Le créateur industriel au service de l’économie circulaire

Le créateur industriel au service de l’économie circulaire

 

Avant-propos

L’Europe est sans doute l’une des régions les plus avancées au monde pour ce qui concerne la mise en place de schémas d’économie circulaire. Rappelons qu’en 2015 la Commission européenne a adopté un train de mesures sur ce sujet : certaines visent à encourager l’innovation, d’autres ont des objectifs sectoriels, avec par exemple des propositions pour le secteur de la construction, des déchets, des plastiques. La France, de son côté, ne s’est pas contentée d’une simple application des règles européennes ; elle a aussi pris ses propres mesures, notamment sur l’affichage environnemental. Cela étant, nous savons tous que la pression anthropique sur les ressources naturelles n’a pas cessé de s’accentuer pour autant.

C’est donc dans un contexte à la fois volontariste et incertain que La Fabrique publie cette étude de Stéphanie Souan. L’auteure se penche d’abord sur les apports de l’écoconception. Située en amont de la chaîne de valeur, l’écoconception peut apporter des solutions durables à condition que ses outils soient connus et maîtrisés. C’est la première ambition de ce document.

L’auteure se penche ensuite sur le rôle particulier du designer industriel. Depuis les améliorations incrémentales qui prolongent la durée de vie des produits jusqu’aux innovations radicales qui en réduisent l’empreinte environnementale, le designer peut fournir des apports décisifs compte tenu de sa connaissance des usages. Encore faut-il lui en laisser la possibilité et lui accorder une place influente dans les projets d’écoconception.

Cette étude est tirée d’un mémoire, soutenu en 2014 à l’ENSCI-Les Ateliers, grâce auquel Stéphanie Souan a remporté l’édition 2016-2017 du concours pour étudiants et jeunes chercheurs organisé par La Fabrique de l’industrie, dans la catégorie « mémoires ». Nous espérons qu’il stimulera la réflexion de nos lecteurs et serons heureux de recueillir leurs réactions.

La collection des « Docs de La Fabrique » rassemble des textes qui n’ont pas été élaborés à la demande ni sous le contrôle de son conseil d’orientation mais qui apportent des éléments utiles au débat sur le développement de l’industrie.

L’équipe de La Fabrique

Synthèse

Le développement de schémas d’économie circulaire en France s’insère dans un contexte déjà riche. Le cadre réglementaire, d’abord, pose plusieurs obligations, à l’image du règlement européen REACH sur la production et l’importation de substances chimiques. Des mécanismes incitatifs ont également été mis en place, en France ou en Europe, comme l’affichage environnemental. Ces initiatives du législateur répondent à des tendances économiques de fond : d’un côté, les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux questions environnementales et, de l’autre, l’économie circulaire porte la promesse d’une réduction des coûts de matières premières et d’énergie, voire d’une montée en gamme.

Pour que l’économie circulaire ne se réduise pas à une problématique de gestion des déchets, il est indispensable de faire appel aux démarches de conception environnementale, c’est-à-dire d’intégrer dès les premières étapes de conception l’objectif de réduction de l’impact environnemental d’un produit ou d’un service.

Pourtant, les techniques traditionnelles de conception environnementale comme l’écoconception de type Analyse du Cycle de Vie (ACV) s’avèrent insatisfaisantes, notamment dans les industries de grande consommation. Elles ont un impact marginal sur la durabilité du produit. Surtout, elles font pratiquement abstraction des besoins de l’usager. Cela n’est pas sans lien avec le fait que l’écoconception relève encore majoritairement d’équipes d’ingénieurs produits, parmi lesquels on ne pense pas toujours à inviter un designer. D’autres techniques de conception environnementale ont été développées dans le cadre de projets de recherche mais elles sont peu appliquées en pratique.

L’éco-innovation, qui vise spécifiquement le développement de produits et de services nouveaux et à moindre impact environnemental, offre davantage de promesses. L’ouvrage présente plusieurs techniques de cette démarche, comme à mi-chemin entre les méthodologies d’innovation et de design centrées sur les utilisateurs.

Une sélection de projets menés par des designers met en évidence l’intérêt de les associer aux démarches d’écoconception pour le développement du modèle de l’économie circulaire en France. Dans ce cadre, le créateur industriel peut avoir trois types de postures : celle de « créateur » (capacité à imaginer et rendre tangible et concret), de « facilitateur » (capacité à faire le lien entre plusieurs domaines de compétences) ou encore d’« éclaireur » (capacité à se projeter et à réaliser de la prospective).

Remerciements

Merci Cloé Pitiot pour ton suivi éclairé.

Merci à tous mes proches, en particulier à Auréline et Niels pour leur soutien.

Merci à l’ENSCI-Les Ateliers et à l’École centrale Paris, en particulier à Françoise Fronty-Gilles pour ton accompagnement.

Merci aussi à toutes les personnes rencontrées durant mon stage de fin d’études à Decathlon en 2013 qui m’ont permis de comprendre la réalité des pratiques de conception environnementale en entreprise.

Enfin, je tiens à remercier l’équipe de la Fabrique de l’industrie pour son regard pertinent et exigeant sur mon mémoire et l’opportunité de cette publication.

Introduction

Dans les années 1980, les métiers de la conception ont été associés aux maux environnementaux de la planète par une vision critique des méthodes de production et des modes de vie non soutenables qu’elles encouragent. Dès 1971 pourtant, la première publication de l’essai Design for the Real World 1 du designer Victor Papanek marque un tournant concernant l’intégration de l’environnement dans le processus de conception de produits. Son discours livre notamment une critique des concepteurs de l’époque, qui s’impliquent peu selon lui dans les « vrais » problèmes. Il formule alors l’une des premières définitions de la conception environnementale, visant « la fabrication de produits avec des effets négatifs réduits sur l’environnement pour des performances équivalentes, et dont l’objectif est d’optimiser la qualité de vie des consommateurs ».

V. Papanek met ainsi en évidence qu’il existe un lien fort entre la production et la conception de produits à moindre impact environnemental et la nécessité de répondre plus attentivement aux besoins des usagers et de la société en général. Sur ce dernier point, des travaux plus récents de deux chercheurs en design industriel, Carmela Cucuzzella et Pierre de Coninck2, ont démontré l’importance du rôle des concepteurs pour développer et accompagner de nouveaux modes de vie plus soutenables.

Dès lors, quelle est la place du designer dans le développement de ce que l’on appelle maintenant l’économie circulaire ? Cette étude se propose d’interroger son rôle à l’échelle de l’entreprise, et plus spécifiquement dans le secteur des biens de consommation grand public, qui conçoit des produits en masse et est donc très concerné par cette notion.

Après un premier chapitre rappelant les principes et fondements de l’économie circulaire, le deuxième pose le cadre général de la conception environnementale : quelles sont les motivations des entreprises à pratiquer cette démarche ? Quels moyens utilisent-elles ? Comment s’organisent-elles et avec quels acteurs ? Le chapitre trois décrit et questionne les méthodes, outils et pratiques aujourd’hui déployés dans l’industrie pour développer des produits et des projets à moindre impact environnemental. Les pratiques sont-elles convaincantes et suffisantes ? Les attentes et le rôle des usagers sont-ils assez pris en compte ? Le chapitre quatre porte sur la démarche, les méthodes et les compétences clés du créateur industriel pouvant soutenir une pratique de conception pour l’économie circulaire. Les différentes « casquettes » du designer sont mises en relation avec les défis des organisations concevant des biens et des services pour le plus grand nombre.

Antoine de Saint-Exupéry écrivait : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir mais de le rendre possible. » Tel semble bien être le service du designer pour l’économie circulaire.

Ce Doc de La Fabrique est issu d’un mémoire « Économie circulaire en pratique », soutenu en 2014 à l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI-Les Ateliers), sous la direction de Cloé Pitiot. Il a été nourri par un travail de recherche à la cellule Innovation de Decathlon en collaboration avec la cellule Environnement, dans le cadre du master « Modélisation et management de la conception » de l’École centrale Paris, et par les apprentissages de la formation continue en création industrielle. Ce document s’adresse notamment aux acteurs de la conception et aux responsables de l’environnement de groupes industriels œuvrant dans le secteur des biens de consommation de grande distribution, particulièrement concerné par le développement de modes de production et de consommation durables.

Après avoir développé son projet de diplôme sur un nouveau système de consignes pour le réemploi pour la Ville de Paris, Stéphanie Souan est aujourd’hui en mission pour le groupe RATP où elle pilote le développement de nouveaux standards d’équipements et de mobiliers pour le réseau.

  • 1 – Papanek V., Design for the Real World. Human Ecology and Social Change, Pantheon Books, 1971.
  • 2 – Cucuzzella C., de Coninck P., « The Precautionary Principle as a Framework for Sustainable Design: Attempts to Counter the Rebound Effects of Production and Consumption ». First international conference on Economic Degrowth for Ecological Sustainability and Social Equity. April 18-19, Paris, 2008.
Chapitre 1

Généralités sur l’économie circulaire

Plus de quarante ans après le premier choc pétrolier, notre système économique repose toujours sur l’utilisation de ressources naturelles finies. Le recours croissant aux énergies fossiles, le productivisme agricole, les prélèvements excessifs sur les eaux de surface et souterraines, la croissance exponentielle de la pêche, la déforestation massive ou encore l’étalement de l’habitat produisent de nombreux maux écologiques. Nos modes de production et de consommation se sont développés autour du modèle linéaire suivant : « extraire – produire – consommer – jeter », qui participe à la production massive de pollutions et de déchets toxiques. Nous nous sommes ainsi éloignés, petit à petit, de la logique circulaire de notre biosphère consistant à ce que chaque matière morte se transforme de nouveau en ressource première pour l’écosystème.

Heureusement, des solutions et des initiatives positives sont explorées. C’est à cette perspective optimiste que nous nous rattachons en proposant une réflexion sur les méthodes de conception adaptées à l’économie circulaire.

Tendre vers l’idéal du « zéro déchet »

L’économie circulaire consiste à produire en intégrant une exigence environnementale à tous les niveaux : depuis la conception, en passant par la production, jusqu’à la façon de consommer et de gérer la fin de vie des produits. Proche des réflexions sur le biomimétisme, qui observent les processus et propriétés à l’échelle du vivant et les appliquent aux activités humaines, la notion d’économie circulaire s’inspire de principes qui régissent la nature : la matière morte de l’un devient un aliment pour d’autres, ce qui permet aux différents organismes de coexister.

En pratique, le Conseil économique, social et environnemental précise que : « Le concept d’économie circulaire consiste à rechercher au maximum la réutilisation des sous-produits de chaque processus de production ou de consommation pour réintégrer ces derniers et éviter leur dégradation en déchets, en les considérant comme des ressources potentielles. »3 Le modèle circulaire reprend le concept de « Cradle to Cradle »4 (du berceau au berceau), proposé en 2002 par l’architecte américain William McDonough et le chimiste allemand Michael Braungart, et appelant à un retour à la logique cyclique dans notre façon de produire. Tout comme dans la nature, où la notion de déchet n’existe pas, chaque composant de n’importe quel produit, qu’il soit biodégradable ou non, doit être pensé et conçu pour pouvoir être désassemblé et réutilisé. Les composants ne pouvant pas retourner à la nature, comme les polymères ou les alliages par exemple, doivent être réutilisés dans un nouveau cycle industriel.

Le modèle circulaire suppose par conséquent d’utiliser des énergies renouvelables à chaque étape du processus. Les défenseurs de ce nouveau modèle préconisent également une évolution des indicateurs servant à définir le prix d’un matériau et d’un produit, en prenant en compte l’impact environnemental afin de refléter le véritable coût des activités humaines.

Le modèle de l’économie circulaire repose sur quatre grands principes. Le premier est la compacité du cycle, c’est-à-dire la capacité à réduire l’utilisation de matériaux. Le deuxième est le potentiel de durée du cycle, autrement dit la maximisation du nombre de cycles consécutifs ou de leur durée (par exemple le nombre de fois et la durée où un produit sera réutilisé). Le troisième est le potentiel de l’utilisation en cascade, qui passe par la maximisation et la diversification des usages d’un produit. Par exemple, un tee-shirt en coton devra être passé par un circuit d’occasion puis sera utilisé en garnissage d’ameublement avant d’être transformé en matériau d’isolation et, idéalement, de retourner à la biosphère s’il a été conçu pour être biodégradable. Quatrièmement et enfin, la pureté des cycles renvoie à la possibilité de récupération et de recyclage des flux de matériaux non contaminés, qui favorise la longévité du matériau et l’efficacité de son réemploi.

Le développement de ce modèle a été inscrit comme axe de travail dans la feuille de route sur l’utilisation efficace des ressources en Europe5. L’économie circulaire répond donc à un impératif environnemental de moindre utilisation des ressources et de réduction des déchets. Mais elle met en évidence dans le même temps un certain nombre d’enjeux économiques.

Un modèle audible et crédible pour les industriels ?

Dans un contexte où les ressources s’épuisent et sont de plus en plus convoitées, des industriels sont conscients des risques engendrés par le modèle linéaire de production. La hausse des prix des matières premières et les difficultés d’approvisionnement sont source de problèmes critiques. Les industries consomment de plus en plus de terres rares, ensemble de 17 éléments chimiques aux propriétés précieuses pour la fabrication des biens électriques et électroniques comme les diodes électroluminescentes. En 2012, la consommation mondiale des terres rares était de 120 000 tonnes et elle pourrait doubler d’ici 2020, avec le développement croissant des technologies vertes (voitures électriques, éoliennes…). Des 92,8 milliards de tonnes de ressources exploitées pour alimenter l’économie mondiale en 2015 (34,4 kg par personne par jour, sans compter l’eau), seulement 8,4 milliards (soit 9,1 %) étaient extraites d’une quelconque forme de réutilisation, alors que les 84,4 milliards de tonnes restantes provenaient directement de la nature6.

