up) toutes les étapes du processus d’industrialisation sous la forme d’un bouquet complet de prestations de services à la demande. Elle accélère la relation entre les différents acteurs de la chaîne de valeur d’un produit, de sa conception à son industrialisation, jusqu’à la livraison.
Parce que cette hyper-flexibilité remet en cause l’organisation même de l’entreprise, elle doit engager les salariés et en mobiliser l’intelligence collective. Le site Toshiba de Dieppe a combiné la conduite du changement (top-down) avec une démarche de progrès (bottom-up). Adossée au déploiement d’outils numériques et de formations digitales ad hoc, cette démarche lui permet aujourd’hui d’évoluer de façon responsable vers l’industrie de demain.
- 1. La méthode japonaise des « 5S » : seiri : ne garder que l’utile, seiton : le prêt à l’emploi, seiso : assurer la propreté. seiketsu : tenir en ordre, shitsuke : respecter les règles.
En savoir plus
Alain Verna, (2021). Fonder une industrie contributive et résiliente : une aventure humaine entre mondialisation et territoire, Les Docs de La Fabrique, Presses des Mines.
Le livre d’Alain Verna s’inscrit dans deux axes de recherche de la Fabrique de l’industrie avec l’appui de la chaire Futurs de l’industrie et du travail de MINES ParisTech PSL : les séminaires réalisés pour le compte de l’observatoire des Territoires d’industrie et les travaux sur l’autonomie des personnes dans le travail industriel. Voir à ce sujet :
Denis Carré, Nadine Levratto et Philippe Frocrain, (2019). L’étonnante disparité des territoires industriels. Comprendre la performance et le déclin, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
François Pellerin et Marie-Laure Cahier (2019). Organisation et compétences dans l’usine du futur. Vers un design du travail ?, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
Émilie Bourdu, Marie-Madeleine Péretié, Martin Richer, (2016). La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité. Refonder les organisations du travail, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines, 2016.
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