Ukraine : un nouveau choc pour l’industrie française
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RÉSUMÉ
Déclenchée le 24 février dernier, l’invasion russe de l’Ukraine s’est rapidement ensuivie de sanctions économiques à l’encontre de la Russie, qui ne sont pas sans conséquences pour l’industrie française. Déjà fragilisées par la crise sanitaire, les entreprises industrielles font face à un nouveau choc dont l’intensité dépendra de la durée du conflit, des sanctions européennes et des éventuelles contre-sanctions russes.
Un bref état des lieux des relations économiques qui unissent la France et la Russie permet d’évaluer les premières conséquences de ce conflit. Premier constat : les situations sont très diverses d’un secteur à l’autre. La Russie n’est en effet pas la destination privilégiée des investisseurs français, mais certains grands groupes des secteurs de l’automobile et de l’énergie y sont solidement implantés. Deuxième constat : qu’il s’agisse d’énergie ou de métaux, les entreprises industrielles françaises se préparent à des tensions sur leurs approvisionnements en matières premières, dont les conséquences pourraient affecter des filières entières par un effet de cascade. L’ampleur du choc dépendra à la fois de la capacité des entreprises à trouver des alternatives aux fournisseurs russes et des mesures déployées par les pouvoirs publics pour en atténuer les effets.
LA FRANCE, DEUXIÈME INVESTISSEUR EN RUSSIE
En 2020, les investissements russes sur le territoire français représentaient moins de 1 % des 30 milliards d’investissements étrangers (IDE) qui entrent en France chaque année. Les flux d’IDE français à destination de la Russie, bien que très volatiles, sont plus élevés : ils ont atteint plus de trois milliards d’euros en 20191, faisant de la France le deuxième pourvoyeur de flux et de stock d’IDE en Russie. La France a principalement noué des partenariats industriels dans le domaine de l’énergie (58 % des stocks d’IDE français en Russie proviennent de l’industrie extractive en 2020). Le deuxième secteur industriel représenté est celui de la construction automobile, avec 3 % des investissements.
Ces 3 % sont à attribuer principalement à Renault, la Russie occupant depuis une quinzaine d’années une place croissante dans sa stratégie internationale. À travers sa filiale locale Avtovaz, le groupe détient près de 30 % de parts de marché en Russie et a multiplié par 40 sa production locale de voitures entre 2005 et 20172. Selon les derniers chiffres disponibles, 500 000 voitures y ont été assemblées en 2017, contre seulement 1 170 pour le groupe Stellantis. Les conséquences économiques de la guerre pourraient ainsi coûter cher à Renault qui a décidé, le 24 mars dernier, de suspendre l’activité de son usine de Togliatti en raison d’une pénurie de composants importés. Ces problèmes d’approvisionnement, liés aux sanctions européennes et aux difficultés logistiques qui en découlent, ont déjà eu un fort impact sur le marché automobile russe. Selon les données d’Avtostat, les prix des voitures neuves ont augmenté en moyenne de 40 % en mars, et jusqu’à 60 % pour les voitures haut de gamme. Renault comme les autres constructeurs implantés en Russie, fait ainsi face à un effondrement du marché automobile russe (-62,9 % en mars selon l’AEB3).
HAUSSE DU PRIX DU GAZ : DES DISPOSITIFS PROTECTEURS
La guerre en Ukraine soulève également la question de notre dépendance au gaz et au pétrole russes. En effet, notre industrie manufacturière consomme peu d’intrants russes, mais certains secteurs d’importation en sont très dépendants (voir graphique p.4). Dans le détail, en 2018, seulement 1,7% de la demande finale consommée par l’industrie manufacturière venait directement ou indirectement de Russie. Pour autant, cette valeur ajoutée russe s’élevait à 21 % dans la cokéfaction et le raffinage et à 13 % dans l’industrie extractive. Si ces proportions semblent modérées, elles recouvrent une grande diversité de situations dans le secteur industriel français. D’abord, la flambée des prix du gaz – qui a commencé dès 2021 dans le contexte du redémarrage de l’activité mondiale – expose directement les entreprises intensives en gaz ou en électricité4 (le prix de l’électricité étant lié à celui du gaz), et indirectement celles se situant en aval de ces activités, à l’instar du secteur de l’emballage.
L’impact de cette hausse des prix de l’énergie s’étend ensuite à tous les secteurs qui voient de ce fait augmenter le coût de leurs intrants. En effet, très insérées dans les chaînes de valeurs mondiales, les entreprises industrielles françaises pourraient voir leurs consommations intermédiaires se renchérir si leurs partenaires commerciaux répercutaient la hausse des prix de l’énergie sur leur prix de vente. Ce phénomène pourrait notamment se produire dans les échanges commerciaux avec l’Allemagne, premier fournisseur étranger de l’industrie française et dont 65 % des importations de gaz proviennent de Russie selon Eurostat.