En suivant les quatre grands principes cités plus haut, les économies pourraient réduire leur consommation en matières premières, atténuer la volatilité et les risques liés à leurs approvisionnements, et probablement aussi créer ou préserver des emplois dans le secteur de la gestion des déchets et du réemploi. La fondation pour l’économie circulaire, lancée par la navigatrice britannique Ellen MacArthur, a été créée en 2010 afin de promouvoir le modèle circulaire et d’inciter les décideurs à agir dans ce sens. Appuyée par le cabinet de conseil McKinsey & Company, la fondation a produit différentes études démontrant les avantages économiques de ce modèle.

Par exemple, concernant l’approvisionnement, les études de cas de la fondation pour l’économie circulaire montrent que les économies réalisées au niveau de la consommation de matériaux contribueraient à réduire la pression sur l’offre et par conséquent à en stabiliser les prix. Pour l’acier, 100 millions de tonnes de minerai pourraient ainsi être économisées d’ici 2025 (soit 40 % de la demande), si le modèle était appliqué aux secteurs industriels les plus concernés tels que l’industrie automobile, les machines-outils et les autres secteurs liés au transport. L’impact sur la compétitivité et sur l’emploi serait lui aussi positif. Par exemple, depuis sa création en 2007 en France, la filière de gestion des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) a permis la création de plus de 30 sites industriels et 3 500 emplois7.

Mais le modèle de l’économie circulaire ne se limite pas simplement à la gestion efficace de la fin de vie des produits : il renvoie à différentes actions à mettre en place à chaque étape du cycle de vie d’un produit.

Les piliers de l’économie circulaire

La mise en pratique de l’économie circulaire repose sur la combinaison de différentes pratiques, aux différentes phases de la vie d’un produit.

Écoconception

L’économie circulaire se base dans un premier temps sur la conception de produits durables, pensés dans un objectif de réduction des impacts environnementaux à chaque étape de leur cycle de vie. En 2002, une norme8 à destination des concepteurs expose la démarche et propose différents principes pour que soit globalement pris en compte l’environnement dans les activités de conception. La norme met aussi en valeur les atouts économiques de cette démarche. Par exemple, selon la Fondation Ellen MacArthur pour l’économie circulaire, si les téléphones portables étaient conçus pour être facilement démontés, avec une chaîne de recyclage améliorée et des incitations aux utilisateurs pour les retourner, le coût de fabrication de chaque appareil serait divisé par deux9. L’écoconception est nécessaire pour obtenir des produits recyclables, prioritairement en boucle fermée (lorsque le produit est affecté au même usage durant sa deuxième vie).

Écologie industrielle

L’écologie industrielle est une pratique récente, apparue au Danemark en 1970, qui vise à limiter les impacts de l’industrie sur l’environnement à l’échelle d’un territoire. C’est un mode d’organisation entre différentes entreprises, fondé sur la mutualisation et l’échange de déchets, matières premières, énergie, services, etc. Par exemple, en France, le réseau des Chambres de commerce et d’industrie (CCI) a mis en place une plateforme qui permet de quantifier et de géolocaliser les ressources des entreprises et des organisations, afin de stimuler des synergies de mutualisation (emplois partagés ou achats groupés) et de substitution (les flux sortants des uns deviennent les flux entrants des autres). Au 31 janvier 2017, 1 400 entreprises étaient présentes sur la plateforme, répertoriant 4 571 flux. La CCI du Maine-et-Loire a par exemple mis en relation un restaurateur avec une coopérative légumière située à moins de 500 mètres, qui disposait d’un méthaniseur, afin de recycler son marc de café et ses huiles alimentaires10.

Économie de la fonctionnalité

L’économie de la fonctionnalité étudie les démarches de commercialisation d’un usage plutôt que d’un produit, valorisées dans le modèle circulaire pour les bénéfices sur l’allongement de la durée de vie des produits. Elle est fondée sur une production adaptée au juste besoin des usagers et rend plus accessibles certains services qui valent cher à l’achat. Par exemple, les machines à laver le linge haut de gamme pourraient être accessibles à la plupart des ménages via la location plutôt que la vente. La Fondation Ellen McArthur pour l’économie circulaire indique dans l’étude citée précédemment que les utilisateurs économiseraient aux alentours d’un tiers de ce qu’ils paient actuellement par cycle de lavage, et le producteur bénéficierait d’un tiers de profit supplémentaire.

Les 3 R : réemploi, réparation, réutilisation

Le réemploi, la réparation et la réutilisation participent au prolongement de la durée de vie des produits et sont donc trois démarches valorisées par l’économie circulaire. Les termes de réemploi et de réutilisation sont souvent confondus alors qu’ils ne représentent pas les mêmes actions. Le réemploi consiste à réintroduire dans le circuit économique des produits qui ne répondent plus au besoin du premier utilisateur alors qu’ils restent utilisables pour d’autres. La réutilisation permet la récupération des composants des produits qui ne peuvent plus répondre à leur usage premier, en vue de la production d’autres objets. Le groupe Renault a récemment développé en France une offre de pièces de réemploi pour ses services de réparation. Il a créé ces dernières années un réseau de 163 démolisseurs affiliés, qui récupèrent les différentes pièces. Au final, plus de 85 % de matières et composants d’un véhicule sont valorisés en fin de vie11.

Le recyclage

Le recyclage est une étape importante de l’économie circulaire. Son objectif est la transformation des déchets en de nouvelles matières premières, appelées « matières premières secondaires ». Deux types de recyclage existent : en boucle fermée, quand ces matières premières sont réintroduites dans la production de produits similaires, et en boucle ouverte pour la production d’autres types de biens. En 2010, 15 millions de tonnes de matières de recyclage ont alimenté l’industrie française12.

Dans la logique de l’économie circulaire, le recyclage doit intervenir en dernier recours, quand les solutions de réemploi et de réutilisation ne sont plus possibles. En effet, dès 2004, le Plan national de prévention de la production des déchets ambitionne de rendre « la prévention aussi présente à l’esprit des Français que le recyclage »13.

Les professionnels de la conception, en particulier, ont de nombreux défis à relever pour faciliter l’avènement de modes de production qui aideront à offrir un monde soutenable aux générations futures. Le designer a toujours accompagné les mutations de l’industrie, car il est porteur d’une préoccupation centrale pour l’usager dans sa pratique. Quel rôle peut-il jouer dans le développement de l’économie circulaire ? À l’interstice entre la création industrielle et la conception environnementale, comment peut se définir une stratégie de design pour l’économie circulaire ? C’est à ces questions que tentent de répondre les chapitres qui suivent.

Figure 1 : Les piliers de l’économie circulaire

Source : Ademe, 2012.

  • 3 – CESE, Les Enjeux de la gestion des déchets ménagers et assimilés en France, 2008, p. 77.
  • 4 – McDonough W., Braungart M., Cradle to Cradle: Re-making the way we make things, North Point Press, San Francisco, 2009.
  • 5 – Commission européenne, « Feuille de route pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources », 2011, p. 30.
  • 6 – Circle Economy, The Circularity Gap Report, January 2018.
  • 7 – Fondation Ellen MacArthur, « Vers une économie circulaire : Arguments économiques pour une transition accélérée », note de synthèse, 2010.
  • 8 – Norme ISO/TR 14062:2002 – Management environnemental – Intégration des aspects environnementaux dans la conception et le développement des produits.
  • 9 – Ellen MacArthur Foundation, Towards the Circular Economy, Vol. 1, 2013.
  • 10 – CCI de France, « L’écologie industrielle et territoriale : retours d’expérience », octobre 2016.
  • 11 – Chiffres présentés lors de l’atelier « Intégration de l’économie circulaire dans une stratégie d’entreprise » de l’Institut de l’économie circulaire, 2014.
  • 12 – ADEME, « Osons l’économie circulaire », ADEME & Vous, n° 59, 2012, p. 7.
  • 13 – Ministère du Développement Durable, « Plan d’action pour la prévention de la production des déchets », 2004, p. 6.
Chapitre 2

Un contexte favorable au développement de l’économie circulaire

Environnement réglementaire

Les motivations des entreprises pour intégrer une préoccupation environnementale dans leurs processus de conception et de fabrication sont diverses ; elles sont parfois très fortes et naturelles, parfois quasi inexistantes et contraintes. Dans tous les cas, depuis la fin des années 1990, l’Union européenne œuvre pour installer un cadre réglementaire et différents mécanismes, afin de développer un marché propice à la commercialisation de produits à moindres impacts environnementaux.

La politique intégrée de produits (PIP) donne en Europe le cadre général de toutes les politiques environnementales communautaires, en ce qui concerne tout produit ou service que le consommateur européen a à sa disposition. Elle a été débattue par la Commission européenne dès 1998 et formalisée en 2001 sous forme d’un livre vert14. Elle fixe trois axes stratégiques. D’une part, le principe du pollueur-payeur sur la fixation des prix stipule que les produits les plus polluants doivent être supprimés du marché ou fortement taxés. Les biens les moins polluants doivent être valorisés et mis en avant au travers d’incitations fiscales. D’autre part, le principe du choix éclairé des consommateurs vise à l’éducation des consommateurs et des entreprises, afin que la demande des produits à moindre impact environnemental augmente. Les utilisateurs doivent pouvoir choisir des produits sur ce critère. Il est nécessaire de pouvoir leur fournir des informations techniques compréhensibles et pertinentes. Troisièmement et enfin, la conception écologique des produits est également favorisée par la publication des informations sur les impacts environnementaux du cycle de vie des produits.

Cette politique européenne a permis la mise en place depuis plusieurs années de réglementations et de directives sur l’utilisation de certaines matières toxiques ou l’incitation à écoconcevoir pour un meilleur recyclage.

Des réglementations et directives restrictives

C’est seulement depuis le début des années 2000 que les composants des produits sont contrôlés selon leurs risques sanitaires et environnementaux. Le règlement REACH (Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of CHemicals)15 apparu en 2007 a bouleversé la façon de concevoir ou d’importer des produits dans tous les secteurs. Il oblige les distributeurs et les producteurs à recenser toutes les substances chimiques des produits mis sur le marché en Europe, ce qui permet l’évaluation et le contrôle de ces substances pour écarter des dangers potentiels. Ce règlement exige l’enregistrement à la fin 2018 de plus de 30 000 substances chimiques qui seront connues avec leurs risques définis ; cela permettra de mettre en place des moyens juridiques et techniques pour garantir une protection contre ces risques. Il ne s’agit pas uniquement de prévenir les dégâts causés sur l’environnement par leur dégradation dans les sols : en se basant sur les données de l’enquête EODS d’Eurostat qui se rapportent à 2001, il est estimé qu’entre 18 et 30 % des cas de maladies professionnelles reconnues en Europe sont liés à l’exposition à des produits chimiques16.

Plusieurs directives ont par ailleurs des incidences sur le choix des fournisseurs et des matériaux par les concepteurs mais aussi sur leurs choix de conception. Depuis 2002, les produits électriques et électroniques sont soumis à différentes directives qui obligent leurs concepteurs à prendre en compte leurs impacts sur l’environnement.

La directive européenne sur les DEEE17 vise ainsi à favoriser leur recyclage et à imposer aux producteurs la prise en charge des coûts de collecte et de traitement de leurs déchets. Révisée en 2012, elle pose également de nouveaux objectifs en termes de taux de collecte pour 2019. Son champ s’appliquera dès cette année à l’ensemble des équipements électriques et électroniques répartis en sept catégories : équipements d’échange thermique, écrans, moniteurs et équipements contenant des écrans, lampes, gros équipements, petits équipements, petits équipements informatiques et de télécommunications, panneaux photovoltaïques.

Autre exemple, en 2003, la directive européenne RoHS (Restriction of Certain Hazardous Substances)18 a restreint l’utilisation de substances dangereuses dans les équipements électriques et électroniques, comme le plomb, le mercure, le cadmium ou encore les retardateurs de flamme halogénés, intégrés dans certains matériaux afin de diminuer les risques d’incendie. Quasiment tous les produits sont concernés par la directive, hormis certains cas spécifiques, par exemple ceux destinés à être lancés définitivement dans l’espace.

Concernant toujours les produits électroniques, la directive européenne EuP (Energy-using Products)19 de 2005 fixe un cadre pour l’écoconception des produits qui utilisent de l’énergie pour leur fonctionnement. La plupart des produits électriques sont concernés, comme les ordinateurs personnels, les équipements d’imagerie (copieurs, scanneurs, imprimantes…), les téléviseurs ou encore les appareils de climatisation.

Ces réglementations induisent que l’écoconception est dans certains cas devenue obligatoire. Les équipes de conception d’industries très concernées par leur image de marque ou par la maîtrise des coûts tentent de prévoir les évolutions de ces réglementations avec l’aide de leur Direction environnement.

Par ailleurs, d’autres mécanismes ne contraignent pas les équipes à écoconcevoir mais les y incitent, comme la loi relative à la consommation20 qui invite les équipes de conception à prolonger la durée de vie de leurs produits et leur réparabilité. En effet, elle pose plusieurs cadres qui jouent en faveur de l’économie circulaire. D’une part, les usagers consommateurs peuvent jouir entièrement de leur droit à la garantie légale de deux ans sur les produits de consommation depuis mars 2016. Ce droit était freiné jusqu’alors par un mécanisme qui obligeait les consommateurs à prouver que le défaut de leur objet provenait d’un problème de fabrication dès six mois après la date d’achat. De plus, les producteurs doivent maintenant renseigner les consommateurs sur l’existence et la durée de disponibilité des pièces détachées indispensables à la réparation d’un bien. Les distributeurs sont tenus de fournir ces pièces détachées sous peine de sanction financière. Cette loi favorise donc la lutte contre l’obsolescence programmée des produits, technique visant à réduire la durée de vie d’un produit.

