« Peu accompagné, le télétravail n’a pas toujours été bien vécu »
Rencontre avec Suzy Canivenc – partie 1, co-auteure de la Note « Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? ».
Le télétravail s’est brutalement imposé aux entreprises et leurs salariés lors de la crise sanitaire. Cette expérience forcée est riche d’enseignements, explique Suzy Canivenc, co-auteure de l’ouvrage « Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? ».
La Fabrique de l’industrie : Suzy Canivenc, vous avez co-écrit avec Marie Laure-Cahier, un ouvrage qui explore le sujet du télétravail, avant, pendant et après la crise sanitaire. En France, les entreprises et les salariés étaient-ils préparés à ce mode de travail imposé par la pandémie ?
Suzy Canivenc : Personne n’était préparé à cela. En 2009, un rapport du centre d’analyse stratégique classait la France sur ce sujet parmi les pays « à la traîne et dubitatif » au sein de de l’OCDE. Huit ans plus tard, en 2017, le télétravail était encore pratiqué par seulement 3 à 15 % de la population active, de façon plus ou moins formelle. Des études mettent en avant deux raisons principales à cela : un retard en termes de digitalisation des entreprises et un management « à la française » qui aime contrôler et piloter à vue.
L’année 2020 a donc constitué une véritable révolution culturelle et technologique pour les Français. Le souci c’est qu’elle s’est faite à marche forcée et que le télétravail a été expérimenté en mode dégradé. Il a été subi et non pas choisi, il s’est fait à temps plein et non pas en alternance avec une présence sur site et il a entraîné une double charge de travail pour les parents lorsque les écoles étaient fermées. Les études révèlent néanmoins que les entreprises et les salariés qui pratiquaient déjà le télétravail s’en sont mieux sortis.
LFI : Quels sont les indicateurs permettant de dire que des entreprises et des salariés « s’en sont mieux sortis » que d’autres ?
S.C. : Ce sont les process de travail mis en place et formalisés par les organisations pour favoriser la coordination à distance. Du côté des salariés, c’est lié à leur faculté à délimiter le temps et l’espace de travail à domicile et à mettre en place une certaine routine. Or, dans cette situation de crise ayant laissé peu de temps à l’adaptation et à la réflexion, le télétravail a surtout consisté, pour ceux qui n’étaient pas préparés, à reproduire en virtuel les modes de travail propres au travail sur site.
LFI : Malgré ce mode dégradé, est-ce que cette expérience a convaincu les entreprises de l’intérêt du télétravail ?
S.C. : Elle a permis de faire bouger les représentations chez les DRH et dirigeants et cela notamment parce que peu d’entreprises ont connu une baisse de productivité. Les résultats sont même stables ou en progression pour certaines d’entre elles. C’est cependant un sujet de débat loin d’être tranché puisque les études menées sur le taux de productivité en télétravail oscille de -20 à +30 %. Les gains de productivité semblent néanmoins liés à un surtravail grâce au temps économisé dans les transports et reporté sur l’activité professionnelle. Or, à terme, l’allongement de la durée du travail pèsera négativement sur le salarié comme sur l’entreprise.
Cette expérience a été moins bien vécue par les managers. Ils étaient en première ligne pour gérer les incohérences organisationnelles générées par cette situation de crise et vivaient en même temps, et sans accompagnement, une transformation profonde de leur rôle. Les périodes de déconfinement auraient été propices pour réfléchir à de nouvelles organisations et apprendre aux managers à piloter par la confiance et non plus par le contrôle. Cela n’a pas été fait et les managers sont sortis épuisés des confinements successifs. Cette crise a été porteuse de multiples risques, d’abord sanitaires, mais en termes d’organisation et de management, elle s’est aussi présentée comme une opportunité à saisir. Les entreprises n’ont pas pris le virage qui leur été offert et c’est bien dommage.
LFI : Et du côté des salariés ?
S.C. : Les salariés ont toujours plébiscité le télétravail et malgré cette période très difficile, 75 à 90% d’entre eux y sont favorables quand seulement 9 % aspirent à revenir à temps complet au bureau. Ils ont expérimenté ses avantages comme le gain de temps dans les transports, le sentiment d’autonomie dans le travail généré par la flexibilité des horaires, l’amélioration de la gestion vie privée et professionnelle, une meilleure concentration aussi.
Attention, ils se sont aussi rendu compte des inconvénients potentiels. J’ai déjà cité le surtravail. J’ajouterais l’hyperconnexion, le renforcement des inégalités de genre au sein du foyer – les femmes restant majoritairement responsables des tâches domestiques et des enfants – et le risque de rater des opportunités professionnelles quand on est à distance. C’est un aspect qui a particulièrement touché les jeunes qui ont besoin du présentiel pour s’intégrer, comprendre les codes de l’entreprise et apprendre les bases du métier.