Le télétravail est une opportunité dont les entreprises doivent enfin se saisir
Rencontre avec Suzy Canivenc – partie 2, co-auteure de la Note “Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?”.
Partie 1 – « Peu accompagné, le télétravail n’a pas toujours été bien vécu »
Le télétravail s’est brutalement imposé aux entreprises et leurs salariés lors de la crise sanitaire. Cette expérience forcée est riche d’enseignements.
Le télétravail devrait s’ajouter au mode présentiel pour fait naître une nouvelle organisation « hybride » du travail. Mais pour faire de cette révolution une opportunité, il faut repenser en profondeur le mode de fonctionnement des entreprises, prévient Suzy Canivenc, co-auteure de l’ouvrage « Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? ».
La Fabrique de l’industrie : D’après vous, le télétravail va-t-il se pérenniser ?
Suzy Canivenc : Beaucoup d’analyses mettent en avant l’impossibilité d’un retour en arrière et certains signes les confortent. Par exemple, Ubisoft, Apple et Amazon ont essuyé des fortes critiques de la part de leurs salariés après avoir annoncé le retour au bureau et ont fini par rétropédaler. Cela montre que les entreprises qui souhaitent reprendre un mode de travail totalement en présentiel risquent de se heurter à une forte résistance de la part des salariés qui, dans certains cas, n’hésiteront pas à clamer leur déception sur les réseaux sociaux mettant à mal la marque employeur.
Néanmoins, en France, il pourrait y avoir des différences entre grandes et petites entreprises. Selon une enquête de la CPME menée en juillet 2020, 80 % des dirigeants de grandes entreprises déclarent vouloir pérenniser le télétravail, contre 23 % pour les PME en raison d’une plus faible digitalisation et d’une structure de l’emploi qui s’y prêterait moins. Dans tous les cas, le télétravail à 100 % n’est pas appelé à se pérenniser. C’est donc vers une forme hybride que l’on se dirige, mais c’est un concept qui reste pour le moment relativement flou dans sa mise en œuvre.
LFI : Comment les entreprises peuvent-elles organiser cette nouvelle forme de travail hybride ?
S.C. : Il va falloir le scénariser en clarifiant tout d’abord « qui vient quand et pour faire quoi ». Cette première étape nécessite une réflexion approfondie centrée à la fois sur les tâches et sur la personne. Il va falloir donner la parole aux salariés et aux managers de proximité pour déterminer les tâches qu’il est plus efficace de faire à distance, et celles qu’il est préférable de faire sur site. Cette enquête de terrain doit s’accompagner d’une analyse des besoins et de la réalité de chacun.
C’est sur cette base que les entreprises pourront formaliser, lors d’une deuxième étape, un accord officiel sur le télétravail, en concertation avec les partenaires sociaux. Il faudra en outre inscrire cette nouvelle forme de travail dans l’ADN de l’entreprise et dans sa stratégie.
LFI : Il faudrait donc un traitement quasi individualisé du télétravail ?
S.C. : À titre personnel, j’aimerais que l’on puisse tenir compte de tous les profils différents et que l’on mette en place une organisation du travail respectueuse de ces différences. L’entreprise n’a pas à aller au-delà du périmètre professionnel mais, tout en ayant conscience que le travail en entreprise est une affaire d’équipe, il me semble qu’elle ne doit pas se priver de développer une approche centrée sur la personne. Le travail hybride est une occasion de se confronter à cette question. Plus globalement, les réflexions nécessaires à la mise en place pérenne de cette forme d’organisation du travail est une opportunité d’amélioration des conditions de travail, des conditions de vie personnelle et de performances des entreprises ; il faut s’en saisir !
LFI : Quels sont alors les points sur lesquels les organisations et les salariés devront être vigilants ?
S.C. : Côté entreprise, il va falloir, d’une part, une organisation du travail claire et transparente pour faciliter la coordination à distance. Cela nécessite d’établir des rituels pour permettre à chacun d’avoir de la visibilité et de savoir qui solliciter en cas de besoin. D’autre part, il faut développer un management moins centré sur la surveillance des tâches et plus axé sur les résultats. Cela nécessite de former les managers et d’accompagner les salariés pour qu’ils acquièrent une autonomie suffisante sur leur poste de travail et les outils numériques. Coté salariés, ils devront être attentifs aux conditions matérielles dans lesquelles ils travaillent à domicile : aménager un vrai espace de travail isolé et ergonomique et disposer de tout l’équipement numérique nécessaire.
À cet égard, la question des indemnités fait encore débat en France : une étude menée fin 2020 a révélé que 65 % des français ont dû financer eux-mêmes leur équipement de bureau. Il y a pourtant un véritable enjeu en termes d’ergonomie et donc de santé au travail, qui est de la responsabilité légale de l’employeur. Les travailleurs à domicile doivent également veiller à adopter des bonnes habitudes en matière d’hygiène de vie pour limiter les méfaits de la sédentarité.
LFI : La « généralisation » du télétravail dans les organisations où certaines tâches sont « télétravaillables » risque-t-elle selon vous de créer des inégalités avec celles où le télétravail n’est pas possible ?
S.C. : L’accès au télétravail est déjà source d’inégalités avec 58 % des cadres et professions intermédiaires qui ont pu télétravailler pendant le 1er confinement, contre 20 % des employés et 2 % des ouvriers. Si le télétravail s’est largement démocratisé en 2020, il a aussi accentué les clivages cols bleus/cols blancs. Atténuer ces fractures sociales est un enjeu important. C’est pourquoi nous recommandons de ne pas partir des postes de travail mais des tâches pour démocratiser au maximum cette nouvelle forme d’organisation du travail. Par exemple, parmi les tâches d’un agent de maintenance, certaines peuvent parfaitement être réalisées à distance, comme la relation client, la gestion du stock ou l’organisation des chantiers. A contrario, le télétravail peut également être source d’inégalités pour les télétravailleurs s’ils n’ont pas accès aux mêmes possibilités de formation, de promotion ou d’évolution de carrière que les travailleurs sur site. Et lors des réunions hybride, ceux qui sont en distanciel semblent pour le moment moins écoutés que ceux qui sont en présentiel. Il faut être vigilant.