Des incitations positives

Chaque producteur de biens doit gérer le coût de l’élimination de ses déchets à travers une écocontribution. Il verse cette contribution financière aux éco-organismes, structures privées la plupart du temps agréées par les pouvoirs publics. Les producteurs assurent la gouvernance des éco-organismes. Cette écocontribution finance tout ou partie de la gestion des produits usagés (collecte, tri, transport, dépollution, recyclage, valorisation…). Son montant dépend de la quantité de produits mis sur le marché et des coûts de gestion des déchets issus de chaque catégorie de produit. Mais il dépend également des efforts d’écoconception du producteur : plus le producteur écoconçoit ses produits, moins l’écocontribution est élevée. Cette « écomodulation » est donc une forme de soutien à l’écoconception. Cette contribution permet enfin de décharger les collectivités territoriales du coût de la gestion des déchets, car elle est internalisée dans le prix de vente des produits neufs, transférant le financement de cette gestion du contribuable au consommateur.

En novembre 2013, deux sénatrices ont présenté un rapport21 préconisant de renforcer le principe d’écomodulation, afin que ce mécanisme puisse peser davantage sur le prix final des produits. Un produit écoconçu verrait son prix de vente baisser alors qu’un produit non écoconçu le verrait augmenter. Le rapport a constaté que les écomodulations ont une réelle influence sur l’écoconception en matière d’emballage. Par exemple, depuis juillet 2017, un bonus de 8 % sur la contribution totale sur le produit vendu est accordé pour les actions de réduction des déchets dès la conception des produits : réduction de poids à iso-matériau et iso-fonctionnalité, réduction du volume à iso-fonctionnalité, notamment par concentration du produit, mise en œuvre de recharges, suppression d’une unité d’emballage. Le bonus s’applique uniquement la première année de mise en marché. Ainsi, pour une action mise en œuvre en 2018, le bonus ne s’applique que sur la déclaration 2018.

Un travail est en cours afin d’amplifier ce mécanisme sur les équipements électriques et électroniques. Il est en effet difficile de fixer les écomodulations sur cette catégorie de produit car, par exemple, un produit peu recyclable peut être aussi très vertueux au niveau de sa consommation d’énergie. Une piste serait de fixer les modulations en tenant compte des différentes phases du cycle de vie du produit, ce qui demande de modifier un article du Code de l’environnement fixant aujourd’hui l’écomodulation uniquement sur l’impact en fin de vie des produits.

Vers l’affichage environnemental

L’affichage environnemental est un autre mécanisme mis en place sur la plupart des catégories de produits, qui tente d’inciter les équipes de conception à se préoccuper davantage de l’impact environnemental de leurs produits.

Le Grenelle de l’environnement s’est conclu sur le souhait de généraliser l’affichage des informations environnementales sur les produits et services mis sur le marché en France22. Il s’agit d’étendre le concept des « étiquettes énergie » des appareils électroménagers, de l’automobile et de l’immobilier à toutes les catégories de produits. Une expérimentation nationale d’un an (2011-2012) a été mise en place à la suite du Grenelle : 168 entreprises (producteurs, distributeurs, regroupements professionnels) ont été sélectionnées pour expérimenter leur propre affichage environnemental sur un grand nombre de catégories de produits. Ce projet avait deux objectifs : d’abord celui d’informer les consommateurs, qui ont une réelle attente à ce niveau pour décider de leurs actes d’achat, ensuite celui de développer l’écoconception car les producteurs soucieux de leur image souhaiteront avoir de bons résultats à communiquer.

Le Gouvernement a décidé en 2013 la généralisation de l’affichage sur la base des différents bilans, très favorables, de cette expérimentation. Celle-ci a par ailleurs nourri le projet d’un dispositif similaire à l’échelle de l’Union européenne, de 2013 à 2017, avec la participation de 28 secteurs. Pour un déploiement optimal, le premier bilan de l’expérimentation préconise un accompagnement technique des entreprises, le calcul de l’impact environnemental de chaque produit pouvant être long et coûteux. Il recommande également de déterminer des procédures de contrôle efficaces pour chaque catégorie de produits afin que les notes environnementales ne soient pas faussées d’un producteur à un autre.

Les principales motivations des entreprises pour expérimenter cet affichage étaient essentiellement économiques, liées à la volonté d’anticiper un mouvement général et d’avoir un poids sur la façon de définir le dispositif. Mais l’expérience leur a également permis de calculer l’impact environnemental de nombreux produits et d’avoir une vue globale sur les différents défis qui les attendaient. Depuis 2008, une collaboration entre l’ADEME et l’AFNOR vise à déterminer des techniques de calcul d’impact, les critères à prendre en compte dans l’affichage environnemental selon les catégories de produits et les manières de les communiquer. Concernant la pollution de l’air, l’étiquetage des émissions de composés organiques volatils (COV) des produits de construction et de décoration est obligatoire depuis septembre 2013.

Quels avantages pour l’entreprise ?

Il est parfois perçu que la protection de l’environnement est antinomique de la rentabilité de l’entreprise. Pourtant des études montrent que les efforts fournis sur le plan environnemental sont profitables à plusieurs niveaux.

La nécessité de convaincre

L’ADEME, avec l’aide du cabinet de conseil EY, a développé un argumentaire23 afin de convaincre les directions d’entreprises des intérêts d’une telle démarche. Plusieurs témoignages y sont répertoriés, comme celui de l’entreprise Lexmark qui affirme que l’écoconception de ses produits en vue de la réduction des déchets de matières premières lui a permis d’économiser plus d’un million d’euros par an.

L’ADEME aide les directions à situer leur posture sur ce sujet, défensive ou offensive, et à caractériser leur volonté pour que cette démarche porte des répercussions en externe ou non. Cet exercice permet aux entreprises d’activer les bons leviers, pour favoriser des actions en accord avec leur politique et leur ambition. Ainsi, par exemple, la démarche d’écoconception dans une entreprise ayant une attitude défensive se traduirait par la gestion des risques, l’anticipation des réglementations, le souci de l’image de marque, la réduction des coûts sur les matières premières, l’énergie utilisée et les coûts de logistique. Dans une entreprise offensive, la démarche rechercherait davantage la compétitivité à travers la création de nouveaux marchés, grâce à des solutions innovantes. Elle stimulerait également les équipes au travers d’un projet d’entreprise porteur de sens, facteur de dynamisme et de créativité. On perçoit bien là l’éventail et la diversité des bénéfices que peut apporter une démarche de conception environnementale.

Différentes formes de profitabilité pour l’entreprise

Une étude de 2014 menée par le Pôle écoconception français et l’Institut de développement de produits (IDP) du Québec s’est concentrée sur la profitabilité économique de l’écoconception24. L’enquête a été réalisée de mars à octobre 2013 et des informations concernant 119 entreprises ont été collectées (49 en France, 44 au Québec et 26 dans l’Union européenne). Environ un tiers d’entre elles appartiennent à l’industrie manufacturière, avec une répartition équitable entre PME et entreprises de plus de 250 salariés.

L’étude montre que la marge bénéficiaire des produits écoconçus est supérieure de 12 points d’écart en moyenne par rapport au taux de marge moyen des produits traditionnels. Presque la totalité des répondants ont précisé qu’une démarche d’écoconception avait un effet neutre ou positif sur les profits de l’entreprise et non pas un effet négatif, contrairement aux idées reçues.

Quatre autres retombées positives ont été identifiées par les sondés, à savoir une amélioration de l’image de marque et de la notoriété (86 %), une augmentation de la motivation et de la fierté des employés (41 %), une meilleure relation avec les clients (36 %) et une plus grande capacité à créer de nouveaux produits (32 %). En moyenne, les démarches d’écoconception ont permis d’améliorer deux aspects fonctionnels des produits développés. Il a aussi été montré que plus la taille de l’entreprise est petite, plus ses chances de rentabiliser ses activités d’écoconception sont élevées. Les grandes entreprises manufacturières ont en effet des exigences de rentabilité très fortes qui rend complexe et coûteuse la prise en compte de nouveaux paramètres de conception.

Le principal résultat de l’enquête est de montrer que plus l’intensité de la démarche est grande, plus la qualité globale de gestion de l’entreprise sera élevée et plus la rentabilité de l’approche environnementale sera forte. L’intensité de la démarche dépend des méthodes utilisées, du nombre d’étapes du cycle de vie du produit prises en compte et de l’étendue de son application dans la gestion de l’entreprise. Les entreprises pratiquant une démarche environnementale exemplaire montrent que la prise en compte d’objectifs environnementaux dans la conception offre de nouvelles opportunités : cela permet d’explorer de nouveaux champs d’action, de développer de nouveaux produits, technologies et modèles économiques et surtout de créer toujours plus de valeur pour les utilisateurs.

Figure 2 : Facteurs d’adoption des démarches d’écoconception

Source : Ademe, 2013.

Démarches pionnières et proactives : le cas exemplaire de Patagonia

Diverses entreprises pionnières se sont engagées de manière proactive dans le développement durable. Pour certaines d’entre elles, c’est la conviction éthique du dirigeant qui est à l’origine de la prise en compte systématique des enjeux environnementaux dans chacun des projets développés. Dans ce cadre, les concepteurs sont poussés à innover pour trouver des solutions toujours plus durables et vertueuses.

Prenons l’exemple de Patagonia, l’entreprise californienne fabriquant des biens sportifs la plus avant-gardiste en matière d’environnement. Son fondateur, Yvon Chouinard, est un alpiniste et grimpeur qui a toujours eu de grandes convictions sur la protection de l’environnement. Il a notamment été l’un des fondateurs du mouvement « 1 % pour la planète » créé en 2001, regroupant environ 1 400 entreprises qui reversent 1 % de leur chiffre d’affaires à des associations de protection de l’environnement.

Dès 1996, la marque n’utilise que du coton biologique dans ses vêtements en coton et des matières recyclées dans un tiers de ses produits. Elle recycle 40 % de ses produits textiles en les transformant en une nouvelle matière première, utilisée pour de nouveaux vêtements : une démarche pionnière d’économie circulaire25. Les équipes de conception ne renouvellent pas forcément leurs gammes et se concentrent sur des produits essentiels avec peu de complexification. Aujourd’hui, la marque propose une offre de produits de haute qualité, multifonctionnels, durables et facilement réparables en service après-vente pour éviter de participer à la surconsommation de biens.

Afin de mettre un terme à la fabrication de combinaisons de sports d’eau en matières synthétiques issues de la pétrochimie, Patagonia a établi depuis plusieurs années un partenariat avec l’entreprise Yulex qui produit des biomatériaux pour développer la première combinaison de surf à base d’une plante, le guayule. La production de ce biomatériau a un très faible impact sur l’environnement. Les combinaisons en guayule sont aussi performantes que les combinaisons synthétiques. En outre, elles ont pour spécificité de sentir l’eucalyptus et non plus le néoprène, ce qui est perçu comme un véritable bénéfice pour les sportifs qui portent cette seconde peau tous les jours.

Au-delà des innovations de produits et matières, l’entreprise recherche également des modèles économiques plus vertueux. Elle a ainsi créé un partenariat avec eBay afin de faciliter à ses clients la revente de leurs vêtements d’occasion. Elle a également lancé le projet « Common Threads Partnership » dont l’objectif est d’établir différents engagements réciproques entre elle et les utilisateurs de ses produits, sur cinq thématiques : réduire, réparer, réutiliser, recycler, réimaginer. Par exemple, dans la catégorie « réduire », l’entreprise s’engage à créer des produits qui durent longtemps et les clients s’engagent à ne pas acheter de produits dont ils n’ont pas réellement besoin. La démarche offensive de Patagonia a donc favorisé le développement de nouveaux modèles économiques et d’innovation produits. Cela a favorisé l’émergence d’une image de marque solide et la rencontre avec une large clientèle.

Les attentes des usagers

Ni les obligations réglementaires ni les incitations économiques ne remplacent la nécessité pour les entreprises de créer une offre répondant aux besoins des usagers. Toute production issue d’une démarche de conception environnementale doit donc rencontrer le succès sur le marché pour que celle-ci puisse être pérenne. Mais quelle est la nature de cette demande ?

L’attente des consommateurs sur la durée de vie de leurs produits est croissante, ce qui peut inciter les entreprises à écoconcevoir. Toutefois, même s’ils affirment une sensibilité de plus en plus forte aux questions environnementales, leurs actes d’achat ne suivent pas toujours. Un enjeu clé est donc de comprendre à la fois les attentes de la société et les motivations des consommateurs face à la perspective d’achat de produits issus d’une démarche environnementale.

Les sciences de gestion et du marketing s’attachent depuis une quarantaine d’années à mieux comprendre les comportements d’achat face aux questions environnementales. Différentes études ont été menées au sujet des stratégies de segmentation, visant à faire correspondre l’offre de produits à différentes attentes. Le cabinet Ethicity, spécialisé sur le développement durable, produit depuis une dizaine d’années une étude annuelle sur les Français et la consommation responsable. Celle de 201626 s’est basée sur une enquête de terrain auprès d’un panel représentatif de la société française de 4 100 individus âgés de 15 à 74 ans. Huit grandes familles d’individus se détachent, répartis en cinq groupes.