Certains dispositifs visent néanmoins à limiter l’impact d’un tel choc sur les entreprises. Le tout premier est naturellement le contrat avec le fournisseur d’énergie, garantissant habituellement un prix de l’énergie fixe sur une durée déterminée. Ensuite, les secteurs électrointensifs disposent également d’un accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH). Selon un rapport du Sénat (2019), cet accès permet aux industriels de se fournir à un prix régulé pour une large part de leur consommation énergétique, qui peut représenter jusqu’à 90 % de la consommation totale sur un site sidérurgique, selon l’Alliance des minerais et métaux (A3M). Par ailleurs, dans le cadre du plan de résilience, le gouvernement a prévu de nouvelles mesures ciblées visant à atténuer les effets de la crise énergétique sur les entreprises, dont une subvention pouvant aller jusqu’à 25 millions d’euros pour une entreprise faisant face à une hausse d’au moins 40 % de sa facture énergétique, et un assouplissement du dispositif de l’activité partielle. Ainsi, à moyen terme, la trésorerie des entreprises industrielles devrait être modérément affectée par la flambée des prix de l’énergie. Toutefois, si la guerre en Ukraine durait, les entreprises les plus exposées ne pourraient pas éviter durablement une augmentation de leurs prix ou une contraction de leur marge.
FORTE DÉPENDANCE AUX MÉTAUX RUSSES
Outre les sources d’énergie, la guerre en Ukraine a également rappelé notre dépendance aux métaux russes. La part de la valeur ajoutée russe dans la demande finale manufacturière en France est de seulement 5 % dans la métallurgie. L’industrie française est toutefois très dépendante d’une raffinerie d’alumine basée en Irlande et détenue par Rusal, un groupe russe. Ce dernier représente plus de 80 % des flux entrants d’alumine en Europe. Ainsi, des restrictions d’importations depuis la Russie provoqueraient des tensions importantes sur le marché de l’aluminium, avec notamment une hausse du cours du métal et des ruptures d’approvisionnement pouvant affecter l’ensemble des filières. Pour l’heure, selon les industriels eux-mêmes, cette propagation du choc est évitée par leur capacité à mobiliser des stocks déjà constitués avant la crise et à trouver des alternatives aux fournisseurs russes.
Outre l’aluminium, d’autres métaux russes sont très utilisés par certains secteurs d’activité. C’est notamment le cas du titane, présent dans de nombreuses étapes de production des avions. Selon le Gifas5, le titane russe représente 40 % des besoins de la filière aéronautique en France et 50 % des besoins respectifs de Safran et Airbus. Des ruptures d’approvisionnement en titane pourraient ainsi causer l’arrêt de production des grands donneurs d’ordre et entraîner avec eux l’ensemble de leurs sous-traitants. Très utilisés dans le secteur automobile, le palladium et le nickel sont eux aussi des métaux dont la pénurie serait très pénalisante. Si des sanctions à l’égard des entreprises russes étaient mises en place dans ce secteur, les capacités de substitution des entreprises françaises et européennes resteraient limitées. Les industriels paient déjà le prix fort de cette incertitude puisque les cours des métaux et notamment celui du nickel flambent depuis le début du conflit. Tandis qu’il avoisinait les 20 000 dollars la tonne (environ 18 000 euros) début janvier, le prix du nickel a atteint les 100 000 dollars (environ 90 000 euros) début mars.
CONCLUSION
Le commerce international ne suffit pas à assurer la stabilité politique des pays partenaires et à éviter les conflits. Pour preuve, la forte dépression de l’économie russe attendue sous l’effet des sanctions européennes, n’a pas fait plier Vladimir Poutine. Du point de vue français, la dépendance à la Russie est limitée mais son industrie pourrait, à terme, subir un choc énergétique important. De même, notre dépendance aux métaux russes montre combien, à la faveur de la transition écologique, les tensions sur les matières premières et les matériaux pourraient s’accentuer durablement. Dès lors, la question de la sécurisation des approvisionnements devient centrale dans un monde où les affrontements géopolitiques réapparaissent. Bien plus, certaines dépendances apparaissent aujourd’hui comme des faiblesses auxquelles il faut remédier.
- 1. Source : Banque de France.
- 2. Source : OICA.
- 3. Association of European Business.
- 4. La hausse du prix de l’énergie concerne notamment les industries chimiques, de l’aluminium, de l’acier, du ciment, de l’engrais, du verre et de la papeterie.
- 5. Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales.
En savoir plus
Bellit S., Belma C. (2021) L’industrie face à la crise. Des entreprises affaiblies mais résilientes,
Boudinet L., Khater N. (2021) Comment sécuriser nos approvisionnements stratégiques ? Les Docs de La Fabrique, Presse des Mines.
BpiFrance (2021) Les entreprises face à la hausse des prix du gaz et de l’électricité, Flash éco, n° 7, décembre.
Sénat (2019) Donner des armes à l’acier : accompagner la mutation d’une filière stratégique, Rapport général du Sénat, no649, tome 2, juillet.
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