Figure 3 : Répartition des grandes familles de consommateurs dans le secteur du développement durable

Données : Ethicity, 2016.

Trois familles participent à une reconstruction du modèle de vie. Les « utilitaristes » (11,9 %), d’une part, regroupent majoritairement un public masculin vivant dans les agglomérations de moins de 20 000 habitants. Ils sont surtout préoccupés par l’emploi et leur pouvoir d’achat et sont motivés par l’idée de réaliser des choses par eux-mêmes (jardiner, bricoler, décorer…). Les « connectés » (13,3 %), ensuite constituent un public majoritairement jeune (moins de 35 ans) et demandeur d’informations sur les sujets du réchauffement climatique, de la pollution et du bien-être animal. Ils trouvent dans les outils numériques une solution pour mieux consommer. Ils attendent des marques une forte implication sur les sujets environnementaux. Les « locaux motivés »(14,5 %), enfin, sont soucieux de l’état de l’environnement légué aux générations futures et préoccupés par la santé de leur famille et l’emploi. Avec un bon pouvoir d’achat, ils entendent recréer un modèle économique autour de la notion de proximité.

Ensuite, deux familles se caractérisent par leur attitude active. Les consommateurs « en quête de sens » (14,9 %) voient dans leur consommation un moyen de s’impliquer. Ils exigent une offre plus saine et meilleure sur l’ensemble des catégories de produits en relation avec le corps et la maison. Les « exemplaires » (10,3 %), eux, ont une vision globale du développement durable et sont actifs pour mener une vie saine : produits bio, consommation raisonnée, soutien en temps et en argent aux causes éthiques et solidaires, mobilisation de leur entourage…

La famille « changez rien » (14,7 %), majoritairement composée de jeunes, ne souhaite pas intégrer les enjeux du développement durable, perçus comme contraignants ou comme un phénomène de mode. Cette famille réduit la consommation responsable à la réduction de la consommation.

Les « éco-essentiels » (12,7 %), majoritairement composés de personnes âgées, adoptent des gestes responsables toujours orientés vers l’économie d’argent.

Enfin, les « émoteurs » (7,7 %) sont soit très jeunes (moins de 25 ans) soit plus âgés (plus de 50 ans). Prenant du recul sur la société de consommation, ils sont très demandeurs d’informations. Ils agissent par conviction et sont vigilants sur les produits qu’ils achètent. Ils participent aux associations, aux financements entre particuliers et aux projets collaboratifs. La recherche de lien social est pour eux une motivation déterminante.

Cette segmentation permet aux entreprises de mieux cerner, année après année, les attentes du public en matière de durabilité et de définir des actions en conséquence. Par comparaison, l’étude de 2013 affichait le même nombre de familles de consommateurs mais réparties sur 3 groupes au lieu de 5 (désireux de changement, sceptiques et avec une prise de conscience récente). Les attentes des consommateurs se précisent et s’intensifient avec le temps.

Plusieurs enseignements sont à retenir. D’abord, les Français sont de plus en plus préoccupés par leur bien-être et leur santé. C’est d’abord leur souhait d’obtenir des produits « meilleurs pour la santé » qui motive l’achat de produits respectueux de l’environnement, devant tous les autres critères. De même, 89 % des sondés choisissent leurs aliments pour rester en bonne santé, 60 % privilégient un achat plus régulier de produits plus naturels et 38 % disent consommer moins de viande.

Ensuite, les Français se montrent attentifs aux impacts sociaux et territoriaux de leur consommation. Ils sont demandeurs d’informations sur la fabrication des produits, notamment sur la répartition entre les différents intermédiaires et ses impacts sur l’emploi ; 85 % privilégient les entreprises qui ont préservé une implantation locale quand 49 % estiment qu’« acheter local signifie consommer autrement ».

Troisièmement, les Français expriment une défiance de plus en plus forte vis-à-vis des marques, même si les consommateurs restent convaincus que les grandes entreprises ont un rôle à jouer.

Plus simples, meilleurs pour la santé, plus traçables… les Français attendent donc des produits et des services améliorant leur bien-être au quotidien et leur santé et satisfaisant leur désir de lien social et local.

Il s’agira dans la suite de l’étude de donner des clés pour passer le cap d’une démarche de conception traditionnelle coût-qualité-délai à une démarche d’écoconception pour l’économie circulaire.

  • 14 – Commission européenne, Livre vert sur la politique intégrée de produits, 2001.
  • 15 – Union européenne, « Règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 », 2007.
  • 16 – Musu T., REACH au travail. Les bénéfices potentiels de la nouvelle politique européenne sur les agents chimiques pour les travailleurs, 2e édition, ETUI-REHS, 2006.
  • 17 – Union européenne, Directive 2002/96/CE du 27 janvier 2003 relative aux déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE), 2003.
  • 18 – Union européenne, Directive 2002/95/CE du 27 janvier 2003 relative à la limitation de l’utilisation de certaines substances dangereuses dans les équipements électriques et électroniques, 2003.
  • 19 – Union européenne, Directive 2005/32/CE du 6 juillet 2005 établissant un cadre pour la fixation d’exigences en matière d’écoconception applicables aux produits consommateurs d’énergie, 2005.
  • 20 – Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation.
  • 21 – Didier E. et Sittler E., « Les déchets : filières à responsabilité élargie du producteur (REP) et écoconception », Rapport d’information n° 143, 2013.
  • 22 – Engagement 217 du Grenelle de l’environnement (2007) et article 85 de la loi « Grenelle 2 », (2010).
  • 23 – ADEME, Écoconception : 4 raisons de se lancer, 2012.
  • 24 – Pôle Écoconception et Management du Cycle de Vie, Institut de développement de produits, La Profitabilité de l’écoconception : une analyse économique, 2014.
  • 25 – Teulon H., « Patagonia, le succès avec ou malgré le développement durable ? », Entreprises et histoire, vol. 45, n°. 4, 2006, pp. 116-134.
  • 26 – Ethicity, Les Français et la consommation responsable, 2016.
Chapitre 3

La conception en question

Chaque entreprise suit des méthodes de conception spécifiques, ce qui vaut aussi pour les démarches de conception durable. Quels sont les pratiques et les outils à disposition des équipes souhaitant concevoir des projets à moindre impact environnemental ? Des plus classiques aux plus innovants, nous les questionnons au regard des ambitions de l’économie circulaire.

Re-pair, re-fine : des méthodes traditionnelles d’écoconception peu adaptées aux enjeux environnementaux

Dans une entreprise de grande distribution, une démarche de conception environnementale repose essentiellement sur les métiers de l’ingénierie produits. Ce sont le plus souvent ces derniers qui peuvent faire évoluer les produits dans le sens d’un plus grand respect de l’environnement. Pourtant, il existe de multiples façons d’intégrer les paramètres environnementaux dans un processus de conception de produits et de services. La littérature scientifique sur la gestion de projets durables modélise et classe les approches existantes, selon les paramètres qu’elles prennent en compte et leurs ambitions.

Figure 4 : Modélisation des pratiques de conception environnementale

Source : Charter et Chick, 1997.

Des approches traditionnelles

Le « re-pair » est une démarche de court terme, basée sur la proposition des chercheurs Charter et Chick en 199727. Elle correspond à l’amélioration incrémentale d’un produit pour limiter ses impacts négatifs sur l’environnement, en accord avec les réglementations. L’objectif principal de cette démarche d’écoconception est donc curatif, on la retrouve dans des entreprises où la préservation de l’environnement est perçue comme une contrainte. Cela se traduit par des méthodes de « Design for X » (DFX), qui visent des actions précises de réduction des impacts environnementaux sur une seule étape du cycle de vie du produit (conception pour le recyclage, conception pour le démontage…). Cette démarche induit des modifications très faibles du produit et des méthodes de l’entreprise.

Le « re-fine » est une démarche de court ou moyen terme, selon la complexité des projets, dans laquelle les concepteurs vont repenser une ou plusieurs étapes du cycle de vie du produit pour le reconcevoir, en vue de diminuer ses différents impacts sur l’environnement. Cette démarche dite d’écoconception classique est développée dans des entreprises où la protection de l’environnement est considérée comme un critère à part entière de la conception. L’ensemble du cycle de vie y est pris en compte, dans l’objectif de réduire l’impact environnemental. Ici, la démarche nécessite la collaboration entre plusieurs activités de conception ; elle est donc plus coûteuse en temps et en expertise, notamment lors du calcul des impacts à chaque phase du cycle de vie des produits. C’est notamment pour cette raison que l’écoconception classique est difficilement applicable à toutes les gammes de produits d’un même distributeur. Celui-ci préfère le plus souvent appliquer la démarche d’écoconception à une sélection de produits, ceux dont les effets sur l’environnement sont les plus prononcés.

Les démarches « re-pair » et « re-fine » sont celles que l’on voit le plus souvent déployées en écoconception car elles ne bouleversent pas les pratiques de l’entreprise.

Une démarche peu adaptée

La première étape de la démarche d’écoconception traditionnelle est de réaliser les analyses du cycle de vie (ACV) des produits déjà mis sur le marché, afin d’évaluer leurs impacts sur l’environnement (pollution de l’air, consommation d’eau, intégration du recyclé et recyclage, consommation d’énergie lors de la production…) et d’identifier des leviers pour les améliorer. Cette approche relève avant tout d’une démarche d’amélioration incrémentale des produits existants lors du renouvellement des gammes par exemple, et non pas d’une réflexion lancée en amont des projets. Ce constat est valable pour toutes les entreprises qui n’ont pas pour ambition de développer une stratégie offensive de développement durable.

Figure 5 : Une démarche d’écoconception classique

Source : Stéphanie Souan, 2014.

La démarche d’écoconception classique se « restreint » donc souvent à la substitution d’un matériau par un autre, action perçue comme très contraignante par les équipes de conception. En effet, la grande distribution a de fortes exigences de maîtrise des coûts : les produits qui renouvellent une gamme sont comparés aux précédents en matière de rentabilité et de prix d’achat. À cette étape, il est difficile de faire adopter des composants moins nocifs pour l’environnement car ils sont soit plus chers, soit moins performants. Et même à performance égale, les chefs de produit valorisent souvent les composants qu’ils ont l’habitude d’utiliser et qui ont déjà été soumis au contrôle qualité de l’entreprise : 73 % des responsables des achats de grandes entreprises affirment que la réduction des coûts reste leur priorité numéro un28.

On voit là que l’écoconception pose fondamentalement problème dans une entreprise qui n’a pas intégré de nouveaux indicateurs environnementaux aux côtés des références habituelles « qualité, coût, délai ». Les entreprises proactives sur le sujet ont dû mettre en place ce nouvel indicateur pour dépasser ce blocage.

Une méthode éloignée de l’usager

Une autre limite à la démarche d’écoconception traditionnelle est qu’elle se concentre davantage sur la réduction des impacts environnementaux que sur la création de valeur ajoutée pour les utilisateurs. Elle est finalement déconnectée des processus de conception traditionnels et des objectifs de l’entreprise, et perçue comme une source de contraintes supplémentaire. En pratique, les produits sont la plupart du temps reconçus en vue de réduire leurs impacts plutôt que conçus avec cette intention dès le départ. Les entreprises ne souhaitant pas être offensives sur le plan environnemental adoptent cette méthode, qui s’avère finalement difficile à mettre en place et ne produit pas forcément des résultats innovants ou à forte valeur ajoutée pour les consommateurs.

Pourtant, nous venons de le voir au chapitre précédent, les usagers attendent en majorité des produits durables leur apportant des bénéfices particuliers. Lors d’un atelier sur l’économie circulaire, organisé dans le cadre du forum mondial de l’économie responsable « World Forum 2013 » à Lille29, le responsable des produits respectueux pour l’environnement de Castorama a souligné l’importance de communiquer sur les bénéfices apportés par ces écoproduits. Ces derniers étant souvent plus chers dans le secteur de la construction, l’objectif est aussi de les rendre le plus attractifs possible.

Castorama distribue depuis plusieurs années un panneau isolant issu d’une démarche d’économie circulaire. Il est intéressant de relever que c’est parce qu’il apporte des bénéfices à l’usage d’une qualité supérieure aux autres qu’il a pu facilement s’intégrer aux côtés des autres produits. Le panneau isolant en laine de coton Métisse® a été conçu à partir de vêtements collectés par l’organisme Le Relais, issu de l’économie sociale et solidaire. Face à une grande quantité de textiles de basse qualité, sans possibilité de réemploi, le service recherche et développement de cet organisme s’est lancé en quête de nouveaux débouchés. De là est né l’isolant Métisse®, le premier constitué à 100 % de fibres recyclées. Ce produit est de 30 % à 40 % plus cher que les autres isolants car les modes de production ne sont pas les mêmes. Mais son prix élevé est finalement bien accepté par les clients car il apporte une grande valeur ajoutée. En effet, c’est un isolant « 3 en 1 », qui allie confort d’été et d’hiver, régulation hygrométrique et haute performance acoustique. À cela s’ajoute un grand confort de pose, facile et sans irritation.

Des outils de conception environnementale encore limités

Les outils d’écoconception visent à prendre en compte des critères environnementaux durant le processus de développement d’un produit. La majorité d’entre eux ont été imaginés par des ingénieurs ou des chercheurs en gestion de projets durables. Le chercheur en écoconception Stéphane Le Pochat identifie trois grands types d’outils de conception environnementale30. Les outils d’évaluation environnementale évaluent de façon quantitative les impacts environnementaux d’un produit, service ou processus bien défini. Les outils d’amélioration environnementale portent, quant à eux, sur des bonnes pratiques et des règles qui permettent d’orienter les concepteurs dès l’amont des projets vers des solutions à fort potentiel. Il existe enfin des outils permettant de réaliser simultanément ces deux approches.

Nous passons en revue ces trois grands types d’outils, afin de les confronter aux ambitions de l’économie circulaire et de cerner leur potentiel de création de valeur ajoutée pour les usagers.

Les outils d’évaluation environnementale, souvent éloignés des enjeux

Plusieurs outils sont développés à partir de la méthode d’ACV (analyse du cycle de vie), présentée précédemment, qui est la référence de l’évaluation environnementale. Celle-ci permet une analyse sur différents critères (énergie consommée, consommation d’eau…) des impacts environnementaux d’un bien, d’un service, d’un processus ou même d’une organisation. Cette évaluation est indispensable pour obtenir des données et comparer de façon rigoureuse plusieurs produits ou systèmes entre eux. Elle reste toutefois inadaptée lors des phases amont de conception, car on dispose alors de trop peu de données. Cette méthode a donné naissance à de nombreux outils logiciels ; certaines entreprises ont même développé leur propre logiciel, alimenté avec les données des composants qu’ils ont l’habitude d’utiliser pour leurs produits.

L’évaluation simplifiée et qualitative du cycle de vie (ESQCV) est un outil développé en France, qui s’inspire de la méthode d’ACV. Il permet aux concepteurs d’établir un inventaire des données environnementales plus facilement et rapidement. L’AFNOR recommande cette méthode et a notamment développé un document permettant de poser son cadre d’utilisation. Un premier jalon consiste à identifier l’objectif de l’étude et à définir la fonction finale du produit ou du service à évaluer. À cette étape, il est recommandé d’identifier les principales problématiques environnementales du système. La méthode s’appuie donc sur la participation d’experts en écoconception et sur une étude approfondie du système. Dans un deuxième temps, l’évaluateur visualise les étapes du cycle de vie du système qui pèsent le plus lourdement sur les différents impacts environnementaux identifiés. Il devra par la suite proposer des solutions pour résoudre les divers problèmes relevés.

Les outils d’évaluation environnementale se concentrent donc uniquement sur le calcul du profil environnemental d’un système. Ils ne peuvent être utilisés qu’en aval des projets, quand ces derniers ont déjà été définis. À distance d’une prise en compte des attentes des utilisateurs, ces outils, qui sont pourtant des références dans le domaine de l’écoconception, sont donc nécessaires mais insuffisants au regard des ambitions de l’économie circulaire.

Les outils d’amélioration environnementale

D’autres outils ont été développés pour améliorer plus efficacement l’impact environnemental des produits mais ils sont à ce jour moins diffusés que les outils d’ACV. Après l’étude de cinq d’entre eux, nous pouvons retenir deux dispositifs qui pourraient éventuellement convenir aux objectifs de l’économie circulaire.

Figure 6 : Diagramme Product Ideas Tree

Source : Jones, 2001.

Le premier des outils d’amélioration environnementale est le diagramme « Product Ideas Tree », développé par Jones en 200131. L’outil a pour objectif d’aider les concepteurs à structurer leurs séances de créativité en conception environnementale pour faire émerger de nouveaux concepts. Il se base sur le principe du mind-mapping. La séance de créativité démarre sur différents axes de réflexion, notamment « Energy », « Ressource-Use » ou encore « Toxicity ». Reprenant en une structure radiale les six étapes de la conception et du développement, l’outil permet de classer les idées selon leur impact à chaque étape du processus. Il pourrait être adapté à la recherche de pistes correspondant aux objectifs de l’économie circulaire, sur chacune de ces étapes, mais la création de valeur pour l’utilisateur final n’est pas assurée.

Séance de créativité

Les entreprises doivent souvent organiser des séances de créativité afin de trouver des idées pour répondre à différents types de problématiques : amélioration technique de produits existants, conception de nouveaux produits, services, ou encore de business models. Ces séances permettent de stimuler l’innovation et de fédérer les équipes autour d’un projet. L’efficacité d’une séance de créativité dépend à la fois de son animation et des outils de génération d’idées retenus. Il existe néanmoins plusieurs étapes fondamentales, que l’on retrouve dans toutes les méthodes de créativité collective :

Expression de la problématique abordée en séance. Il est recommandé d’exprimer un objectif clair sous forme d’une phrase courte qui débute par un verbe d’action.

Transmission d’éléments d’inspiration : veille, macrotendances, benchmark…

Réalisation d’une purge. Chaque personne conviée à la séance doit pouvoir dès le début de séance exprimer tout ce qui lui traverse l’esprit. Cela permet de filtrer les idées qui viendraient en premier à l’esprit des participants.

Génération d’idées, la plupart du temps en équipe. Les outils de génération d’idées sont finement sélectionnés selon l’objectif de la séance.

Présentation et évaluation de chaque idée. L’animateur doit avoir réfléchi en amont à différents indicateurs d’évaluation, selon le contexte du projet (désirabilité, faisabilité à court terme, impact organisationnel potentiel dans l’entreprise…).

Enfin, le principe de CQFD doit être respecté pour chaque séance de créativité. C, pour « censure oubliée ». Il n’y a pas de fausse bonne idée. Les participants ne doivent pas critiquer les idées des autres. Q, pour « quantité ». L’objectif est bien de générer un maximum d’idées, qui seront hiérarchisées après la séance. F, pour « fantaisie ». Il faut inviter les participants à imaginer des idées en rupture, étonnantes et surprenantes. D, pour « démultiplication ». Les participants doivent rebondir au maximum sur les idées de chacun.

Le deuxième outil est davantage orienté vers la recherche de solutions en adéquation avec les attentes des usagers. La « matrice écofonctionnelle » développée par Lagerstedt en 200332 consiste à partir des fonctionnalités du produit pour travailler ensuite sur ses impacts environnementaux. Son principe est de croiser les fonctionnalités du produit étudié avec son profil environnemental. Le profil fonctionnel comprend huit axes : durée de vie du produit, durée d’utilisation, fiabilité, sécurité, ergonomie, économie, flexibilité technique et demande environnementale. Le profil environnemental comprend également huit axes : nombre de produits par an, taille (volume/poids), nombre de matériaux différents, mélange de matériaux, matériaux rares, matériaux toxiques, énergie et sources d’énergie. Les concepteurs doivent d’abord établir les deux profils du produit à évaluer puis identifier les couples « écofonctionnels » qui posent le plus de problèmes, comme le couple « mélange de matériaux/durée de vie ». En fonction de l’étape du processus de conception, les deux profils peuvent être affinés afin de cibler des couples écofonctionnels très rigoureux. L’outil prend en considération les attentes de l’utilisateur, dans le sens où les fonctionnalités du produit et ses performances y répondent. Cependant, cette matrice est très orientée sur la structure du produit et moins sur le développement de pistes de conception pour l’économie circulaire.

Le potentiel des outils hybrides

Les méthodes présentées plus haut peuvent sembler réductrices, dans la mesure où elles se focalisent soit sur l’évaluation soit sur l’amélioration environnementale. Des outils hybrides, mêlant les deux approches, ont également vu le jour. Sur quatre outils hybrides analysés (le logiciel ATEP, le diagramme Eco-Compass, la roue de Brezet et l’outil EcoASIT), un seul, le dernier, s’avère intéressant pour les besoins de l’économie circulaire.

L’outil EcoASIT a été développé par Tyl en 201233. Il est basé sur une méthode de créativité appelée « Advanced Systematic Inventive Thinking (ASIT) », qui a ensuite été adaptée à la dimension durable. La première étape concerne la formalisation du problème à résoudre, afin de définir le cadre de réflexion avec le groupe de travail et la stratégie à adopter lors de la session de créativité. Cinq critères de base sont à évaluer : les ressources naturelles consommées par le système, les déchets générés, sa participation à un dynamisme local, sa valeur d’estime (considération affective que le client attache au produit lors de son achat) et sa cohérence avec les usages. L’outil propose une phase de génération d’idées basée sur sept éléments : les ressources naturelles, la production, la distribution-vente, les déchets, la perception du système, l’utilisation-usage et l’activité locale.

EcoAsit, qui a été testé par plusieurs entreprises (la société de mobilier Alki, le centre Renault de Guyancourt et l’entreprise d’équipements et services routiers Aximum), a prouvé son efficacité pour générer des idées de services et de nouvelles stratégies, ce qui peut se révéler très intéressant dans une perspective de conception circulaire. Mais la complexité de sa mise en place et son manque de compatibilité avec les sessions de créativité propres à chaque entreprise freinent son développement.

Figure 7 : Outil d’idéation de la méthode écoASIT

Source : Tyl, 2012.

Ainsi, différents outils apparaissent, qui comportent des atouts pour lancer une démarche de conception dans le cadre de l’économie circulaire ; mais leur utilisation reste marginale par rapport à celle des outils d’écoconception classique comme l’ACV. Ils sont soit complexes à utiliser soit tout simplement trop peu répandus et inspirent donc peu confiance. Les outils d’ACV sont obligatoires pour évaluer les impacts environnementaux d’un produit spécifique et trouver des actions pertinentes à mettre en place. Mais il manque à ce jour des démarches plus souples, en phase avec les pratiques des grandes entreprises, pour stimuler les phases de créativité dès l’amont des projets de manière à répondre aux ambitions de l’économie circulaire.

Re-design, re-think : la démarche d’éco-innovation pour développer l’économie circulaire

Une définition de l’éco-innovation

Il existe des démarches ambitieuses de conception environnementale mais à ce jour peu influentes dans l’univers de la grande distribution. La démarche « Re-design », par exemple, vise à redéfinir une fonction du produit, au besoin intégralement, dès l’amont du processus de conception. En poussant les concepteurs à imaginer une nouvelle structure et de nouveaux paramètres, l’impact environnemental du produit se trouve réduit. La démarche nommée « Re-think » est quant à elle une démarche de long terme, qui se concentre sur des innovations portant sur un système complet et non plus à l’échelle d’un produit. Cela dépasse la responsabilité du concepteur et nécessite la collaboration de différentes parties prenantes de l’entreprise. Un exemple serait la mise en place d’un service de location d’objets d’occasion entre utilisateurs. Dans la recherche scientifique, ces démarches sont étudiées sous le terme d’éco-innovation. De nombreux chercheurs tentent de définir cette notion et d’étudier les expérimentations et pratiques qui s’en rapprochent. La première définition de l’éco-innovation, qui reste à ce jour la référence, a été proposée par Fussler et James en 1996 : « L’éco-innovation consiste à développer de nouveaux produits, processus ou services qui créent de la valeur pour les clients et pour l’entreprise, tout en réduisant significativement l’impact sur l’environnement. »34

Figure 8 : Modélisation des pratiques de conception environnementale et de leur degré d’innovation

Source : Wiggum, 2004.

Un cas exemplaire d’éco-innovation est celui d’un produit souvent cité : le sèche-mains à rideaux d’air « Airblade » de la marque Dyson. L’entreprise a démontré que le fait de se sécher les mains de cette manière représente un écogeste par rapport aux autres méthodes telles que le torchon, qui devra être lavé plusieurs fois à la machine, ou le sèche-mains à jet d’air chaud. La technologie employée, issue d’une innovation sur le moteur permettant d’expulser de l’air à 690 km/h, émet 67 % de CO2 de moins que les autres sèche-mains électriques. Sa capacité à sécher les mains en 10 secondes au lieu de 43 secondes en moyenne le rend beaucoup plus économe en énergie. Ce produit a aussi été conçu pour apporter un bienfait à l’utilisateur : il élimine 99,9 % des bactéries et virus présents dans l’air aspiré de la pièce où il est installé, grâce à un filtre spécifique. Pour les structures qui les utilisent, les coûts de fonctionnement sont jusqu’à 69 % inférieurs à ceux des autres sèche-mains et jusqu’à 97 % inférieurs à ceux des essuie-mains papier.

Le produit peut être acheté ou bien loué, suivant le principe d’économie de fonctionnalité, afin que Dyson en assure la maintenance et garde la maîtrise de ses produits en fin de vie. « Airblade » a permis à la marque de s’imposer sur le marché du sèche-mains et de s’identifier comme innovante et responsable.

Une démarche d’éco-efficience

La démarche d’éco-innovation est à mettre en parallèle avec la notion d’éco-efficience, définie un an plus tôt par le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) comme étant « la production de produits et services à des prix concurrentiels qui satisfont les besoins humains et procurent une qualité de vie, tout en réduisant progressivement les conséquences écologiques et le recours à de nombreuses ressources pendant le cycle de vie, à un niveau équivalent au moins à celui de la capacité estimée de la planète »35.

Cette démarche repose sur sept principes qui ont été posés par le WBCSD : réduction de la demande de matériaux pour les produits et services, réduction de l’intensité énergétique des produits et services, réduction de la dispersion des substances toxiques, amélioration de la recyclabilité des matériaux, optimisation de l’utilisation durable des ressources renouvelables, prolongation de la durabilité des produits et accroissement de l’intensité de service des produits et services. Selon la définition, chacun de ces principes doit être à l’origine de la production d’une offre compétitive à moindre impact environnemental, accessible et à forte valeur ajoutée pour les utilisateurs finaux.

L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) soutient le développement de cette démarche d’éco-innovation, qui en est encore à ses débuts. Elle a considéré la crise économique de 2008 comme une occasion pour renforcer l’économie verte des pays membres et souligné que l’innovation pouvait permettre aux pays et aux entreprises de « sortir de la récession et de prospérer dans une économie mondiale aujourd’hui fortement concurrentielle et réticulaire ». L’organisme a mis en place en 2010 une stratégie pour l’innovation visant à valoriser l’éco-innovation au travers d’un déploiement de technologies environnementales et de solutions de rupture éco-innovantes36.

Intégrer l’environnement dans le processus d’innovation de l’entreprise

La littérature scientifique traite parfois de la prise en compte de l’environnement dans le processus d’innovation des entreprises. En effet, l’éco-innovation se rapproche davantage d’un processus d’innovation que de conception traditionnelle. Une étude de Hallstedt, datant de janvier 201337, met en lumière plusieurs éléments clés qui facilitent et optimisent cette démarche, en matière d’organisation, de process (méthodes et outils) et de ressources humaines.

Un premier facteur de succès est l’engagement du top management et de la direction au travers d’un plan stratégique de développement durable, bien communiqué à l’ensemble de l’entreprise. L’engagement de la direction en faveur de l’environnement est une étape obligatoire pour que la démarche se diffuse à tous les niveaux de l’entreprise et fasse tomber les différents obstacles.

Il est également important d’introduire une perspective environnementale au plus tôt dans le processus d’innovation puis tout au long du processus de conception. Il convient également d’intégrer le plus activement possible les acheteurs et producteurs en amont du développement des produits car les innovations se font alors de façon collaborative. Il est fondamental de pouvoir identifier les différents acteurs ayant un rôle à jouer dans le processus d’innovation de produits, afin d’en mesurer tous les éventuels impacts organisationnels. Les retours d’expérience doivent être systématiques et les outils de partage des connaissances sont recommandés pour renforcer les acquisitions des nouvelles compétences.

Les aspects sociaux doivent eux aussi être intégrés au plus tôt dans le projet (notamment les conditions de travail, les questions de sous-traitance…). Ils affectent la réputation de l’entreprise, son image, ses plans d’investissement et le contrôle de la qualité sur le long terme.

En juin 2013, l’Institut pour l’innovation et la compétitivité i7 et le cabinet de conseil en stratégie et innovation durable Weave Air ont étudié des projets d’innovation durable38 au sein de trente-quatre grandes entreprises, comme Air France, Bouygues Construction, Nestlé ou encore IBM. En sont ressorties plusieurs idées clés. Premièrement, l’intégration du développement durable dans les processus d’innovation est un enjeu majeur pour l’entreprise mais peut déstabiliser fortement son organisation. Deuxièmement, l’innovation durable doit être dans un premier temps abordée au travers de démarches incrémentales pour donner forme par la suite à des résultats davantage en rupture. Troisièmement, les stratégies et la structure organisationnelle de l’entreprise doivent être repensées et adaptées pour organiser ce type d’innovations ; de nouvelles compétences et de nouveaux critères d’évaluation sont à mettre en place pour implémenter ce processus. Quatrièmement et enfin, l’innovation durable suppose une démarche itérative et les entreprises doivent reconfigurer leurs processus de conception à une plus grande échelle, et innover au-delà de leurs périmètres traditionnels pour faire émerger des « écosystèmes d’affaires ».

On relève ici que le processus d’éco-innovation, contrairement au processus d’écoconception, nécessite des changements organisationnels et un fort engagement de la direction. Voyons maintenant comment cette démarche d’éco-innovation peut être lancée dans la grande distribution.

Un exemple à succès : le cas de Nike

En 2011, le groupe Nike a mis en ligne sur son site internet son rapport de développement durable « Sustainable Business Performance »39. Le groupe communique ainsi sur sa stratégie de développement durable en tant que levier de croissance économique. Cette stratégie croise la culture d’innovation de l’entreprise avec une démarche de développement durable forte, basée notamment sur des actions environnementales. Dans les faits, le groupe a fait évoluer la façon de calculer la performance de l’entreprise en ajoutant aux critères traditionnels de qualité, coût et délai des critères portant sur l’environnement et la responsabilité humaine en production.

Le groupe s’est fixé quatre axes stratégiques pour piloter des innovations durables. Le premier est la création d’un portfolio de matériaux à moindre impact environnemental et à forte valeur ajoutée dans l’usage et la performance, pour être en phase avec les attentes des utilisateurs à la recherche de fonctionnalités. Nike élimine ainsi le risque de produire une offre durable mais qui ne saurait pas trouver de marché. Le deuxième réside dans la mise en place d’une stratégie de partenariats pour pouvoir prototyper des solutions durables. Le groupe a formé une équipe pour identifier des opportunités de collaboration, afin de promouvoir une croissance durable de l’entreprise. Ce service a d’ores et déjà facilité le partenariat avec une entreprise qui a conçu une technologie permettant de teindre des vêtements via du CO2, à la place de l’eau couramment utilisée. Le troisième axe est l’incitation à la consommation durable, et le quatrième la création de revenus qui ne soient pas basés sur des ressources finies mais plutôt sur l’échange de services.

Un résultat concret de cette stratégie d’innovation environnementale est le modèle de chaussures de course Flyknit, sorti en 2012. Après quatre années de recherche, le groupe a mis au point un nouveau procédé de fabrication qui se rapproche du tricotage. La technologie utilise un fil pour l’ensemble de la tige de la chaussure. Cela réduit considérablement le nombre de matériaux traditionnellement utilisés sur une chaussure, la quantité de pièces à produire mais aussi les modes d’assemblage : il n’y a plus besoin de colle par exemple. Le grand avantage de cette technologie tient à la diminution des déchets de production, puisque la technologie se base sur du fil de tricotage plutôt que sur de la découpe de pièces. Ce projet a également été guidé par la recherche de performances pour l’athlète (les chaussures sont plus souples et plus facilement adaptables) et par le souci d’un positionnement stratégique en éco-innovation de l’entreprise.

En 2016, le rapport « développement durable » de l’entreprise met en lumière les résultats concrets de cette stratégie d’innovation durable : la technologie Flyknit a permis depuis 2012 de réduire leurs déchets de plus de 1,5 tonne, celle qui permet de teindre le tissu sans eau a permis d’économiser plus de 20 millions de litres d’eau. Enfin, depuis 1990, le programme « Reuse-A-Shoe » vise à récupérer des chaussures de sport usées pour les transformer en un matériau servant à créer des courts, des pistes, des terrains et des aires de jeux : ce programme a permis de recycler environ 30 millions de paires de chaussures.

Pour conclure cette partie, retenons que les entreprises qui produisent en masse pour le secteur de la grande distribution ont un grand rôle à jouer pour le développement de l’économie circulaire mais qu’elles sont encore rares à avoir adopté des politiques environnementales offensives. Les démarches d’écoconception classique, qu’elles appliquent en majorité, ne sont pas adaptées et ne permettent pas de concevoir une offre de produits durables répondant aux attentes des consommateurs. Par ailleurs, les nouveaux outils issus de la recherche, et pour certains davantage orientés vers la stimulation d’idées innovantes, peuvent être complexes à mettre en place car ils n’ont pas été conçus en lien avec les processus de conception internes des entreprises.

Devant ce constat, la démarche d’éco-innovation qui se développe depuis la fin des années 1990 semble pertinente. Elle permet de relier les problématiques d’innovation chères aux entreprises à la création de valeur pour l’utilisateur final, dans une volonté de réduction drastique des impacts environnementaux. Il s’agit davantage de créer de nouveaux écosystèmes d’entreprise et d’imaginer des dispositifs de produits-services correspondants.

Nous allons maintenant voir dans quelle mesure les créateurs industriels pourraient mieux s’intégrer dans les projets de conception environnementale en entreprise et comment leurs compétences peuvent soutenir une stratégie d’économie circulaire.

  • 27 – Charter M., Chick A., « Welcome to the First Issue of the Journal of Sustainable Product Design », Editorial, The Journal of Sustainable Product Design, April 1997.
  • 28 – AgileBuyer et HEC, Les Priorités des services achats, 2013.
  • 29 – World Forum Lille, Atelier participatif « Économie circulaire et recyclage des textiles », vendredi 25 octobre 2013.
  • 30 – Le Pochat S., Intégration de l’écoconception dans les PME : proposition d’une méthode d’appropriation de savoir-faire pour la conception environnementale des produits, Thèse de doctorat, ENSAM Chambéry, 2005.
  • 31 – Jones E., Eco-innovation : tools to facilitate early-stage workshops, PhD Thesis, Department of Design, Brunel University, 2003.
  • 32 – Lagerstedt J., Functional and Environmental Factors in Early Phases of Product Development-Eco-Functional Matrix, PhD Thesis, Royal Institute of Technology-KTH, 2003.
  • 33 – Tyl B., L’Apport de la créativité dans les processus d’éco-innovation – Proposition de l’outil EcoASIT pour favoriser l’éco-idéation de systèmes durables, Thèse de doctorat, Université Bordeaux 1, 2011.
  • 34 – Fussler C., James P., Driving Eco-Innovation: A Breakthrough Discipline for Innovation and Sustainability, Pitman, London, 1996.
  • 35 – World Business Council for Sustainable Development, Eco-Efficiency Indicators: A Tool for Better Decision-Making, Technical Report, 1995.
  • 36 – OCDE, L’Éco-innovation dans l’industrie – Favoriser la croissance verte, 2010.
  • 37 – Hallstedt S., et al., « Key elements for implementing a strategic sustainability perspective in the product innovation process ». Journal of Cleaner Production, 51, 277-288, 2013.
  • 38 – Weave Air, Institut pour l’innovation et la compétitivité I7, ESCP Europe et al., Innovation + Développement durable = Nouveaux Business Models, 2013.
  • 39 – Nike, Sustainable Business Performance Report, 2011.
Chapitre 4

Le rôle du créateur industriel

« Le design est devenu l’outil le plus puissant avec lequel l’homme forme ses outils et son environnement » a affirmé Victor Papanek, un des premiers penseurs de la conception environnementale. Dès lors, comment le designer, au travers de ses compétences spécifiques, peut-il soutenir le développement de l’économie circulaire ?

À l’échelle du produit : le design industriel

Une démarche esthétique et fonctionnelle

Nous avons vu que l’écoconception était, dans la grande distribution, souvent contrariée par une approche centrée sur l’utilisation de matériaux recyclés ou à moindre impact, qui sont plus chers que les matériaux traditionnels. Pourtant, certains d’entre eux ont des spécificités esthétiques ou des performances particulières qui leur donnent une valeur d’usage supplémentaire.

De nombreux designers se sont emparés de cette question dans l’objectif de prouver que ces matériaux peuvent apporter de nombreux bénéfices. Le cas du matériau Tyvek de Dupont est intéressant. Ce dernier combine des bénéfices environnementaux (il est 100 % recyclable et inerte pour l’environnement) avec un aspect proche du papier qui lui confère des propriétés esthétiques (froissable, grain) et fonctionnelles (grande légèreté). Le studio Unbelievable Testing Laboratory, dirigé par le designer Token Hu, s’est emparé de ce matériau pour créer une gamme de chaussures40. La tige fabriquée en Tyvek® est combinée à une semelle légère et ayant une grande durée de vie, pour tirer un meilleur parti des caractéristiques du Tyvek. Chaque chaussure pèse aux alentours de 150 grammes. Ici, la démarche environnementale permet de créer un modèle esthétique différenciant avec des performances de légèreté uniques. Ce type d’approche pourrait être valorisé dans la grande distribution ; cela lèverait quelques freins aux démarches d’écoconception.

Dans l’univers de la mode, le designer et styliste Bruno Pieters a lancé le site internet « honest by. »41 qui garantit la traçabilité du moindre composant des vêtements mis en ligne, y compris les coordonnées du fabricant, des assembleurs et des transporteurs, le coût de production, la marge de chacun des intermédiaires et enfin l’état des stocks. Les créations sont signalées selon différents éléments : « bio », « végétalien », « respecte la peau », « recyclé », « européen », sachant qu’une création peut afficher plusieurs de ces labels. Ici, la démarche responsable et environnementale est directement associée à une valorisation esthétique, au travers d’une sélection de matériaux de qualité et de coupes très travaillées.

Nous pouvons également citer l’amplificateur de son transportable en carton « Amplilib », développé par Béatrice Juillard et Christophe Grivalliers de la start-up Lucy, qui a été médaillé d’or du concours Lépine International 2017 et labellisé à l’Observeur du design 2018. Le produit amplifie les vibrations sonores du haut-parleur du téléphone, grâce à sa forme qui fait écho au phonographe. Le produit est entièrement recyclable et biodégradable (colle et encre à l’eau) et ne demande ni électricité, ni câbles, ni Bluetooth. Il pèse tout juste 41 grammes, et sa valeur d’usage est accrue car cet amplificateur est pliable et transportable partout. Le produit est fabriqué en France et en Allemagne.

Figure 9 : Amplilib Béatrice Juillard et Christophe Grivalliers, 2018.

Donner une seconde vie : le cœur du design environnemental

De nombreux créateurs industriels cherchent à donner une seconde vie à nos déchets. Certains se sont spécialisés dans l’upcycling, qui consiste à valoriser les déchets en des matériaux ou des produits de qualité et d’utilité supérieures. En France, le studio Wiithaa organise des formations, des ateliers et sollicite son réseau de designers et d’ingénieurs pour valoriser les déchets de diverses organisations. Les designers présentent leurs réalisations dans la boutique du studio. C’est également le cas du studio de design Re-Do Studio, qui a créé une gamme de petits électroménagers conçus à partir de la récupération de divers composants électroniques mis au rebut. Ces déchets, qui étaient réparables ou fonctionnaient encore, ont été associés à des matériaux naturels et recyclables comme le verre ou le liège. Ces composants sont donc réintégrés dans le circuit de la consommation. Une multitude de projets naissent chaque année de la démarche d’upcycling.

Cette question de la « deuxième vie » se pose aussi à l’échelle industrielle. Chaque entreprise doit réfléchir non seulement à la façon de réduire ses déchets de production mais aussi à la manière de les valoriser en matière première. Par exemple, l’usine verticale Mozinor à Montreuil regroupe 50 entreprises qui génèrent chaque année plus de 3 000 tonnes de déchets. Elle vient d’accueillir l’EcodesignLab. Ce laboratoire de fabrication, initié par le président de l’Association des professionnels de l’écodesign et de l’écoconception, entend récupérer ce volume de déchets et le transformer en matières premières pour ses utilisateurs, qu’ils soient particuliers ou professionnels. Les adhérents peuvent donc fabriquer leurs propres objets à partir de cette ressource.

Dans le B2C, les entreprises emploient des solutions similaires pour valoriser leur image de marque. Ainsi, dans l’univers du luxe, le laboratoire créatif « Petit h » d’Hermès valorise des rebuts de production en matières et composants précieux et en tire de nouveaux objets, avec la collaboration d’artistes, d’artisans et de designers qui ont carte blanche. La démarche est ici artistique. Dans une approche plus fonctionnelle, la marque Domyos du groupe Decathlon utilise des chutes de textile de différentes marques pour le rembourrage des sacs de frappe.

Le défi de la conception pour la durabilité

L’une des principales ambitions de l’économie circulaire est d’augmenter la durée de vie et le nombre de fois où un produit pourra être réemployé pour un même usage. Là aussi, les créateurs industriels se sont penchés sur la question. Thierry Kazazian est un des premiers designers français à avoir œuvré pour le design responsable. Dans son ouvrage Il y aura l’âge des choses légères. Design et développement durable. (2003), il propose plusieurs stratégies de conception de produits dans une perspective de durabilité. Il réfléchit notamment à la production d’objets pouvant être repris par les entreprises, pour être remanufacturés au travers d’une maintenance préventive : « Dès la conception, l’intervention la plus simple et la plus rapide possible pour accueillir dans un avenir défini des composants plus performants doit être prévue. »42

Sa réflexion sur la durabilité des produits fait écho au programme de recherche « Products that last », mené par la faculté de design industriel de l’université de technologie de Delft, en Hollande43. Ce programme tente de définir comment le designer peut créer des produits dans une logique d’économie circulaire. Six stratégies ont été répertoriées dans cet objectif.

La première est la création d’un sentiment d’attachement de l’usager envers un produit en particulier. En effet, en travaillant sur les valeurs sémantiques et symboliques d’un produit, avec un souci du détail et de production de qualité, on peut amener l’utilisateur à établir un lien avec son objet qui résistera à l’épreuve du temps (à la condition évidente que le produit en question n’ait pas été conçu dans une logique d’obsolescence programmée). Dans une équipe de conception multidisciplinaire, le créateur industriel est le garant de cet aspect.

La deuxième stratégie est le développement de produits pouvant s’user sans perdre leur désirabilité ni leur fonction principale. Sur ce point, nous pouvons citer les projets de créateurs qui tentent de valoriser le phénomène d’imperfection et d’usure dans leurs produits. Le designer Odo Fioravanti a par exemple conçu en 2009 pour l’institut Italian Copper une dalle de cuivre qui, en s’oxydant avec le temps, fait apparaître des motifs sur des zones qui avaient été protégées par un film transparent. L’usure devient un atout.

Une troisième stratégie est la création de produits avec des composants ou des interfaces pouvant être utilisés sur d’autres produits. Une quatrième porte sur la création de produits qui permettent de faciliter leur maintenance. Une cinquième piste est la conception de produits pouvant être upgradés et adaptés en vue d’une future modification. La sixième stratégie, enfin, réside dans la conception de produits pouvant se désassembler et se réassembler facilement.

La plupart des idées novatrices de jeunes designers restent à l’état de concepts, parce qu’elles n’ont pas été codéveloppées avec des entreprises ou parce que leur rentabilité pour l’entreprise n’est pas assurée. Il est intéressant de voir à quel point un concept innovant et ambitieux est complexe à développer et à réaliser, notamment lorsqu’il s’inscrit dans le domaine de la durabilité. Le concept « Phonebloks », créé en 2013 par le designer Dave Hakkens, illustre cette problématique. L’idée était de créer un smartphone modulable pour lutter contre l’obsolescence programmée. Il est démontable, afin que l’utilisateur accède facilement au composant qui ne fonctionne plus ou qui ne correspond plus à ses besoins, pour le remplacer au lieu de jeter l’ensemble de l’appareil. Tous ces composants se connectent sur une carte mère et un processeur, à l’aide de connecteurs spécifiques. Le « Phonebloks » a été porté par une start-up avec qui Motorola, filiale de Google, a souhaité collaborer, puisque cette entreprise menait en interne un projet similaire depuis 2011. Le projet a toutefois été abandonné en 2017, notamment parce que le marché de ce produit était incertain. Ce cas montre à quel point les motivations à la consommation durable et les attentes des usagers doivent être diagnostiquées finement. Comme en témoigne un des acteurs du projet : « Les consommateurs se fichent de la modularité. Et encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr que ce soit quelque chose que les consommateurs désirent. »44

Il est donc nécessaire, pour voir produire à échelle industrielle des concepts de ce type, de s’assurer de la viabilité économique et du besoin des utilisateurs.

À une échelle plus systémique, le design thinking et la recherche de modes de vie durables

Les démarches centrées sur l’humain

La compétence centrale d’un créateur industriel réside dans sa capacité à travailler sur l’humain et les attentes des usagers, tout en considérant les réalités techniques et économiques. Élisabeth Laville, experte européenne en responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, affirme à propos du design : « Philanthropique, matérialiste, le design est né avec le xxe siècle dont il a les vertus et les vices ; mais de toutes les idéologies du siècle, le design est sans doute l’une des plus positives, et il n’est pas étonnant qu’il se retrouve au cœur de la réflexion sur le développement durable, qui nous invite à repenser tout à la fois nos modes de production et de consommation. »45

Le designer Thierry Kazazian porte une réflexion sur les objets de notre quotidien, qui façonnent nos modes de vie et pèsent sur notre environnement. Il tente de démontrer comment ils pourraient nous guider vers des systèmes plus soutenables s’ils devenaient de vrais services. Mobilité, alimentation, eau, énergie, habitat et plusieurs autres domaines sont questionnés au travers de nouveaux scénarios de consommation, plus légers. Son livre-manifeste, Il y aura l’âge des choses légères (2003), a favorisé le passage de la conception d’un produit à la conception de services durables.

L’entreprise de design et d’innovation IDEO a ainsi développé la méthode « Human-Centered Design » (HCD)46, qui structure un ensemble de pratiques et d’outils de conception fondés sur l’observation des besoins, des rêves et des comportements des individus et qui sont utilisés par la communauté de designers. La première étape de la méthode, nommée « HEAR », est une phase de recherche sur le terrain, d’écoute, d’observation et de recueil des histoires des individus et de leurs aspirations. La deuxième phase, « CREATE » est une étape de créativité à plusieurs, afin de traduire les observations en questions de recherches, opportunités, solutions et prototypes. Enfin la dernière phase, « DELIVER », permet de renforcer les solutions avant leur lancement au travers de leur évaluation, de la modélisation des coûts nécessaires à leur mise en œuvre et de leur planification. Cette méthode est à privilégier dans des projets d’économie circulaire parce qu’ils dépendent très fortement de la compréhension des comportements de consommation des utilisateurs et de leurs attentes.

Le programme de recherche « Design post-consommation », lancé par l’ADEME et initié par le designer chercheur Gaël Guilloux, se positionne sur cette approche. Son objectif est de mieux intégrer l’usager dans le cycle du déchet, en le considérant comme un acteur à part entière, afin d’atteindre une plus grande efficacité de l’ensemble des flux des déchets, de la collecte au recyclage. Les gisements de déchets sont en effet en progression et les surcoûts sont finalement supportés par les citoyens. Le programme veut définir avec les usagers les actions aidant à réduire les résidus à la source, à mieux les valoriser et à améliorer leurs différents flux. Le programme « Déchets et société » de l’ADEME, qui vise à développer l’expertise en sciences humaines et sociales sur les questions relatives à la réduction des déchets, a en effet montré le besoin d’amener plus de plaisir dans l’interface entre le déchet et l’utilisateur. Il ne s’agit pas seulement de simplifier le système, mais aussi de le rendre plus désirable et ludique.

La démarche de « Design Thinking » semble très pertinente dans un projet d’économie circulaire où des acteurs de différents secteurs sont amenés à collaborer. C’est une manière multidisciplinaire d’appliquer les outils de conception et la démarche centrée sur l’humain des créateurs industriels (ethnographie, idéation en coconception…), afin de résoudre une problématique d’innovation. Développée depuis les années 1950, cette approche est en pleine expansion dans la mesure où la conscience environnementale des individus passe de plus en plus par leur expérience vécue. La fonction de design s’applique alors non plus uniquement à la relation entre un objet et un usager mais à l’expérience globale d’un utilisateur avec un système. Cette logique est adaptée aux projets d’économie circulaire, qui doivent se développer en phase avec les attentes sociales.

Les méthodes adaptées à l’économie circulaire

Dans son ouvrage précédemment cité Design for the Real World. Human Ecology and Social Change (1971), Victor Papanek désapprouve les produits industriels, qu’il perçoit comme mal adaptés, futiles et inutiles. Pour lui, l’aspect le plus important du design tient avant tout dans la relation des systèmes conçus avec les individus qui l’expérimentent. Dans le chapitre consacré au rôle du designer face aux problèmes environnementaux, il considère notamment que ce dernier doit s’atteler à concevoir autrement, en s’attaquant aux « vrais » problèmes. Son ambition est de mieux répondre aux besoins des usagers tout en réduisant les impacts environnementaux, comme créer des systèmes de transport moins polluants et plus adaptés aux formes de mobilité des individus ou encore repenser les liens entre l’habitat et les modes de vie qu’il influence. Cette approche de la création industrielle n’est pas récente. Déjà en 1947, le designer László Moholy-Nagy affirmait : « Il faut faire en sorte désormais que la notion de design et la profession de designer ne soient plus associées à une spécialité, mais à un certain esprit d’ingéniosité et d’inventivité, globalement valable, permettant de considérer des projets non plus isolément mais en relation avec les besoins de l’individu et de la communauté. »47

Dans cette approche, le designer italien Ezio Manzini, qui dirige l’unité de recherche de Design et Innovation pour le développement durable du Politecnico di Milano, a mis en place la méthode de « Design-Orienting Scenarios » (DOS)48. Sa méthode est structurée en trois étapes. La première est celle de la « vision », elle permet de répondre à la question : « À quoi le monde ressemblera si… ? ». Il s’agit de définir un contexte de vie selon l’apparition de certains comportements et de nouveaux modes de vie soutenables.

La deuxième étape, « Proposition », est une phase clé pour transformer cette vision futuriste en un véritable scénario, en répondant à la question : « Qu’est-ce qui doit être fait pour mettre en œuvre cette vision ? » Des premiers ensembles de produits et services sont alors imaginés en cohérence avec la vision, tout en restant faisables à court ou à moyen terme.

Enfin, la dernière étape « Motivation » permet de légitimer le scénario de produits-services imaginé en répondant à la question « Pourquoi ce scénario est-il pertinent ? ». Cette étape est davantage technique : les conséquences de chaque élément des scénarios imaginés doivent être précisées et évaluées selon leurs divers bénéfices.

Les scénarios doivent suivre plusieurs principes comme celui de mettre en scène une pluralité de solutions alternatives, chacune étant évaluée sur ses apports économiques, sociaux et environnementaux. Les solutions ne sont pas des utopies, elles reposent sur des technologies ou des opportunités socio-économiques existantes. Elles doivent fonctionner à micro-échelle au travers d’un espace physique et socioculturel tangible où se déroulent ces différentes actions. Enfin, les scénarios doivent être présentés sous forme visuelle, afin d’offrir des suggestions synthétiques et concrètes sur la façon dont ils pourraient se dérouler.

Or, le créateur industriel a une capacité à se projeter de façon créative, tout en ayant effectué en amont une analyse sensible et centrée sur l’humain. Ses compétences en génération de nouvelles idées sont également utiles à la stimulation des idées d’un groupe, à travers l’animation de séances de brainstorming et de création de scénarios. Son savoir-faire en communication des idées, dans un souci de séduction et de lisibilité, est également très précieux.

La méthode DOS est directement appliquée dans les projets du programme « Sustainable Everyday Project » qu’Ezio Manzini a participé à créer. Il s’agit d’une plateforme ouverte sur le web pour stimuler des échanges afin de construire un futur plus soutenable. Son objectif est de promouvoir l’innovation sociale comme voie de solution, c’est-à-dire de développer des stratégies, des concepts et des organisations par voie associative, répondant à des besoins sociaux forts et présentant des innovations environnementales. Ezio Manzini promeut dans son travail la pratique du design de nouveaux services pour mettre en œuvre le développement durable. Deux exemples peuvent illustrer concrètement cette démarche : la création d’une boîte à outils à destination des collectivités territoriales pour imaginer les spécifications de leurs agendas de demain ou encore un processus d’auto-reportage pour permettre à chaque lycée de capturer en un reportage vidéo les biens communs existants et en chantier. Ce dernier projet permet aux parties prenantes d’imaginer le cahier des charges du lycée de demain, dans le cadre du programme de la transformation écologique et sociale de la région Nord-Pas-de-Calais.

En 2017, l’entreprise IDEO, convaincue de l’importance de voir aboutir des projets durables ambitieux, a adapté sa méthode de design pour permettre des projets de conception orientés vers l’économie circulaire. L’équipe a pour cela édité un guide synthétisant un ensemble d’outils qui favorisent l’émergence de nouvelles idées dans ce domaine49.

Après le développement des idées vient la formalisation des maquettes : des « proofs of concept » (POC) soutenables et répondant aux attentes de la société. C’est une étape fondamentale car elle éclaire les scénarios possibles et elle peut contribuer à convaincre les sceptiques de l’intérêt d’une stratégie de conception pour l’économie circulaire.

Le design prospectif

Éclairer les perspectives de l’économie circulaire

Nous pouvons percevoir le créateur industriel comme un acteur en charge d’éclairer des chemins préférables à d’autres, grâce à sa capacité à se projeter, à synthétiser et à communiquer. En plus de les éclairer, il tente aussi de définir ces chemins de façon concrète, afin de donner le pas et de s’assurer que chacun puisse les comprendre. Différents projets de POC conçus par des designers autour de concepts d’écosystèmes de produits et services durables n’ont pas comme premier objectif d’être industrialisés, mais bien d’ouvrir des débats et réflexions sur des avenirs possibles. Ils sont à rapprocher des « concept cars » du domaine automobile, qui ont vocation à sonder les utilisateurs sur des nouveaux usages et des nouvelles formes, en plus d’être des outils de communication. Ces POC sont réalisés dans une démarche prospective et préfigurent des gammes de produits et services industrialisables, parfois des décennies plus tard.

L’activité de recherche prospective « Faltazi Lab » des designers Laurent Lebot et Victor Massip représente bien ce type de projet, dans une perspective d’économie circulaire. Ils souhaitent par leurs projections imaginer l’intégration de projets écologiques dans le parc d’habitats existant afin de le réhabiliter pour des modes de vie plus durables, sans pour autant devoir le renouveler entièrement. Il s’agit pour eux de recréer une symbiose industrielle dans la maison, où tout fonctionnerait en cycle fermé, avec des déchets devenant des ressources, les énergies éolienne et solaire valorisées, ou encore avec chaque goutte d’eau tombant du toit mise à profit de l’habitat. Leur concept de cuisine « Ekokook » issu de cette recherche et développé dans le cadre de l’aide au projet « carte blanche » (2010) de la plateforme Valorisation de l’innovation dans l’ameublement (VIA) intègre les fonctionnalités de trois micro-usines traitant les déchets solides, liquides et organiques50.

Figure 10a : Ekokook Faltazi, Victor Massip & Laurent Lebot, ekokook.com, 2010.

Figure 10b : Ekokook Faltazi, Victor Massip & Laurent Lebot, ekokook.com, 2010.

Autre exemple, le centre de design de Philips situé à Eindhoven a développé le projet « Microbial Home » en 2011. L’idée était de reconsidérer l’habitat comme élément d’un processus biologique. La maison a été vue comme une machine biologique à filtrer, traiter et recycler. Les designers ont donc repensé l’habitat comme un écosystème cyclique, où chaque rejet devient une ressource pour un autre élément de ce même système.

Plusieurs concepts ont été développés pour cette maison : un cellier conçu pour conserver l’alimentation vivante, un luminaire non électrique à base de bactéries bioluminescentes ou encore un système de wc à digesteur à méthane. La cuisine à îlot biodigesteur a été pensée comme le point central du système microbien de la maison. Elle se compose d’un digesteur de méthane qui transforme les déchets solides sanitaires et les résidus de l’alimentation vivante en méthane, ce dernier étant utilisé pour alimenter une série de fonctions de la maison. L’entreprise précise bien que ces « far future design concepts » ne sont pas conçus pour la production et la vente de produits Philips mais pour stimuler les discussions autour de plusieurs problématiques et tester des futurs possibles, sans intention de les prescrire.

Nous pouvons également citer le concept plus récent « Impro » : une imprimante verticale, durable et réparable imaginée en 2017 par le jeune designer Paul Morin, qui a reçu l’étoile du jeune talent du concours de l’Observeur du design 2018. Cette imprimante associe un perfectionnement dans l’usage professionnel des architectes, artisans et bureaux d’études (impression de grands formats, annotation des documents imprimés contre le mur…) à une conception durable (cartouches d’encre en réservoirs transparents rechargeables, composants identifiables non capotés, boîtier facilement démontable). Pour le secteur des imprimantes domestiques, Paul Morin a également conçu une application permettant de réutiliser le parc d’imprimantes existant entre voisins.

Ce rôle prospectif de la conception est utile dans le cas de l’économie circulaire, cette dernière étant ambitieuse et en rupture avec nos usages actuels si chacun de ses principes doit être appliqué. Ces POC en particulier ouvrent des réflexions, un langage et un cadre communs aux parties prenantes de l’économie circulaire, tout en apportant une projection créative sur les opportunités de la logique circulaire. Le créateur industriel est alors un agitateur d’idées et un facilitateur.

Du POC au prototype

Les POC ont le mérite de lancer des débats et de dessiner des futurs possibles mais il reste primordial de démontrer qu’il est possible de développer dès aujourd’hui des solutions à court ou à moyen terme. La capacité du designer à se projeter de façon créative dans l’avenir va de pair avec celle de pouvoir revenir au présent et de synthétiser l’exercice prospectif en pistes et en solutions faisables, viables et désirables à court terme.

Les designers sont aussi des entrepreneurs résolus à faire exister leurs idées, comme Guilhem Chéron, créateur de « La Ruche qui dit Oui ! ». Il s’agit d’une plateforme internet de circuit court, reliant directement les producteurs locaux aux consommateurs, en pleine expansion. Après avoir réfléchi au concept de cette plateforme au sein de l’incubateur de l’école Advancia, Guilhem Chéron a créé la société Equanum SAS (également nommée Ruche-Mama) avec deux associés, Marc-David Choukroun et Mounir Mahjoubi. Plusieurs soutiens financiers ont ensuite permis le développement du projet. Grâce à ces premiers fonds, l’équipe a pu développer la première version de la plateforme, inaugurée par la Ruche du Fauga (31) le 21 septembre 2011.

Nous pouvons également citer le concept « L’increvable » : une machine à laver le linge entièrement réparable, conçue par les designers Julien Phedyaeff et Christopher Santerre et ayant reçu une étoile au concours de l’Observeur du design de 2015. Cette machine a été pensée dès sa conception pour être facilement réparable, y compris par des non-professionnels, améliorable et même personnalisable pour résister aux épreuves du temps et aux effets de mode. Au départ simple concept pour un projet de diplôme de l’ENSCI, le projet a mené à la création d’une SAS et a bénéficié depuis d’une bourse (Bpifrance), de conseils (notamment via l’incubateur Antropia de l’ESSEC) et de mécénat de compétences (accélérateur 3DExperience Lab de Dassault Systèmes). Il a également été plébiscité lors de nombreux concours. Les designers ne s’arrêtent pas là, et cherchent aujourd’hui à faire financer un an de recherche et développement afin de valider certains choix techniques de conception, à agrandir leur équipe ainsi qu’à verrouiller un partenariat avec un industriel du secteur de l’électroménager.

Les designers sont donc armés de convictions, de méthodes et d’outils pour imaginer, développer et faire aboutir des projets s’inscrivant dans les ambitions de l’économie circulaire.

Figure 11 : Machine à laver « L’increvable » Julien Phedyaeff et Christopher Santerre, 2018.

Photo©Mario Simon Lafleur.

  • 40 – https://theutlab.com/
  • 41 – http://www.honestby.com/
  • 42 – Kazazian T. (Direction), Il y aura l’âge des choses légères. Design et développement durable, CFPJ Victoires Eds, Paris, 2003, p. 43.
  • 43 – Bakker C., et al., Products that last: Product design for circular business models, TU Delft :Library/Marcel den Hollander IDRC, 2014.
  • 44 – VentureBeat, « The dream of Ara: Inside the rise and fall of the world’s most revolutionary phone », January 10, 2017.
  • 45 – Laville E., L’Entreprise verte, Pearson Village Mondial, 2002.
  • 46 – IDEO, The Human-Centered Design Toolkit, 2009.
  • 47 – László Moholy-Nagy, Nouvelle Méthode d’approche. Le design pour la vie, Theobald, Chicago, 1947.
  • 48 – Manzini E., « Scenarios of sustainable wellbeing », Design philosophy papers, n° 1, pp. 5-21, 2003.
  • 49 – https://www.circulardesignguide.com/methods
  • 50 – Carte blanche VIA 2010, FALTAZI, Victor Massip/Laurent Lebot, projet Ekokook, 2010.

 

Conclusion

Pierre Dac et Francis Blanche, humoristes et comédiens français, ont justement relevé que « face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement ». S’engager dans une démarche de conception environnementale offensive est non seulement profitable pour les entreprises mais également nécessaire dans le contexte actuel : forte demande d’une consommation durable pour favoriser le bien-être et les conditions de recréation de lien social, reconnaissance de l’économie circulaire comme un modèle à privilégier pour lutter contre le réchauffement climatique lors de la COP 22, feuille de route pour l’économie circulaire livrée en mars 2018…

En plus des impératifs environnementaux, le modèle de l’économie circulaire répond à des impératifs économiques (comme la réalisation d’économies sur les matières premières et la création d’emplois) et sociétaux (accompagnement à la transformation de nos modes de vie en se basant sur des logiques collaboratives et une économie d’usage plutôt que de propriété). L’économie circulaire offre ainsi des opportunités de développer de nouveaux produits et services. Mais il subsiste aujourd’hui un écart entre les méthodes de conception environnementale classique, telles qu’elles sont intégrées dans les groupes industriels, et les objectifs de ce nouveau modèle. Il est nécessaire d’accélérer la mise en place de nouveaux processus et méthodologies tout comme l’émergence de nouveaux métiers.

Nous avons vu que les designers n’étaient pas systématiquement intégrés aux projets de conception environnementale des industries de grande consommation. Ils sont traditionnellement appelés à intervenir sur des projets de conception classique ou innovante. Les problématiques de durabilité sont davantage confiées à des équipes d’ingénieurs intégrant une spécialité en environnement. Pourtant, les compétences et les méthodes du créateur industriel peuvent soutenir et dynamiser la construction de projets d’économie circulaire ; et ces derniers peuvent être à la fois bénéfiques aux usagers et viables pour les entreprises lorsque la créativité est mise au service de la conception de systèmes durables. Nous recommandons donc vivement d’intégrer les compétences de designers au sein des bureaux d’études traitant de projets durables, afin que ces deniers soient très tôt conduits par des méthodologies créatives et centrées sur l’humain.

Le designer remplit plusieurs rôles. Il est tout à la fois créateur (imaginer des futurs tangibles et concrets), facilitateur (faire le lien entre plusieurs domaines de compétences), et éclaireur (projeter et faire advenir une vision prospective). Les démarches de design sont complémentaires des approches traditionnelles et nécessaires pour définir des expériences uniques et sensibles entre l’usager et l’univers du déchet, encore généralement perçu de façon négative dans notre culture. Le designer Manzini porte une réflexion originale à ce sujet. Pour lui, il existe une esthétique du recyclage que le designer doit participer à façonner, non pas seulement à l’échelle du produit mais aussi « dans la manière dont le bouchon d’une bouteille est enlevé et mis dans un récipient adéquat, dans la manière dont ce récipient est soulevé jusqu’au camion de ramassage et le bruit qu’il fait quand il se vide, dans la manière dont un parc à conteneurs local engage le dialogue avec son environnement. Bref, l’esthétique du recyclage est celle de ses liens complexes entre la vie des êtres humains et la vie de leurs produits »51.

Cette conclusion interpelle en particulier les acteurs des ressources humaines des pôles conception et environnement dans le secteur des biens de grande consommation, ainsi que les directions RSE des différentes industries françaises. L’un des rôles du créateur industriel est d’accompagner les différentes mutations de l’industrie en se préoccupant d’abord de l’usager. Il doit à ce titre intégrer ces pôles et ces directions, afin de contribuer au développement d’une économie circulaire en France et en Europe qui soit en phase avec les besoins des usagers.

  • 51 – Manzini E., « The aesthetics of recycling is not in the product », in Drabbe N. (organization), Catalogue européen de l’exposition Re(f)use (créée par Arango Design Foundation à Miami en 1996), Cultural Connections, Netherlands.

 

Table des sigles

ACV : Analyse du cycle de vie (méthode)

ADEME : Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie

AFNOR : Association française de normalisation

ASIT : Advanced Systematic Inventive Thinking (méthode)

CESE : Conseil économique, social et environnemental

CCI : Chambre de commerce et d’industrie

COV : Composés organiques volatils

DEEE : Déchets d’équipements électriques et électroniques

DFX : Design for X

DOS : Design-Orienting Scenarios (méthode)

EuP : Energy-using Products (directive)

ESQCV : Évaluation simplifiée et qualitative du cycle de vie (méthode)

HCD : Human-Centered Design (méthode)

OCDE : Organisation de coopération et de développement économique

PIP : Politique intégrée de produits

POC : Proof of Concept

QCD : Qualité-coût-délai

REACH : Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals (réglement)

RoHS : Restriction of certain Hazardous Substances (directive)

WBCSD : World Business Council for Sustainable Development

3 R : Réemploi, réparation, réutilisation

 

Bibliographie

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Stéphanie Souan, Le créateur industriel au service de l’économie circulaire, Paris, Presses des Mines, Les Docs de La Fabrique, 2018.
ISBN : 978-2-35671-530-2

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